Emmanuelle Picard : « Difficile de dire que les universitaires sont une seule et même profession »

Segmentés voire émiettés, les universitaires ? L’historienne Emmanuelle Picard (ENS Lyon) revient sur le passé pour lire le présent d’une profession à nulle autre pareille.

— Le 18 octobre 2023

Vous dressez des universitaires le portrait d’une profession “introuvable” ou encore « originale », selon l’expression de Burton Clark que vous citez dans votre habilitation à diriger les recherches. Pour quelles raisons ? 

En France, le corps des professeurs de faculté — le nom des professeurs d’université au début du XIXe siècle — a été créé en 1808 aux côtés de celui des professeurs de lycée. Ils formaient avec ces derniers un corps enseignant unique au sein de la fonction publique d’État, une situation exceptionnelle par rapport à celle qui prévaut dans la majorité des autres pays où les universitaires sont membres de corporations autonomes. Les professeurs d’université français étaient soumis à des textes réglementaires nationaux, sous le contrôle étroit de l’État qui a la main sur les nominations, les mutations et les révocations durant presque tout le 19e siècle. A la fin du 19e siècle, les professeurs d’université ont obtenu d’être les seuls juges pour leurs carrières, à la fois pour le choix des personnes à recruter, à promouvoir ou à qui accorder des primes. Mais leur statut de fonction publique d’État n’a pas changé : les procédures étaient les mêmes quelles que soient leur université de rattachement ou leur discipline. Leur profession restait donc gérée au niveau national par des organes centralisés. Ce mode de fonctionnement propre à la France diffère complètement des autres pays occidentaux. Si spécifique qu’il est parfois difficilement compréhensible de l’extérieur.  

« L’opposition des universitaires n’est pas comprise par les politiques qui y voient une simple résistance corporatiste »

Difficilement compréhensible mais pour qui ? Les usagers, les politiques ?

Peut-être avant tout – et un peu paradoxalement – pour les politiques, comme le montrent les relations difficiles qu’entretiennent les universitaires français avec leur tutelle ministérielle et les tensions autour des réformes de ces dernières années. Depuis 2009 et la loi LRU sur l’autonomie des universités, les relations entre ces dernières et leur corps d’enseignants-chercheurs ont également changé. Les universités sont devenues leur employeur direct : elles paient leur salaire mais dans le même temps, les enseignants-chercheurs restent des fonctionnaires d’État soumis à des règles qui ne sont pas fixées par les universités.

Pourquoi une partie de la communauté universitaire s’oppose à ce changement ?Car il remet en question le mode de fonctionnement historique de la profession. Et cette opposition n’est pas comprise par les politiques qui y voient une simple résistance corporatiste. Or il y a bien en effet une tension créée par les nouvelles prérogatives des universités — recrutements, primes, promotions — vis-à-vis des enseignants-chercheurs. Elles entrent en contradiction, voire en conflit, avec celles des instances nationales de la profession universitaire, tel que le Conseil national des universités (CNU). Ceci explique que certaines mesures comme la suppression de la qualification par le CNU pour les postes de professeur d’université soit un objet de débats importants : jusqu’en 2020, il décidait qui pouvait être candidat mais n’exerce aujourd’hui plus aucun contrôle. Les universités sont libres de leur recrutement, avec certaines limites. Une partie de la profession universitaire a le sentiment d’une remise en cause structurelle, d’une modification des équilibres au détriment des instances nationales. Le tout est particulièrement déstabilisant dans le contexte actuel de fragilisation des universités, ce qui rend son adhésion à des réformes compliquées. Pour autant, les contradictions existent au sein de la profession elle-même, qui n’est pas unanime dans ses critiques. On entend souvent dire que le CNU aurait comme fonction essentielle d’être un garde-fou contre les décisions localistes et opportunistes des universités en matière de recrutement ou de promotion. Or il arrive fréquemment que celles et ceux qui siègent au CNU soient aussi celles et ceux qui prennent les décisions dans leur université, typiquement sur le recrutement. Il y aurait donc deux pratiques différentes exercées par le même individu en fonction du contexte. La justification avancée est que l’université est par nature un lieu de moindre vertu, seule la dimension nationale permettant de garantir un jugement neutre et éclairé. Cette rhétorique se retrouve déjà dans les archives au XIXe siècle, elle n’est donc pas nouvelle. 

Peut-on parler réellement d’autogestion des universitaires ?

Oui mais partiellement car les pouvoirs publics décident du nombre de postes, de promotions, du calendrier et des procédures, qui sont parfois très lourdes pour tout ce qui est relatif à la gestion des carrières. Rater à un jour près l’envoi d’une pièce administrative peut entraîner un rejet du dossier sans possibilité de le renouveler, à moins d’attendre un an. La rigidité formelle est importante et exerce des contraintes très fortes… en revanche, le jugement, à savoir le choix de la personne recrutée ou l’attribution d’une prime, reste du ressort des seuls universitaires. Sur ce plan là, les français disposent d’une autonomie équivalente à celle de leurs collègues étrangers. 

« La question des primes par exemple reste caractérisée par une très grande opacité »

En somme, l’État confie un échiquier aux enseignants-chercheurs, à eux d’en tirer parti…

C’est sans doute là qu’intervient la difficulté majeure. L’État apparaît comme le garant du fonctionnement de la profession, en fixant des cadres et des règles au sein desquels les universitaires s’organisent. De leur côté, les universitaires disposent d’instances de représentation nationales, le CNU d’une part, les syndicats d’autre part, qui devraient être les interlocuteurs de l’État pour discuter de l’évolution de ces règles. Mais les taux de participation aux élections professionnelles, qu’il s’agisse du CNU ou des syndicats, ne cessent de baisser. C’est le signe d’un désinvestissement notable. Pour autant, la dimension locale est faiblement investie. Alors même que les universités voient leurs compétences croître, aucune réflexion ne semble menée sur les implications de ce transfert. La question des primes par exemple reste caractérisée par une très grande opacité et une répugnance à l’explicitation des critères et des arbitrages retenus par les collectifs locaux. La transparence n’apparaît pas plus grande du côté du CNU, qui ne publie pas plus de justifications de ses choix, exception faite de quelques rares sections. Cette tension est particulièrement présente en ce moment autour de la troisième composante du RIPEC [relire notre enquête à ce sujet, NDLR] en place depuis l’année dernière. Cette prime représentant quelques milliers d’euros annuels est attribuée après un double examen par le CNU et par l’université. L’appréciation porte sur trois éléments : l’enseignement, la recherche et les responsabilités. Les critiques à l’encontre du jugement émis par le CNU portent sur le fait que ce dernier n’est pertinent que sur la dimension de la recherche, une instance centrale étant mal placée pour juger de ce qui se passe localement en matière d’enseignement et de responsabilités, si l’on excepte celles liées à la recherche. À l’inverse, les universités sont accusées de favoriser ces deux premiers registres d’activité au détriment de la qualité de la recherche. Mais les critiques sont surtout nourries par le fait que, dans les deux cas, les logiques présidant aux jugements ne sont pas explicitées. La période pourrait être favorable à une réflexion et le fait qu’elle n’ait pas lieu est un signe d’un très grand malaise, qui vient d’une crise plus globale du système.

Encore une illustration de l’exception française que vous évoquiez ?

Dans les autres pays aux traditions universitaires anciennes, les carrières universitaires sont gérées de façon interne aux universités. Les collectifs sont locaux. En Amérique du Nord, les membres d’un département participent au recrutement et aux promotions de leurs collègues. Il n’existe pas d’instances de gestion des carrières externes et nationales comme c’est le cas en France. Le CNU constitue une exception majeure.

« La culture d’une évaluation interne — robuste, transparente — est longue à acquérir »

La question est lancinante : la France aurait-elle intérêt à s’aligner sur les standards internationaux ?

Je n’engage que mon avis en vous répondant ici : il n’y a pas de débats sérieux sur ce que signifierait une prise en charge de la gestion des carrières universitaires au sein des universités. Il ne s’agit pas de décréter qu’elles doivent le faire comme si cela coulait de source, il faut se rappeler que les universités françaises n’ont jamais été conçues selon cette logique. Les réformes actuelles, en transformant les cadres généraux, posent des problèmes de fond et génèrent des tensions. Le processus a pris du temps dans les autres pays : la culture d’une évaluation interne — robuste, transparente — est longue à acquérir. La mise en place d’un fonctionnement radicalement nouveau nécessite du temps mais aussi des moyens et surtout une volonté. C’est particulièrement vrai quand on connaît les difficultés que rencontrent actuellement les universités et les universitaires, la mise en concurrence s’imposant progressivement comme mode de gestion. 

« La profession universitaire semble changer moins vite que le monde qui l’entoure ce qui peut contribuer à expliquer le sentiment de crise rémanent qui la traverse », avancez-vous. S’agit-il de conservatisme ?

Le sentiment de déclassement est très fort : les universitaires ne se sentent plus partenaires du pouvoir, ils sont souvent critiqués et beaucoup moins consultés que ne le sont leurs collègues dans d’autres pays. L’accès aux médias leur est aussi plus difficile. De surcroît, la défiance vis-à-vis de la parole scientifique est sans doute plus forte dans notre pays qu’elle ne l’est en Amérique du Nord par exemple. Une des explications fréquentes — et elle se comprend bien —, est que l’université n’est pas le lieu de la fabrication des élites, un rôle attribué aux grandes écoles. À l’inverse, elles ont été le lieu de la démocratisation de l’accès au supérieur pour une partie croissante de la population. Elles n’apparaissent pas alors comme des partenaires naturels des élites mais comme des extériorités. Leurs particularités peuvent alors apparaître comme une forme de conservatisme. 

« Les universitaires forment une population extrêmement hétérogène »

Doit-on remonter jusqu’à Napoléon et à la mise en place des grandes écoles pour trouver une explication à la situation actuelle ?

Napoléon n’a pas tout créé : Polytechnique existait notamment avant lui, ainsi que certaines autres écoles d’ingénieurs. Mais il a effectivement contribué à renforcer un système d’écoles d’État dont sont issues les élites. À l’époque, les universités ne représentaient pas grand chose : celles de médecine formaient les médecins, celles de droit, les juristes… en très petit nombre. Les lettres et les sciences avaient la fonction de former les professeurs. Mais la massification du système universitaire depuis les années 1960 a ouvert la porte à de nouveaux publics et entraîné la création de nouvelles formations au sein des universités. À mesure de la croissance du système, les élites ont développé des stratégies de plus en plus efficaces pour diriger leurs enfants vers les filières les plus sélectives, à savoir les grandes écoles et quelques formations universitaires, renforçant de ce fait la ségrégation sociale de l’enseignement supérieur. Un papier de novembre 2022 de Cécile Bonneau et Sébastien Grobon [à lire ici, NDLR] montre que la France n’a rien à envier aux États-Unis en matière de hiérarchie sociale des formations. Et cela alors même que cet accès n’est pas régulé par l’argent puisque les études prestigieuses en France – Polytechnique et ENS par exemple – sont quasiment gratuites à l’inverse des universités américaines.

Les universitaires manquent-ils d’un “vécu commun” propre à les réunir ?

La perte du pouvoir d’achat, la diminution des financements publics, des recrutements de personnel permanent, les politiques de mise en concurrence des établissements produisent une différenciation accrue des conditions de travail des universitaires [Emmanuelle Picard a publié sur ce sujet, NDLR]. À tel point que, malgré les discours, il est difficile de dire qu’il s’agit d’une seule et même profession. L’expérience quotidienne est très différente entre un universitaire qui bénéficie de décharges d’enseignement pour ses responsabilités administratives, d’un bureau, de personnel de soutien, d’accès à des financements pour la recherche et un autre qui, en plus de son service obligatoire de 192 heures annuelles, prend en charge la responsabilité d’une formation pour laquelle il ne dispose pas de secrétariat ou accepte un nombre d’heures supplémentaires important pour faire face à des effectifs étudiants pléthoriques. S’y ajoute la présence toujours croissante d’enseignants vacataires, dont les conditions d’exercice sont souvent difficiles. Les universitaires, entendus comme tous ceux et toutes celles qui enseignent et cherchent dans les universités forment donc une population extrêmement hétérogène. Un émiettement n’est pas favorable au sentiment d’une communauté professionnelle. 

« La segmentation rend difficile l’émergence de revendications générales face à (…) l’État »

Pour autant, on ne sent pas de mouvement commun de protestation. Ce que vous venez de décrire en est-il à l’origine ?

C’est une des hypothèses. La segmentation rend difficile l’émergence de revendications générales face à un interlocuteur à la fois éloigné et surplombant qu’est l’État. Si l’on prend l’exemple opposé que constitue le Québec, on saisit bien cette difficulté. Les universitaires québécois négocient directement avec leur université au travers d’un syndicat unique, qui les représente et parle en leur nom. Tous les cinq ans, la convention collective qui fixe les salaires et les règles du travail universitaire, comme le nombre de cours, les conditions des décharges, les procédures de recrutement ou de promotion, est renégociée. Cette procédure s’inscrit dans un rapport de force, dans lequel le recours à la grève n’est pas exceptionnel mais s’achève généralement au bénéfice des universitaires. La négociation étant articulée à des enjeux locaux et la grève étant générale, les universitaires se trouvent dans une situation bien plus favorable que ne le sont leurs collègues français en la matière. Les faibles retombées des grèves entreprises depuis 2009 en France, aboutissant au mieux à des moratoires mais jamais à de véritables renégociations des projets de réforme en sont l’illustration. Dans un contexte où la représentation syndicale est affaiblie par la baisse du nombre des syndiqués et de la participation aux élections professionnelles comme le CNESER, ou dernièrement le CNU, la négociation avec l’État apparaît plus incertaine. 

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