Les matheux sonnent la mobilisation générale. Aux lendemains des Assises des mathématiques organisées à la Maison de l’Unesco du 14 au 16 novembre, la discipline veut attirer l’attention sur sa situation, moins reluisante qu’elle n’en a l’air. Le tableau semblait pourtant idyllique : Saclay est la première université mondiale en la matière pour la troisième année consécutive – relire notre interview d’Alissa Lefébure sur les classements –, Hugo Duminil-Copin a reçu la treizième médaille Fields française en juillet dernier, ce qui place l’Hexagone au coude à coude avec les États-Unis…
« Les mathématiques sont plus qu’une discipline : un enjeu »
Marc Peigné
Top of the pop. Ceux qui représentent la discipline ne cachent pas leur inquiétude, comme Stéphane Jaffard, mathématicien à l’UPEC et coorganisateur des assises : « On se repose un peu sur nos lauriers avec des filières d’excellence : ces lauriers sont l’arbre qui cache la forêt ». Pourquoi cette discipline organisée comme aucune autre – relire notre enquête sur les matheux vues par des sociologues – semble-t-elle traverser une mauvaise passe malgré l’excellence revendiquée de ses résultats ?
Avec les honneurs. On notera au passage que peu de disciplines ont l’honneur d’être l’objet de tribunes signées de la main de grands patrons dans des médias grand public, comme cette adresse de 30 PDG des plus grands groupes industriels français (Thalès, LVMH…) parue dans Challenge en mars dernier. Ils y dénonçaient de concert la réforme du lycée faisant disparaître en 2019 du tronc commun général l’enseignement en mathématiques. Le gouvernement vient de revenir sur cette disposition : les mathématiques seront réintroduites à partir de la rentrée 2023 selon l’annonce du 13 novembre par le ministre de l’Éducation nationale Pap N’Diaye.
« Les mathématiques disposent de moins en moins de bras »
Stéphane Jaffard
Richesse intérieure. Il faut dire que les mathématiques ne sont pas qu’un objet scientifique : elles irrigueraient l’économie française comme aucune autre : 18% du PIB impactés et 3,3 millions d’emplois en dépendraient, pour reprendre les chiffres de Christophe Besse, directeur de l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions du CNRS, colligées dans cette étude d’impact… à la manière des grands lobbys industriels et économiques.
Moins de collègues. Pour Stéphane Jaffard, si « le nombre de chercheurs se maintient, les enseignants chercheurs sont en diminution […] Les mathématiques disposent de moins en moins de bras ». Quelques chiffres : selon l’étude précitée, la France compte environ 3500 chercheurs en mathématiques, dont 3040 enseignants-chercheurs. Un effectif en diminution de 8% sur les vingt dernières années, tout particulièrement en mathématiques fondamentales, vectrices de l’excellence française, où cette baisse est beaucoup plus marquée : – 20%. Une baisse toutefois très partiellement compensée par l’augmentation des effectifs du CNRS dans le même temps.
« Nos dirigeants prendront-ils la décision de réinvestir dans les mathématiques ? La France s’engage sur le chemin inverse »
Stéphane Jaffard
Rapports en tous genres. C’est tout particulièrement là où le bât blesse, à écouter les auteurs d’une imposante synthèse national en trois volumes – télécharger le premier volume consacré à la recherche –, commandée par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) et dévoilée le 9 novembre, en prélude aux Assises. Les 16 auteurs de cette synthèse constatent, déplorent… et réclament des moyens. Il faudrait « aligner l’investissement français dans les mathématiques sur celui des nations à fort taux de croissance de publications comme la Chine », « sanctuariser le financement des trois grands centres de conférence et d’accueil », « adapter le nombre de postes d’enseignants-chercheurs aux missions croissantes », résoudre la précarisation des postes d’appui, booster le doctorat… mais aussi « créer 100 contrats doctoraux supplémentaires par an pendant 10 ans ». En bref — et d’autres disciplines s’y retrouveront —, des postes et des financements sont nécessaires, notamment en recherche fondamentale. Si les auteurs du rapport ne plaident pas pour un nombre précis de postes supplémentaires, qu’une simple règle de trois permet d’estimer à 400, ils n’ont pas pour autant leur langue dans leur poche.
« Les mathématiques ont payé un lourd tribut à l’autonomie des universités »
Marc Peigné
Dérogatoire. Le premier concerne les appels à projets, en particulier ceux de l’Agence nationale de la recherche – relire notre enquête sur leurs origines : « La forte baisse, ces dernières années, du nombre de projets soumis par les mathématiciennes et mathématiciens aux AAP de l’ANR interroge, tout particulièrement dans le domaine des mathématiques fondamentales […]. Si le fonctionnement sur contrat a ses avantages …] l’identification et la rédaction de projets sont complexes et chronophages ».
Coopétition. Si les résultats aux appels européens (ERC en tête) sont tout de même plus satisfaisants, le rapport des Assises pousse lui le bouchon un poil plus loin en estimant que « la question de l’adéquation entre la discipline mathématique et le système de financement sur projet actuel se pose […] actuellement, les appels à projet conviendraient davantage aux sciences plus applicatives telles que l’informatique et la biologie ». Cette tendance lourde du financement de la recherche ne siérait donc pas aux mathématiciens. Mais ce n’est pas tout.
« Il y a nécessité de mettre en place un programme national, par exemple sur les postdocs »
Clotilde Fermanian-Kammerer
Au-to-no-mes. Marc Peigné, Professeur à l’Université de Tours et président du comité d’experts ayant produit la synthèse du Hcéres, a jeté un pavé dans la mare lors de la conférence de presse de présentation : « Les mathématiques ont payé un lourd tribut à l’autonomie des universités, beaucoup ne sont pas conscientes localement de la priorité à mettre sur les maths et comptent sur le fait que le réseau serait toujours là pour compenser des effets négatifs. Or, ces effets, nous les percevons aujourd’hui : nos collègues n’arrivent plus à remplir l’ensemble de leurs missions. Le balancier qui est parti un peu loin [en faveur de l’autonomie, NDLR] ; il faut revenir [à un pilotage] ]national, l’État a la possibilité de rectifier certains effets de bord ». Des propos qu’a forcément tenté de moduler Thierry Coulhon, président du Hcéres… l’un des artisans de ladite autonomie.
Quadrature du cercle. Déroger en un sens à l’autonomie des universités, Clotilde Fermanian-Kammerer, chercheuse CNRS et également auteur de la synthèse, abonde : « Il y a nécessité de mettre en place un programme national, par exemple sur les postdocs : en cas de recrutement, la thématique de recherche sera toujours prioritaire, ce qui ne résout pas la question de la parité par exemple, alors qu’avec de plus gros effectifs, on peut y arriver. » Une discipline toujours extrêmement masculine, malgré la récente nomination de Nalini Nantharaman à la chaire de géométrie spectrale du Collège de France.
« Nous devons agir en cohérence avec les politiques d’établissement et dans le respect de leur autonomie »
Sylvie Retailleau
À pas comptés. Aux Assises nationales des mathématiques, l’intervention de Sylvie Retailleau a donné aux mathématiciens présents l’assurance d’avoir été écoutés… sans être persuadés d’avoir été entendus. Pas de programme national de recrutement annoncé — ni de postdocs, ni d’enseignants chercheurs —, la ministre de la Recherche dit vouloir agir « en cohérence avec la politique des établissements et dans le respect de leur autonomie ». Du côté de l’Agence nationale de la Recherche (ANR), on assure vouloir traiter le sujet des appels à projets avec la profession, les discussions commençant à peine au pied de la tribune des Assises…
Antichambres. Reste donc à passer du constat à la phase de « lobbying » auprès du ministère de la Recherche et de celui des Finances à Bercy, bien sûr, pour prouver que les maths sont devenues « plus qu’une discipline, un enjeu », pour reprendre les termes de Marc Peigné. En d’autres termes, le plus dur reste à faire : les mathématiques sont notamment parmi les oubliés des Programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR), dotés de 3 milliards d’euros. Stéphane Jaffard s’interroge : « Nos dirigeants prendront-ils la décision de réinvestir dans les mathématiques, comme certains de nos voisins ? La France s’engage sur le chemin inverse en réduisant la voilure ».