Kurt Deketelaere : « La science devrait rester hors des considérations de politique européenne. »

Les chercheurs anglais sont toujours à la porte des financements européens. Le secrétaire général de la LERU, Kurt Deketelaere, vous explique pourquoi.

— Le 11 octobre 2022

L’association du Royaume-Uni et de la Suisse au programme Horizon Europe est au point mort depuis de nombreux mois. Que se passe-t-il ?

Il faut préciser tout d’abord que la situation des deux pays est différente : concernant le Royaume-Uni, le problème ne sera certainement pas résolu rapidement, l’optimisme n’est donc pas à l’ordre du jour. La signature de la Commission européenne est indispensable pour trouver un accord entre Horizon Europe et le Royaume-Uni. Dans l’accord signé par les deux parties après le Brexit, la décision d’associer le Royaume-Uni à Horizon Europe était déjà prise. Il ne manque donc que la signature de la Commission — qu’elle avait accordée il y a déjà plusieurs mois — pour que l’accord soit officiel.

Pourquoi ce blocage, en ce cas ?

L’attentisme de la Commission est dû à la situation nord-irlandaise où, pour le coup, le Royaume-Uni ne respecte pas totalement ses engagements, ce qui crée beaucoup de désordre et de confusion.

« Dans ce dossier, l’attitude de la Commission est méprisable.»

Kurt Deketelaere

La recherche est donc l’otage d’une situation qui lui échappe ?

C’est un prétexte, effectivement. La Commission européenne sait pertinemment que le Royaume-Uni et toute la communauté académique du pays désirent ardemment rejoindre Horizon Europe. Elle utilise donc ce levier pour obtenir la résolution du conflit qui l’oppose au Royaume-Uni sur le protocole nord irlandais. Je suis moi-même avocat spécialisé en droit européen : en mélangeant ces deux problèmes, l’attitude de la Commission est méprisable. Si, effectivement, le Royaume-Uni n’est pas respectueux de ses engagements sur l’Irlande du Nord, que la Commission engage des actions judiciaires prévues par les accords européens pour traiter le problème !

La nouvelle première ministre anglaise Liz Truss fait face à un début de mandat compliqué et ne semble que peu s’intéresser à la science : elle vient seulement de nommer un ministre de la Recherche !

Il y a certainement beaucoup à dire sur le comportement des différents gouvernements au Royaume-Uni ces derniers temps. Mais si il y a une chose que Liz Truss a bien faite alors qu’elle était ministre des Affaires étrangères en pleine campagne pour la tête du Parti Conservateur, c’est attaquer la Commission Européenne pour faire reconnaître que son refus de signer cet accord Horizon Europe était sans fondement légal. Le processus a été malheureusement retardé par les funérailles de la reine Elisabeth 2 mais il est maintenant lancé. C’est à mon sens une sage décision. On peut être critique de l’attitude du Royaume-Uni sur de nombreux aspects mais la Commission européenne le mérite également. 

« Je pense que le Royaume Uni a de bonnes chances de l’emporter »

Kurt Deketelaere

Pour ceux qui appellent de leurs vœux cette association du Royaume-Uni à Horizon Europe, n’est-ce pas reculer pour mieux sauter ?

La première rencontre entre les deux parties a eu lieu la semaine dernière, d’après mes informations. Le Royaume-Uni est maintenant en position de choisir entre le maintien ou l’arrêt de ses poursuites, une décision qui devrait être prise dans moins d’un mois. Si la réponse est  “oui”, un panel arbitral sera nommé en tant que tiers de confiance pour statuer : y a-t-il eu une violation de l’accord entre le Royaume-Uni et l’Europe par la Commission européenne ? Nous le saurons alors. Si ce tribunal arbitral se tient, la conclusion devrait être connue dans trois à quatre mois. En janvier, nous devrions donc être fixés et je pense que le Royaume Uni a de bonnes chances de l’emporter : la Commission européenne n’a aucune base légale pour refuser sa signature. Une défaite de la Commission européenne créerait un précédent dont se servirait certainement la Suisse dans son propre cas.

Pourquoi finalement le Royaume-Uni veut-il absolument rejoindre Horizon Europe ? Le pays ne devrait-il pas tirer toutes les conséquences du Brexit ?

La science devrait rester hors de ces considérations politiques. Toute la communauté académique souhaite rejoindre Horizon Europe : les chercheurs, les universités mais aussi l’administration, les conseils de recherche et même de nombreux politiciens du pays. Ce serait une grave erreur de ne pas être associé à Horizon Europe. La situation est malheureusement exploitée politiquement des deux côtés pour de mauvaises raisons. 

« Le plan B permettrait tout de même à des universités anglaises de s’associer à des universités européennes  »

Kurt Deketelaere

Le pays a pourtant lancé un “Plan B” pour se passer des fonds européens…

Le Royaume Uni peut effectivement encore jouer cette carte : abandonner les poursuites et mettre sur pied son propre programme de financement. Boris Johnson l’avait annoncé mais Liz Truss ne s’est pas encore exprimée clairement sur le sujet. Ce plan B vise à renforcer les collaborations avec les pays extérieurs à l’Union européenne : les Etats-Unis, le Canada, le Japon, la Chine, l’Afrique du Sud, le Brésil… La haute administration au Royaume Uni prépare des accords dans les domaines de la recherche et de l’enseignement supérieur depuis plusieurs mois. Le plan B permettrait tout de même à des universités anglaises de s’associer à des universités européennes mais la part de financement assurée par Horizon Europe serait prise en charge par le Royaume-Uni jusqu’en 2025 environ, ce qui ne serait pas très différent sur le terrain de la situation actuelle. Si un projet de recherche est noué avec des équipes européennes, des financements seront donc prévus pour le mener à bien mais ils ne proviendront pas de l’Europe. Cela permettra d’assurer une certaine continuité.

Pourtant au moins une centaine de chercheurs originaires du Royaume-Uni titulaires d’un financement ERC ont été sommés de choisir entre leur financement ou leur affectation !

Les lauréats de l’ERC font face au problème suivant : ils doivent passer au moins six mois tous les ans dans un État membre ou un pays associé au programme. Étant donnée la situation de ces derniers mois, les chercheurs anglais candidatent moins aux financements européens. Le Royaume Uni a réagi en leur allouant des sommes équivalentes mais ces chercheurs ont effectivement dû renoncer au système européen. J’ajoute qu’au-delà de l’ERC, les universités anglaises ont dû réduire leur participation aux autres piliers du programme cadre européen, que sont le JRC [Joint Research Center, NDLR] ou les bourses Marie Curie, destinés à résoudre les grands challenges de société auxquels nous sommes confrontés. La situation est identique côté enseignement supérieur avec le programme Erasmus+ ou les alliances d’universités européennes, voulues par Emmanuel Macron : les universités anglaises qui souhaitent y participer devront apporter leur propre financement. C’est évidemment regrettable : depuis le Brexit, le gouvernement britannique n’a plus montré d’intérêt pour Erasmus+, qui est évidemment bien plus qu’un programme d’échange d’étudiants. C’est une émanation de l’esprit et des valeurs européennes sur la libre circulation. 

« Avoir un “ERC suisse” n’a pas le même impact qu’un ERC européen »

Kurt Deketelaere

En quoi la situation de la Suisse est-elle différente du Royaume-Uni ?

La Suisse a toujours été un pays tiers, contrairement au Royaume-Uni. Mais elle est liée à l’Europe par des dizaines d’accords bilatéraux, l’un d’entre eux prévoyait son association au programme cadre européen sur la recherche et l’innovation. Les Suisses se sont mis dans une position difficile vis-à-vis de la Commission européenne en refusant de signer un accord de coopération globale — rien à voir avec la recherche et l’innovation — mais cette dernière a réagi encore une fois de manière un peu puérile en refusant son intégration à Horizon Europe, suivant d’ailleurs un peu le même schéma tactique qu’avec le Royaume-Uni. Il y a néanmoins une différence fondamentale entre les deux situations : le gouvernement du Royaume-Uni a toujours clamé son envie de rejoindre Horizon Europe, ce qui n’a pas toujours été le cas du gouvernement helvète. Les raisons sont à chercher dans le calendrier électoral : des élections nationales auront lieu l’année prochaine et les politiciens suisses ne veulent pas exprimer trop de sympathie vis-à-vis de l’Union Européenne en annonçant publiquement le souhait de rejoindre Horizon Europe. Et ce, bien que les budgets pour participer à Horizon Europe ont été prévus il y a deux ans déjà !

Qu’en pensent les chercheurs suisses ?

Ils s’expriment tous les jours pour rejoindre Horizon Europe ! Mais ce désir doit maintenant être partagé par leur classe politique même si des outils pour remplacer l’ERC, Erasmus ou les bourses Marie Curie ont été créés – pour rappel, la Suisse avait déjà été écartée d’Horizon 2020. Les Suisses ont les moyens et l’expérience de procéder autrement mais les outils européens sont très attractifs pour les chercheurs. Avoir un “ERC suisse” n’a pas le même impact qu’un ERC européen. J’en veux pour preuve le prix Nobel de médecine remis il y a quelques jours au lauréat de l’ERC Svante Pääbo [c’est le dixième Nobel issu des rangs de l’ERC, comme ce dernier s’en félicitait, NDLR]. Le montant des financements ne fait donc pas tout, même si la Suisse, contrairement au Royaume-Uni, a des moyens équivalents à ceux d’Horizon europe pour mettre en place des solutions alternatives. Nous continuons néanmoins d’espérer qu’ils rejoindront Horizon Europe même si le temps presse : le programme est déjà à mi-chemin ! 

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