« J’aurais préféré qu’on en parle avant ». En mai 2022, le président de France Universités, Manuel Tunon de Lara, paraphait de sa main un courrier en réponse à une missive du PDG du CNRS, Antoine Petit du 22 avril. Le sujet à l’époque ? L’harmonisation des règles de gestion des contrats de recherche au CNRS. Deux ans et demi plus tard, le sujet a changé mais semble-t-il pas la méthode : lors de la convention des directeurs et directrices de laboratoire du CNRS qui s’est tenue à la Mutualité le 12 décembre 2024, Antoine Petit a ménagé lors de son discours une annonce qui en a décontenancé plus d’un, à savoir la création de “keylabs” — des laboratoires clés triés sur le volet parmi les 860 unités mixtes de recherche (UMR) dont le CNRS a la charge avec les universités.
« Aimez-vous les uns les autres ou disparaissez »
Michel Deneken, Udice
Sans nous. Si en off la direction du CNRS affichait une certaine sérénité quant à la mise en place de cette réforme d’ampleur, notamment concernant l’étape de sélection des unités “clés” avec les universités, les président·es d’établissements, rassemblés sous la bannière de France Universités, ne l’ont semble-t-il pas entendu de la même oreille. Ces derniers ont en effet appelé le 19 décembre dans un communiqué au ton inhabituellement sec à « suspendre toute discussion avec le CNRS sur le sujet des « keylabs » », précisant que « le projet d’attribution du label « keylabs » (…) a été dévoilé sans consultation avec les universités (…). Ces décisions (…), ne peuvent être prises unilatéralement par un partenaire ». Il faut dire que Guillaume Gellé, président de France Université, et Michel Deneken, président d’Udice, présents sur scène après le déjeuner le 12 décembre dernier lors d’une séquence intitulée “Le point de vue de nos partenaires universitaires”, semblaient pris de court.
Oecuménique. Sous les feux de la scène de la “Mutu”, les deux universitaires, faisant face à la journaliste chargée de l’animation pour l’après-midi, avouaient avoir en effet appris la grande nouvelle lors du discours d’Antoine Petit le matin-même. Si le président de France universités Guillaume Gellé ne semblait à ce stade pas vouloir commenter plus avant, Michel Deneken, qui dirige Udice, le collectif rassemblant les universités « intensives en recherche » a lui semblé initialement vouloir tirer du positif de ce qu’il a nommé les “UMR 5 étoiles” : « On va gérer ça ensemble », défendant au passage une « excellence inclusive (…) aimez-vous les uns les autres ou disparaissez », a défendu le théologien, par ailleurs président de l’université de Strasbourg.
« On a dilué la présence du CNRS (…) ce qui « diminue sa plus-value dans la compétition internationale »
Antoine Petit, CNRS
Un pour tous. Le matin même donc, le PDG du CNRS avait dans un discours programmatique rappelé les grandes missions du CNRS : l’animation de la recherche française (notamment via les groupements de recherche, les maisons des sciences de l’homme ou le co-pilotage des PEPR…) ainsi que la co-gestion des unités de recherche. Parmi elles, 860 sont des UMR ayant pour tutelle le CNRS. Un label de qualité pour beaucoup. Antoine Petit en veut pour preuve « les réactions vives lorsque le retrait du CNRS est envisagé ». Cette crainte de la “désUMRisation”, nous l’avions déjà relevée lors de notre enquête sur les concours : tous les labos de sciences humaines et sociales se lancent à l’automne dans une course à l’accompagnement des candidats souhaitant présenter les concours du CNRS afin de renforcer leurs effectifs (relire l’encadré de notre analyse sur le montage de son dossier).
Effet Mathieu ? Mais, pour le PDG du CNRS, l’organisme failli à sa seconde mission : « On a dilué la présence du CNRS, avec parfois seulement 10 % des agents dépendant du CNRS dans une unité », ce qui « diminue sa plus-value dans la compétition internationale ». Voilà pourquoi le 12 décembre dernier, il a annoncé souhaiter concentrer les moyens dans certaines unités clés. Un quart des UMR seraient qualifiées de “keylabs” dès cette année : « La liste est en cours de finalisation », précise Antoine Petit, sans détailler les critères de sélection. Un label accordé pour cinq ans à ces unités qui bénéficieront d’un accompagnement renforcé et vouées à devenir des « têtes de réseau pour les autres labos ».
« Les keylabs cèdent à une vision technocratique au détriment de certains comme les disciplines rares »
Guillaume Morel, ADL
Concentration. Plus tard dans la matinée, le PDG a précisé sa pensée : si 46% des agents CNRS se trouvent actuellement dans les labos sélectionnés, « l’objectif est d’arriver à 60% d’ici dix ans », en profitant notamment des départs à la retraite. Les questions de la salle ont présagé les nombreuses réactions que cette annonce a suscité, notamment la crainte d’un désengagement de l’organisme dans les unités non keylabs. Sur ce point Antoine Petit se veut rassurant : « Priorité ne veut pas dire exclusivité, il y aura toujours 40% des agents hors des keylabs. » Un peu surpris et certainement las par avance des critiques qu’il devinait déjà nombreuses — l’avenir lui a donné raison —, il a voulu justifier ce choix en poussant l’idée à l’extrême : « Aurait-il fallu concentrer encore davantage les moyens du CNRS ? Si j’étais arrivé en disant que le CNRS se retirait ce soir d’un quart des 800 UMR, ce n’aurait pas été efficace ».
Levée de boucliers. Outre le mouvement d’humeur de France Universités, particulièrement symbolique, les annonces du 12 décembre ont en effet entraîné une levée de boucliers unanime des “corps intermédiaires” des chercheurs. Le conseil scientifique de l’organisme déplore ainsi « vivement de ne pas avoir été consulté en amont de la mise en place de cette politique structurante ». L’Assemblée des directions de laboratoire (ADL) a quant à elle lancé un sondage auprès de ses ouailles : « en un mot comme en cent : l’avis d’une large majorité des directions d’unité est défavorable au dispositif. Dans les très nombreux et éloquents commentaires, ce qui revient le plus souvent est la consternation devant la création d’un nouvel indicateur, binaire, sujet à une grande part d’arbitraire, qui produira une nouvelle couche de compétition délétère ». Son trésorier Guillaume Morel, renchérit : « C’est un vrai changement de modèle au CNRS même s’il existe déjà des différences dans les moyens qu’il attribue aux laboratoires, ce qui se comprend puisque certains comptent 20 personnes, d’autres 500 ; des modèles différents ont été adoptés en fonction des disciplines et des pratiques de recherche. Les keylabs cèdent à une vision technocratique uniformisatrice au détriment de certains comme les disciplines rares, qui risquent de se retrouver effacées du dispositif. »
« [Alain Schuhl] a indiqué que le chiffre de 26% était apparu au terme de l’inventaire et qu’ils n’avaient pas fixé de quota »
La CGT
Tous de mauvaise UMR. Du côté des syndicats, la réaction n’est pas plus mesurée : « Quels laboratoires ? Quelles disciplines ? Le SNPTES-Unsa ne le sait pas encore mais certainement la guerre entre instituts et certains laboratoires continue en coulisse pour arracher une étoile » et a communiqué son mécontentement auprès du nouveau ministre de la Recherche Philippe Baptiste, lors d’un entretien le 06 janvier dernier. Le directeur délégué à la science du CNRS Alain Schuhl a, lors d’une discussion qualifiée de tendue par la CGT, précisé les critères permettant de prétendre au label keylab : « L’excellence des unités qui portent des projets majeurs ou des programmes nationaux ou des structures nationales (infrastructures de recherche, etc…), leurs singularités, les champions internationaux dans leurs disciplines, la taille de l’unité et le poids des agents CNRS dans celles-ci (….) Sur la question de la proportion, il indique que le chiffre de 26% était apparu au terme de l’inventaire et qu’ils n’avaient pas fixé de quota ».
Au pied du mur. Au-delà de la faisabilité d’une mesure qui attire pour le moment beaucoup d’incompréhension, il reste à connaître dans le détail qui en sera et qui n’en sera pas. Si une liste — non publique — circule actuellement, le plus dur sera en effet l’atterrissage de cette mesure et son éventuelle application dans les Unités mixtes de recherche. Les “keylabs” ont de plus été annoncés en plein “trou d’air” gouvernemental quelques jours avant la passation de pouvoirs entre l’éphémère ministre de plein exercice Patrick Hetzel et son successeur Philippe Baptiste, nommé ministre « auprès d’Elisabeth Borne », tout particulièrement sur le sujet de la recherche. Voilà déjà un dossier qui est certainement remonté en haut de la pile en un rien de temps.
Trois questions à… Guillaume Morel
Trésorier de l’Association des directions de laboratoire
Comment et quand avez-vous appris la décision de créer des keylabs ?
Nous avions entendu des bruits de couloir mais globalement, cela a été une surprise pour la communauté (…) Au CNRS, chaque direction d’institut réunit les directions unités tous les ans et une réflexion avait été évoquée par plusieurs d’entre elles autour de « laboratoires moteurs » mais rien de plus précis. Le dispositif semble en construction depuis plusieurs mois… L’annonce a été brutale pour la communauté, les réactions le prouvent. En tant que scientifique, je ne fais pas de procès d’intention mais on comprend qu’au-delà d’une simple labellisation, le dispositif proposé mènera à une concentration des moyens sur « les meilleurs » pour rendre la recherche plus efficace, et, pour la majorité des autres laboratoires, à la disparition à terme. C’est une tendance lourde de l’ESR qui a commencé par une grande différentiation dans le financement des chercheurs eux-mêmes, avec la généralisation du financement par appels à projets. On voit ici un effet Mathieu, qui amène une sorte de prophétie autoréalisatrice, puisqu’effectivement ceux qui obtiendront plus finiront par produire plus que les autres.
La dispersion mènerait à l’inefficacité ?
Cette théorie managériale ne s’applique pas à la recherche, à mon sens. La direction du CNRS a déjà comparé la recherche au football, fustigeant l’égalitarisme français par cette formule : « La science est comme le sport. Tout le monde peut jouer au football, mais tout le monde ne peut pas jouer dans la Ligue des Champions ». Certes, mais quand on organise le système de recherche publique française, on ne peut pas financer seulement deux ou trois équipes sans assécher à terme tout le dispositif. C’est très court-termiste. Même en football, les bons résultats en Ligue des Champions sont le fruit d’un système global qui part d’un collectif de petits clubs… La recherche dans des « petits » laboratoires ne servirait donc à rien ? Le critère de visibilité est lui-même plus que contestable et mène à de nombreux biais. Nous contestons le fait que le modèle du CNRS, qui s’honore de posséder des laboratoires dans un très large spectre de disciplines, puisse être ainsi cassé dans la précipitation.
Quel avenir pour cette décision, selon vous ?
Nous craignons qu’à terme, une fois passée l’amère pilule, il s’agisse de concentrer tous les moyens sur les keylabs. Or visiblement ce sont quelques personnes à la tête du CNRS qui ont produit cette stratégie sans concertation. On voit bien en quoi la réforme proposée entre en cohérence avec la notion d’agences de moyens telle que le rapport Gillet le préconisait. Le CNRS n’est pas, contrairement aux universités, un établissement autonome et il paraît clair qu’une telle décision a été prise avec l’aval du ministère, dans les conditions d’instabilité politique que l’on sait et qui devraient enjoindre à la mesure et à la concertation. Pourquoi 25 % ? Pourquoi pas 20 ou 10 % ? Les présidences d’université ont annoncé publiquement qu’elles n’en veulent pas alors qu’elles participent à la gestion des laboratoires puisqu’il s’agit d’unités mixtes de recherche. Comment gèrera-t-on sur un même site ou un même institut le fait qu’un laboratoire est keylab alors qu’un autre ne l’est pas ? Cela nuira à l’exercice serein de la recherche en introduisant une compétition inutile et délétère qui mobilisera les énergies, alors que les moyens sont toujours en baisse.