Isabelle Stengers : « Les scientifiques doivent accepter de partager des questions communes »

Critique des sciences et de leur fonctionnement, la philosophe belge Isabelle Stengers (Université libre de Bruxelles) milite pour une recherche à l’écoute des questions de la société.

— Le 3 février 2023

Photo © Olivier Ralet

À l’heure de la crise écologique, la recherche va-t-elle dans la bonne direction ?

La recherche est un gros bazar et en parler globalement est difficile. Il faut d’abord dire que la recherche technoscientifique porte une grosse responsabilité dans la crise actuelle. Si, dans les années 1990, on a commencé à parler de développement soutenable, cela signifie qu’avant, il ne l’était pas ! Les scientifiques voyaient la soutenabilité comme le cadet de leur soucis, revendiquant parfois une irresponsabilité quant aux conséquences de leurs recherches. Lorsque des enjeux problématiques étaient soulevés, ils s’en remettaient à l’État pour arbitrer, comme pour les manipulations génétiques. Je peux en témoigner, déjà dans les années 1970, perdre son temps à poser les questions de responsabilité n’était pas autorisé : « Ça ne nous regarde pas », disaient les chercheurs, cela regarde les « utilisateurs ».

« Rien dans l’éducation d’un futur chercheur ne le pousse à s’intéresser au monde dans lequel ses recherches vont s’appliquer »

Isabelle Stengers

Vous compariez la recherche à une poule aux œufs d’or. Pourquoi ?

Pour les scientifiques à l’époque, les fruits de la recherche – ses œufs d’or – allaient forcément être reconnus comme la condition du progrès humain grâce aux innovations industrielles qu’ils rendaient possibles. Mais ils s’inquiétaient qu’on leur impose directement de résoudre des problèmes qui, pour eux, ne correspondaient pas, ou pas encore, à une question qu’ils sauraient poser. Il fallait respecter « la poule aux œufs d’or » : les scientifiques peuvent certes essayer d’intéresser l’industrie et l’État à telle ou telle problématique mais la recherche devait rester libre de créer les sujets qui lui permettent faire avancer son savoir, cela étant sa seule responsabilité.

Ne peut-on pas défendre une recherche libre et désintéressée ?

Il est arrivé quelque chose au début des années 1980 et qui s’est vraiment mis en place dans les années 1990 : la version néolibérale des politiques scientifiques. En liant les sciences à l’innovation et à la croissance, les États se sont résolus à tuer la poule aux œufs d’or. Ce qui rend les scientifiques très malheureux et qui a conduit au slogan “sauvons la recherche”. Car ce qui est détruit, c’est la dimension collective de la science. La science, en tant que pratique cumulative implique que tous soient intéressés par le caractère fiable d’un résultat car tous pourront s’appuyer dessus. Celui qui objecte fait son devoir.

« Certains feront le choix de ne pas mener telle ou telle recherche… ce sentiment est noble mais son effet est très limité »

Isabelle Stengers

Dans les labos, les chercheurs ont-ils encore la possibilité de remettre en question le fonctionnement de la science ?

C’est encore plus difficile aujourd’hui que dans les années 1970 car à l’époque, les liens avec l’industrie étaient moins contraignants. Aujourd’hui, il faut innover et les promesses – par exemple dans les biotechnologies – valent déjà de l’or sur les marchés financiers. La promesse fait donc partie de la croissance économique. C’est un marché où la différence entre perspectives fiables et spéculations science-fictionnelles n’est plus nécessaire, parce que les deux rapportent. Les chercheurs pris dans des recherches prometteuses de ce type sont donc beaucoup moins libres de faire jouer leur esprit critique : on ne va pas scier la branche sur laquelle on est assis. L’institution scientifique va mal : la responsabilité n’a jamais été son fort, mais aujourd’hui, il faut être quasi-héroïque ou suicidaire pour avoir un minimum de lucidité. La politique néolibérale a réussi à transformer les scientifiques en troupeau. La recherche sur projet est exactement ce dont les scientifiques avaient peur, mais ils y répondent. Et le pire, c’est que lorsqu’on leur demande pourquoi, ils répondent souvent que c’est pour pouvoir engager de nouveaux chercheurs. Donc ils n’ont pas renoncé au rêve de la croissance démographique, même si engager de nouveaux chercheurs signifie les embarquer sur ce bateau infernal.

Vous avez failli devenir chimiste. Pourquoi avoir finalement choisi la philosophie ?

Après ce qui est aujourd’hui un « master » en chimie,  j’ai viré vers la philosophie parce que j’ai refusé d’être mobilisée par l’avancée de la connaissance sans pouvoir prendre le temps d’en comprendre les enjeux. Or j’ai vite réalisé que prendre son temps signifiait perdre son temps, c’est-à-dire « être perdue pour la recherche ». Une vraie chercheuse doit se concentrer sur son sujet et ne lire que ce qui peut être utile à cette recherche. J’en ai conclu que que je n’étais pas faite pour la recherche et je me suis tourné vers la philosophie pour apprendre à comprendre cette « avancée ». C’est ce que j’ai commencé à faire en travaillant avec Ilya Prigogine [physicien et chimiste qui allait obtenir le Nobel en 1977, NDLR], auquel je m’étais adressé parce que c’était le seul prof que j’avais eu qui semblait ouvert à ce genre de question.

« La recherche sur projet est exactement ce dont les scientifiques avaient peur, mais ils y répondent »

Isabelle Stengers

À quel point la situation était différente pour la recherche scientifique ?

Dans les années 1970,  la science était dite “respectée”. L’université était une institution qui sous-entendait la croissance : un bon étudiant était un futur collègue. Quand l’austérité est arrivée, qu’il y avait beaucoup moins de postes que d’étudiants et qu’il a fallu faire des choix, ce sont forcément les plus conformes, les plus prévisibles et les plus fiables qui ont été sélectionnés. Pour moi se posait cette question : pourquoi nombre de ceux que l’on considère bons et intéressants sont éjectés ? Devenue prof de philo, j’ai très vite créé un groupe qui accueillait des étudiants, des enseignants et d’autres qui avaient quitté l’université. Contrairement aux mathématiques, la philosophie permet à des personnes n’ayant pas toutes les compétences de pourtant participer à une discussion. Concevoir des modes de rencontre hybrides où on apprend ensemble est important. Et pour les scientifiques aussi ! C’est pourquoi l’idée de « sauver la poule aux œufs d’or » n’est plus du tout à la hauteur du défi que nous affrontons désormais. Les scientifiques doivent aujourd’hui accepter de partager les questions communes, apprendre à tirer les leçons de la manière dont leurs œufs ont participé à la débâcle sociale et écologique contemporaine et surtout se défaire de l’idée que la « solution » passe par l’avancée de leurs savoirs. 

« Il ne faut pas traiter les gens comme un troupeau indocile et toujours suspect d’irrationalité »

Isabelle Stengers

Pourquoi est-ce important que des scientifiques interagissent avec des non-scientifiques ?

Les scientifiques ne peuvent pas changer tout seul, ils doivent apprendre. Il faut des groupes (associations, collectifs citoyens, activistes…) qui sachent les questionner et qu’ils doivent prendre au sérieux. Avant, il y avait peu de contestations et on s’adressait aux scientifiques avec respect. Aujourd’hui, ils doivent gagner ce respect en acceptant que leurs savoirs ont besoin d’autres manières de savoir. 

Est-ce une bonne chose que la société pose plus de questions aux scientifiques ?

Évidemment ! Mais pas en leur demandant des solutions. Les gens sont capables, si on leur en donne les moyens, de poser de bonnes questions. Je fais partie de l’association Sciences Citoyennes qui plaide pour une mise en démocratie des sciences. Ce qui ne signifie pas voter sur le nombre d’Avogadro ou la valeur de Pi, ou même sur les vertus de l’hydroxychloroquine. Les conventions citoyennes qu’elle défend impliquent des citoyens tirés au sort parmi des volontaires. Ils travaillent ensemble et écoutent des experts et des contre experts sur une question d’intérêt commun. Leurs conclusions sont plus que dignes d’être entendues. Les scientifiques acceptent l’image d’un public toujours suspect d’irrationalité, prêt à suivre le premier démagogue et croire aux dernières fake news. Certes, on a observé de tels phénomènes ces derniers temps mais cela signifie surtout qu’on n’a pas donné aux personnes les moyens de se poser les bonnes questions : ils sentent qu’on leur ment mais ils se trompent parfois de mensonge. 

« Quand Emmanuel Macron demande à ceux qui critiquent la 5G s’ils veulent retourner au mode de vie des amish, il a le chic pour faire taire une question intéressante »

Isabelle Stengers

Ce qu’il s’est passé pour les OGM était-il inédit ?

La résistance aux OGM a été un événement démocratique d’une grande importance. Différents collectifs ont réussi à montrer les angles morts de la vision des experts, conduisant à une régulation sur les OGM qui n’existe nulle part ailleurs qu’en Europe. Avec quelques scientifiques alliés, ils maîtrisaient bien le sujet et le point commun de ce qui était reproché était les zones de non-savoir des biologistes : les conséquences socio-économiques des brevets, les contaminations génétiques, le problème des pesticides et de leurs cocktails, la perte de biodiversité, l’apparition de « mauvaises herbes » résistantes au pesticide utilisé. Ces questions n’avaient pas été traitées car elles ne pouvaient être posées au laboratoire. La première fois que j’ai observé ce genre de phénomène est lorsque je me suis intéressée aux drogues illicites [voir son ouvrage de 1991 avec Olivier Ralet, NDLR]. Alors qu’en France le discours des experts français mélangeait tout type d’argument du moment qu’ils justifiaient la prohibition du cannabis, aux Pays-Bas, la politique en matière de drogue avait été faite en rapport étroit avec les “syndicats de drogués”, chose impensable en France à l’époque. Un événement démocratique, c’est donc lorsque de nouvelles voix trouvent les moyens d’être entendues et de compliquer les prétentions de ceux qui « savent ». Au lieu de tenir le rôle convenu de bénéficiaire ignorant mais reconnaissant envers les bienfaits du progrès, des collectifs résistent : « Pas sans nous. Ce que vous proposez est une version biaisée et partiale de la situation ». Ce qui est important, ce n’est pas que la science devienne “neutre” mais que soit reconnue la légitimité d’assez de voix différentes pour bien traiter une situation.

Quelle est votre définition du progrès ?

J’aurais tendance à parler de progrès avant tout pour ces événements démocratiques : quand de nouvelles voix poussent à être plus exigeant et plus imaginatif pour poser un problème. Il n’y a pas de progrès en soi. Quand Emmanuel Macron demande à ceux qui critiquent la 5G – pour des raisons tout à fait légitimes – s’ils veulent retourner au mode de vie des amish, on peut dire qu’il a le chic pour faire taire ce qui ressemble à une question intéressante !

« Remettre en cause le fonctionnement de la science est plus difficile aujourd’hui que dans les années 1970 »

Isabelle Stengers

Pour revenir au rôle des chercheurs, est-ce un devoir de se sentir responsable ?

Certes, la question de la responsabilité peut être posée individuellement. Après Hiroshima, des scientifiques se sont sentis responsables. Certains feront le choix de ne pas faire telle ou telle recherche, mais d’autres diront que s’ils ne la font pas, d’autres la feront à leur place et qu’ils n’ont aucune manière de contrôler cela… Au niveau des individus, le sentiment de responsabilité est souvent noble mais son effet est très limité. Pour que la responsabilité ait un sens, elle doit être produite collectivement et pour cela les scientifiques doivent prendre le temps de réfléchir ensemble. Quand ils s’emparent d’un problème et alertent sur un danger, c’est là que ça devient intéressant : les pionniers de la recherche climatiques ont été les premiers à le faire. Mais ils ont parié que s’ils alertaient les gouvernements, ceux-ci agiraient. C’est ainsi qu’est né le GIEC dont les rapports doivent rester neutres car approuvés par les gouvernements. Or le pari a raté, les gouvernements ont compris le message, ont promis mais pas agi. Ce qu’on peut reprocher aux autres scientifiques, c’est qu’au lieu d’interpeller en disant « Écoutez le GIEC », ils auraient pu jouer leur rôle de relais actifs en donnant voix à tout ce que le GIEC n’avait pas la possibilité d’exprimer.

N’est-ce pas ce qu’il se passe aujourd’hui avec le mouvement Scientifiques en rébellion ?

Si et c’est très intéressant. Ce que je trouve dommage, c’est que certains reprochent aux scientifiques du GIEC d’avoir fait ce pari et d’avoir perdu. Mais aujourd’hui ils prennent la main autrement. Il semble d’ailleurs que certains scientifiques qui participent aux rapports du GIEC sont d’accord avec leurs actions et leur donnent des renseignements ou des versions non expurgés des rapports, comme on en a vu passer récemment [le prochain rapport du GIEC a fuité sur le site de Scientists Rebellion, NDLR]. Et ils prennent des risques professionnels qui éveillent leurs collègues.

« J’ai donné des cours de philosophie des sciences à Bruxelles pour les doctorants (…) ce n’est pas une bonne formule »

Isabelle Stengers

Les chercheurs sont-ils formés pour une telle réflexion éthique ?

Rien dans l’éducation d’un futur chercheur ne le pousse à s’intéresser au monde dans lequel ses recherches vont s’appliquer. Pour moi, c’est l’un des principaux fronts de lutte. L’imagination des chercheurs est très stimulée par les questions qu’ils se posent entre collègues sur leur science, mais tout à fait canalisée et désensibilisée quant au rôle que jouent leurs résultats scientifiques.

Comment re-sensibiliser les chercheurs ?

J’ai donné des cours de philosophie des sciences à Bruxelles pour les doctorants en première année et ce n’est pas une bonne formule : pour eux – et leur entourage scientifique les encourage à le penser –, c’est un de ces cours qu’ils doivent subir et oublier tout de suite après. Par contre, les laisser explorer et documenter eux-mêmes des controverses à haut degré d’expertise scientifique est une autre approche que nous avons expérimenté avec des ingénieurs en agronomie avec succès : ils s’investissent beaucoup plus. Ils peuvent questionner le rôle des scientifiques et voir ressortir des inquiétudes sur des questions qu’ils n’avaient jamais imaginées. Même si l’on se sent représentant d’une légitimité, il faut accepter d’autres légitimités, celles de ceux et celles que cette situation concerne. C’est ça la démocratie en matière scientifique.

À lire aussi dans TheMetaNews

Élisabeth Bouchaud, la vie en deux actes

On accède au bureau d'Élisabeth Bouchaud, situé sous les toits d’un immeuble parisien, grâce à un de ces étroits escaliers en colimaçon. L’ambiance, ocre et rouge, y est méditerranéenne. Au rez-de-chaussée, la pièce du jour s'apprêtait à débuter ; l’ouvreuse appelle...