Claire Mathieu : « Une jungle où les chercheurs se perdent parfois »

L’académicienne commente les évolutions du monde de la recherche et propose quelques solutions “maison” pour le restaurer.

— Le 21 juin 2023

Le rapport Gillet pour rénover et simplifier la recherche a été rendu, l’Académie a fait ses propositions… La première interrogation est la suivante : est-ce qu’une augmentation des moyens n’est pas le préalable de tout ?

On a besoin de moyens, clairement. Mais nous sommes dans une impasse car les caisses de l’État sont apparemment tout près d’être vides. On aura beau répéter que nous avons besoin de moyens, les choses n’avanceront pas. Que faut-il faire ? Parfois, s’endetter a du bon : par exemple, pour la recherche contre le réchauffement climatique. Nous devons ensuite opérer avec les moyens supplémentaires à disposition. L’argent est dans l’innovation aujourd’hui, notamment dans France 2030. Mais les chercheurs, au sens collectif du terme, sont les plus à même de savoir quels sont les domaines dont l’exploration est prometteuse, d’où notre recommandation d’écouter davantage les conseils scientifiques quand ils existent. Les dirigeants, si doués soient-ils, sont seuls : ils doivent être éclairés, conseillés. 

« Les jeunes recrutés doivent se sentir bienvenus : le premier contact est capital pour la suite »

Si vous n’aviez qu’une mesure à mettre en place, laquelle serait-ce ?

Parmi nos recommandations prioritaires, il y a l’augmentation du soutien de base aux laboratoires : le balancier est allé trop loin du côté des appels à projets. J’ai connu un temps où les appels à projets n’existaient pas. une dose d’appel à projet est légitime mais les sources sont nombreuses (ANR, ERC, régions, industrie)… ce paysage est extrêmement fragmenté et chaque appel a ses conditions particulières. C’est une jungle où les chercheurs se perdent parfois. Je retiens dans la lettre de mission donnée à Philippe Gillet la nécessité d’une recherche au niveau local. Pour ce faire, cette stratégie doit pouvoir être déployée dans les laboratoires grâce aux dotations de base. Il faut également financer les nouveaux recrutés [le rapport Gillet prévoit d’attribuer une enveloppe de 10 à 100 000 euros par an, pour trois ans, à tous les jeunes chercheurs et enseignants-chercheurs recrutés, NDLR]. Les jeunes chercheurs ont un projet de recherche, qu’il faut pouvoir accompagner financièrement dans les premières années. Dans le cas inverse, nous sommes dans une situation absurde : pourquoi dépenser des ressources pour recruter une personne sans lui donner les moyens d’exercer sa recherche ? Si nous ne devions adopter qu’une mesure, ce serait celle-ci. 

Comment attribuer ces dotations ?

Le financement varierait en fonction des domaines, certains n’ont besoin que de livres, de déplacement et de la collaboration avec un doctorant, ce qui serait insuffisant dans d’autres domaines. Les jeunes recrutés doivent se sentir bienvenus : un financement et une décharge d’enseignement à leur arrivée serait un bon moyen de le faire. Le premier contact est capital pour la suite, un peu comme dans un couple ! 

« En quantité modérée, enseigner n’est pas une charge mais un plaisir »

S’attaquer à la simplification du système est-elle possible ?

Philippe Gillet a également passé beaucoup de temps à réfléchir à la simplification administrative : nous partageons le constat.  La nécessité de simplifier le système est évidente pour tout le monde mais toutes les décisions de simplification prises dans le passé ont finalement abouti à rendre le système plus complexe. Nous avons une crainte : qu’il en aille de même cette fois-ci. Tout en sachant que les changements amèneront un coût administratif, une complexité supplémentaire, durant le temps de la transition. Elle est néanmoins indispensable. La règle, quand elle empêche le travail de recherche  — à moins qu’elle ne repose sur le droit, auquel cas il faut s’y plier — doit être changée. Si l’on revient aux appels à projets, notre idéal de fonctionnement est le suivant : que les chercheurs rédigent le projet scientifique et que les administratifs prennent le relais pour le reste, formulaires et tableaux Excel. C’était mon expérience aux États-Unis, lorsque je demandais des financements à la NSF. Nos recommandations sont là : il faut évidemment des ressources pour continuer. Au-delà de cette question, nous devons repenser les rapports entre l’échelon national et les échelons locaux, les universités. C’est très spécifique à la France, qui semble-t-il est un pays de bureaucrates, et cela s’est détérioré ces quinze dernières années. 

Il n’en reste pas moins que les enseignants chercheurs sont aujourd’hui plus enseignants que chercheurs…

Côté enseignement, le nombre d’étudiants allant en augmentation, la charge est d’autant plus lourde sur nos collègues enseignants chercheurs, le nombre de titulaires diminue, les personnels temporaires augmentent… ils sont donc plus sollicités par l’enseignement et les tâches annexes que par la recherche. Ils sont la partie submergée de l’iceberg avec les personnels administratifs, les ingénieurs de recherche… ce sont eux les premières victimes de la complexité. 192 heures d’équivalents TD, compte tenu de la complexité du système, c’est trop pour faire de la recherche de manière sereine. La moitié des chercheurs CNRS donnent des cours par envie : en quantité modérée, enseigner n’est pas une charge mais un plaisir. La recherche va de pair avec la transmission du savoir, qu’on fasse des conférences ou de l’enseignement en licence. Cette tension entre enseignement et recherche doit être saine pour qu’exercer les deux reste un plaisir.

« Trois mois sans enseignement pendant l’été permettrait aux enseignants chercheurs de “refaire surface” »

Vous avez personnellement proposé sur Twitter que les enseignants chercheurs aient trois mois de disponibilité chaque été, sans examen, ni jury d’enseignement ni réunion d’enseignement, pourquoi ?

C’était ainsi autrefois en France, tout comme aux États-Unis quand j’y exerçais. Ces trois mois pourraient être décidées au sein des universités qui le souhaitent, il n’y a pas d’impossibilité structurelle, c’est une question de volonté. Mon intuition est que cela donnerait une chance supplémentaire aux enseignants chercheurs de se plonger dans la recherche sans contraintes, d’aller à des workshops — en évitant l’avion bien sûr —, bref de “refaire surface” et de redémarrer leur travaux de recherche. Cette idée pourrait être mise en place sans moyens supplémentaires afin de donner du temps aux enseignants chercheurs. Je dois maintenant soumettre plus largement cette proposition… même si parler à Twitter est parler au monde entier.

Vous faites partie du conseil scientifique du CNRS : de manière générale, leurs avis doivent-ils être obligatoirement suivis ? Ils sont aujourd’hui consultatifs.

L’Académie est par essence modérée dans ses recommandations, nous n’irons donc pas jusque-là, mais j’insiste sur le fait que les conseils scientifiques doivent être systématiquement consultés sur toutes les décisions scientifiques, pas seulement en aval mais surtout en amont des prises de décision, pour aider à leur mise en forme. Le CNRS s’oriente aujourd’hui par exemple vers l’encouragement de startup et les applications industrielles, il aurait été bon que le conseil scientifique soit consulté en amont. Autre exemple, au sein de l’Académie, nous aidons le gouvernement à prendre des décisions, alors en cas de question, plutôt que de réunir un conseil lambda, pourquoi ne pas nous solliciter ? 

« L’Académie n’est pas dans une démarche d’opposition »

Le rapport Gillet préconise de créer un poste d’expert scientifique en chef à la mode anglo-saxonne, cela ne fait-il pas doublon avec l’Académie ?

L’Académie est composée de gens qui ont réussi professionnellement dans le système français, nous ne sommes pas dans une démarche d’opposition, nous chercherons à aider le gouvernement et les politiques, si besoin est. Il serait heureux que la bonne volonté des 250 académiciens, qui couvrent tous les domaines scientifiques, soit utilisée. L’Académie serait à même de faire le lien entre les politiques et le monde de recherche. Pour le rapport Gillet, il nous a fallu deux mois pour rendre des recommandations, ça peut donc être très rapide et nous sommes motivés pour aller vite si nécessaire. On nous a reproché un manque de vision, d’enfoncer des portes ouvertes — et ce n’est pas faux — mais avec plus de temps, nous aurions fait autrement. 

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