Sylvie Retailleau : « Nous sommes en mode commando »

Micromanagement, autonomie, paperasse et appels à projets, la ministre de la Recherche nous a accordé une interview au sortir des annonces faites à L’Élysée.

— Le 13 décembre 2023

Emmanuel Macron a appelé à demi-mots les personnels de recherche à changer leurs statuts, présentés comme des « éléments de complexité ». Est-ce au programme des dix-huit prochains mois ?

Le président de la République ne demande pas de modifications législatives des statuts de chercheurs et d’enseignants chercheurs dans les dix-huit mois à venir, sans l’écarter toutefois. C’est ce qu’il a exprimé : cette possibilité peut émerger des expérimentations et devenir un objectif par la suite mais n’est pas définie a priori. Les pratiques évoluent de jour en jour : de nombreux chercheurs enseignent, des enseignants chercheurs partent en délégation ou obtiennent des CRCT [congés pour recherches ou conversions thématiques, NDLR]… Certains chercheurs s’impliquent dans la réflexion pédagogique au sein de leur université grâce aux nouveaux outils mis en place par les établissements comme les professeurs attachés. La question est aussi la suivante : est-ce que la métrique de 192 heures d’enseignement pour les enseignants chercheurs est toujours pertinente aujourd’hui ? Nous devons y réfléchir quand on sait que les enseignants-chercheurs développent de nouveaux formats, comme des Mooc en ligne, ou exercent de nouvelles fonctions. Le Canada a par exemple abandonné la métrique des heures d’enseignement pour la remplacer par celle des unités d’enseignement. Réfléchir aux statuts est une chose, réfléchir à nos besoins en est une autre et avant d’éventuelles évolutions législatives, dans les dix-huit prochains mois nous devrons expérimenter sans tabou.

« Le président nous a donné une partition que nous allons mettre en musique »

Que se passera-t-il concrètement dans un an et demi, un Grenelle de la Recherche ?

Si je vous annonçais précisément ce qui se passera au terme de cette échéance, cela signifierait que je ne crois pas à l’expérimentation. Je le répète, les dix-huit prochains mois seront l’occasion d’expérimenter avec chacun des acteurs l’ensemble des mesures annoncées par le Président de la République, qu’il s’agisse du nouveau rôle des organismes de recherche en agences de programme, de l’autonomie des universités pour assurer leur rôle de chef de file ou encore de la simplification administrative. Nous devrons également mettre en place les évolutions au sein du ministère pour qu’il exerce une mission de pilotage et de stratégie en cohérence avec les évolutions des acteurs. Des lettres de mission interministérielles seront envoyées à chaque organisme de recherche concerné. Il en va de même pour les autres axes de notre politique à venir : les universités cheffes de file dans les territoires — la phase 2 de l’autonomie —, mais aussi toutes les mesures de simplification qui accompagnent ces évolutions. Tout est lié, il s’agit d’une vision globale que le président nous a donnée, d’une partition que nous allons mettre en musique. Ces prochains dix-huit mois y seront dévolus. 

Quid de la simplification de la vie des labos, qui a occupé tous les esprits récemment ?

Nous sommes en mode commando à l’heure actuelle avec dix-sept sites sur lesquels des premières expérimentations vont être lancées, que j’ai réunis lundi 4 décembre en visioconférence. Chacun doit me rendre sa copie pour fin janvier, listant les actions de simplification qui seront expérimentées. Pour cela, la confiance doit être au rendez-vous. Parmi ces dix-sept établissements, certains sont par ailleurs déjà en mesure d’enclencher la phase 2 de l’autonomie des universités dont nous allons travailler le cahier des charges avec France Universités et Udice.  Dans ce cadre, les contrats d’objectifs, de moyens et de performance (COMP) vont évoluer vers un plus large spectre des objectifs stratégiques des établissements et un périmètre financier plus large.

« Une chercheuse a évoqué le fait de pouvoir prendre ses billets de train en autonomie, c’est une mesure de bon sens »

Le président de la République a évoqué la mise en place d’une métrique de la simplification. Une boutade ou une réalité ?

Une réalité puisque nous sommes en train de travailler à un observatoire capable de mesurer la simplification au niveau des laboratoires et même au niveau « des paillasses ». Un groupe de travail est en train d’être mis sur pied avec des directeurs de labo, des chercheurs, des coordinateurs de programmes de recherche France 2030 (PEPR), ainsi qu’un autre avec notamment des directeurs généraux des services (DGS) et des agents comptables. Au sein du ministère, la Direction générale de la recherche et de l’innovation (DGRI) travaille à l’heure actuelle à l’état des lieux et à la mise en place de cette “métrique chercheur”, une sorte de baromètre de la simplification telle que la perçoivent les chercheurs. Les méthodes de travail seront mises en place de façon pragmatique en partant d’une méthodologie scientifique et des besoins des chercheurs. Pour changer le système, l’administration doit être embarquée dans le processus. Une chercheuse a évoqué le fait de pouvoir prendre ses billets de train en autonomie, c’est un exemple concret de mesure de bon sens ! 

Pas d’annonces financières à part « un milliard d’euros » évoqué par Emmanuel Macron en fin d’allocution, s’agit-il du plan de recherche à risque en gestation depuis plusieurs mois ?

L’idée même que nous puissions retenir qu’il n’y a « pas d’annonces financières à part un milliard d’euros » est tout de même assez curieuse. La recherche française avait connu avant 2017 deux décennies de sous-investissements mais cela ne doit pas nous faire minimiser l’ampleur des investissements que nous menons depuis. 37 milliards sont injectés par le Président de la République dans le cadre de la loi recherche et de France 2030 depuis 2017. Et un milliard de plus à engager dans les prochains mois dans le cadre de France 2030, c’est massif. Ces moyens permettront notamment de financer l’action de recherche à risque, qui se veut souple et se déploiera sur plusieurs années grâce à une méthodologie nouvelle utilisant les agences de programme. En d’autres termes, leur action visera à ce que l’argent aille plus vite aux chercheurs avec moins de paperasse et des délais de réponse plus courts. Nous affinerons le dispositif en fonction des demandes qui nous seront faites et du retour d’expérience que nous ferons en fin d’année 2024. Ces nouveaux moyens pourront aussi financer des programmes sur des nouvelles thématiques identifiées par les agences comme les PEPR de France 2030, avec une recherche un peu plus mature car déjà porteuse d’applications. Des chaires d’excellences seront également financées, comme par exemple celles en Biologie-Santé dont les premiers lauréats seront annoncés prochainement.

« La solution unique et idéale, si elle existait, aurait été trouvée depuis longtemps »

Quid du plan SHS ? S’agit-il de la seconde partie de ce milliard d’euros mis sur la table par France 2030 ?

Ce milliard permettra effectivement de continuer à investir dans notre recherche en SHS. Les sciences humaines et sociales étaient déjà associées dans les PEPR (quantique, IA…), mais il s’agit ici de lancer de nouveaux programmes scientifiques, dédiés aux SHS. Ils seront déployés avec des thématiques prioritaires sur des enjeux sociétaux sur lesquels nous avons besoin des avancées de la recherche, le Président en a cité certaines. Ils permettront aussi de renforcer la structuration des établissements en SHS.

Les appels à projets ont des défauts mais ils ont été pensés pour casser le mandarinat. Vous n’avez pas peur de la résurgence d’un effet Mathieu avec cette nouvelle procédure de sélection ?

C’est une vraie question. Les chercheurs s’épuisent aujourd’hui avec les appels à projets, dans lesquels ils investissent beaucoup de temps et de paperasse. Si les PEPR ont plutôt été bien accueillis, la mise en œuvre a pu parfois être compliquée, notamment en raison des délais pour toucher les financements. La gouvernance des PEPR part toujours d’un bon sentiment mais a parfois péché par manque de transparence, ce que nous voulons résoudre avec les agences de programme. Dans le cas de la recherche à risque, la façon de sélectionner les projets a été partagée en amont pour ne pas créer de frustrations ou ne choisir que des “happy fews” et garantir un processus le plus ouvert et le plus transparent. La solution unique et idéale, si elle existait, aurait été trouvée depuis longtemps. La confiance se gagne grâce à des procédures claires. Cette procédure de choix des projets a été validée par un comité de chercheurs, nous en ferons un bilan d’ici la fin 2024, je m’y engage. 

« Le ministère doit faire moins de micromanagement »

Emmanuel Macron s’est plaint le 07 décembre dernier d’une évaluation « non suivie d’effets » en des termes exactement similaires à ceux qu’il avait utilisés quatre ans auparavant lors des 80 ans du CNRS. Doit-on en conclure que rien n’a changé dans l’intervalle ?

Il y a eu du changement mais il doit y en avoir plus encore, de manière plus systématique. Le discours du président visait à franchir le Rubicon. Comment faire plus aujourd’hui sur ce sujet et beaucoup d’autres ? Il faut prendre ce discours dans sa globalité. Les évaluations doivent être encore simplifiées, même si des progrès ont été faits, le récent rapport du CNRS le prouve. Quant à leur mise en œuvre, je pense qu’il y a eu des avancées : dans certains établissements, que je connais bien, des évaluations ont pu mener à de grands changements. Je pense notamment au laboratoire I2BC [Institut de biologie intégrative de la cellule, NDLR] de Paris-Saclay : d’importantes conséquences en termes d’organisation, avec un accompagnement des équipes au niveau du laboratoire et des tutelles, ont été tirées de son évaluation. Ce n’est néanmoins pas systématique, je vous l’accorde. Il faut donc pour cela que l’évaluation soit claire, simplifiée pour être suivie d’effets. La fermeture éventuelle d’une équipe ou d’une unité ne peut se concevoir que dans un cadre précis mis en place par l’établissement, sur plusieurs années, avec une stratégie scientifique claire et un accompagnement RH fort. 

Vous appelez également à une réforme du ministère de la Recherche…

Le ministère doit inscrire son action davantage dans la stratégie et le pilotage et faire moins de micro-management, il est impossible de penser la phase 2 de l’autonomie des universités autrement : c’est tout le sens des annonces du Président. 

« Il s’agit de conseiller le président sur ce que sera la science dans 20 ans »

Emmanuel Macron souhaite la mise en place d’un conseil des sages à utilisation personnelle et discrétionnaire. Est-ce réellement utile ?

Je pense que c’est fondamental. La science doit être placée au cœur de nos décisions, à tous les niveaux. Ce Conseil traitera de science et de recherche, pourra présenter des sujets émergents et prometteurs pour l’avenir mais ne vise pas à formaliser les stratégies nationales, ni à prendre des décisions budgétaires, il s’agit de conseiller le président sur ce que sera la science dans 20 ans, pour anticiper les évolutions industrielles, technologiques et sociétales et guider les politiques publiques. Autrement dit, faire en sorte que les décisions de l’exécutif, quel que soit le domaine, soit encore mieux guidées par les dernières connaissances scientifiques sur le sujet. Cela ne me semble pas véritablement correspondre à l’idée d’une utilisation purement personnelle et discrétionnaire. Je connais la plupart des membres et je les côtoie régulièrement, à l’Académie et ailleurs. Ils sont des chercheurs de haut niveau, capables d’apporter leur éclairage à la pointe de l’état de l’art au Président.

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