La longue marche des labos vers la transition

Comment décider collectivement de mesures pour réduire l’empreinte carbone des labos ? Certains ont réussi et partagent aujourd’hui leur expérience.

— Le 22 septembre 2023

La bioinformaticienne Sophie Schbath n’est plus directrice de son labo mais reste très occupée. Elle va régulièrement donner devant d’autres labos des séminaires d’un genre nouveau où elle présente l’expérience dans laquelle elle a entraîné son unité il y a quatre ans. Une démarche originale qui a mené à des mesures concrètes et collectivement acceptées pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). MaIAGE compte ainsi parmi les 22 laboratoires pilotes de l’expérimentation initiée par le groupement de recherche Labos 1point5 : « Fin 2019, j’ai proposé qu’on participe et le conseil de labo a approuvé. Cela ne nous engageait pas tant que ça car on pouvait en sortir si des conflits émergeaient », explique la chercheuse, également membre de Labos 1point5 qui a lancé cette année un réseau des laboratoires en transition. Retour sur une démarche dans laquelle chacun doit trouver son tempo. 

« J’ai pris conscience que je faisais partie du problème. »

Alexandre Santerne, astrophysicien

Initialisation. Par où commencer ? Pour cadrer les débats sur d’éventuelles mesures de réduction, chiffrer les émissions de GES à l’échelle de son labo est incontournable. Pour ce faire, l’équipe de Labos 1point5 a élaboré un outil : GES 1point5 – nous vous l’avions présenté à sa sortie en octobre 2020. Avec l’accord de la direction et armé de toutes les infos – missions, achats, déplacement domicile-travail des collègues, factures d’électricité ou de gaz… – , une personne référente ou un groupe de travail peut ainsi établir un bilan (BGES) pour une année donnée. Rassembler toutes les infos, parfois éparpillées sur plusieurs tutelles, prend du temps mais beaucoup l’ont déjà fait. À l’heure actuelle, plus de 850 labos sur les 3000 que compte la France ont effectué au moins un bilan et certains ont renouvelé l’opération tous les ans depuis 2019.

Carbone résolution. Le constat est là, vous vous en doutiez : en travaillant, vous émettez des GES. Mais combien ? En moyenne 6,7 tonnes d’équivalent CO2 (tCO2) par tête et par an, une quantité qui varie grandement selon les disciplines et les activités : de moins de 2 tCO2 pour le laboratoire de bioinformatique MaIAGE, à près de 12 pour le laboratoire d’océanographie LOCEAN. La seconde étape consiste à présenter tout cela aux collègues, par exemple en séminaire interne du labo comme l’a fait Sophie Schbath en juin 2020. Dans le Laboratoire d’Astrophysique de Marseille (LAM), la présentation du BGES par le groupe de travail constitué sur le sujet a fait à Alexandre Santerne l’effet d’un électrochoc : « J’ai estimé les missions depuis le début de ma thèse : entre 20 et 30 tCO2/an ! J’ai pris conscience que je faisais partie du problème. » 

« On parle toujours de l’avion  mais nos deux plus gros postes étaient en 2019 les déplacements domicile-travail et le gaz »

Sophie Schbath, bioinformaticienne

La jouer collectif. Présentés à l’échelle du labo pour ne pointer personne du doigt, les bilans peuvent grandement fluctuer d’un chercheur à l’autre. Ils comprennent aussi les émissions communes : chauffage, infrastructures… Avec des  surprises à la clef : « On parle toujours de l’avion [relire notre analyse, NDLR] mais nos deux plus gros postes étaient en 2019 les déplacements domicile-travail et le gaz utilisé pour le chauffage d’un de nos bâtiments. », explique Sophie Schbath. Sa position à la tête du labo n’était pas sans susciter des inquiétudes : la directrice allait-elle imposer des mesures contraignantes ? Elle s’est voulue rassurante et a par la suite essayé de séparer ses deux casquettes, remettant au groupe de travail GreenMaIAGE le soin de présenter les avancées.

Arbre à palabre. L’étape suivante est donc d’organiser des débats au sein du labo. Pour rester sous la barre des 1,5°C de réchauffement global – un objectif qui semble déjà hors de portée –, chaque entité doit réduire ses émissions de moitié d’ici 2030, mais comment ? Certains labos en transition ont fixé la barre moins haut, voire n’ont pas fixé d’objectif du tout, les réactions étaient très variées. La transition d’Alexandre Santerne a été radicale :  aucun voyage en avion depuis quatre ans. Mais il le constate : « Tout le monde n’est pas encore convaincu ». Alors que ses collègues planchent sur les origines de la vie, « certains se dédouanent avec l’argument que répondre à ces questions transcende tout, comme si leur activité de recherche était plus importante que la survie de l’humanité. » Le groupe de travail dont il fait partie, réunissant une vingtaine des 200 personnels du Laboratoire d’Astrophysique de Marseille (LAM), s’est en premier attelé à des actions de sensibilisation, qui commencent à porter leurs fruits. 

« Certains avaient peur que nous décidions dans notre coin, ce qui n’était pas le but »

Sophie Schbath

Laisser le choix. Au sein du laboratoire MaIAGE, souvent cité en exemple, le groupe de travail s’est appuyé sur le kit de Labos 1point5 composé de fiches sur de potentiels dispositifs de réduction, allant du moins contraignant comme la sensibilisation au plus contraignant comme les quotas – qui peuvent notamment prendre la forme d’un plafonnement des émissions liées aux achats et aux missions d’une équipe ou d’un chercheur. Des réunions ont été organisées pour lire et discuter de chaque fiche, ce qui a pris presque un an. « Certains avaient peur que nous décidions dans notre coin, ce qui n’était pas le but », se souvient la chercheuse. D’où l’importance d’annoncer ces réunions puis de rendre publics les comptes-rendus. La crispation a atteint son paroxysme quand ont été abordés les sujet des quotas et de la taxe carbone, au point que dans la communauté des matheux franciliens, la rumeur circulait que MaIAGE allait rationner les voyages en avion. 

Bouche à oreille. « Je l’ai appris par une collègue d’un autre labo et nous avons alors décidé d’organiser un scrutin anonyme : 75% des votes exprimés soutenaient une démarche générale de réduction des GES dans notre labo », explique l’ancienne directrice du laboratoire, alors soulagée. Le groupe de travail a par la suite fait plancher les collègues sur les avantages et inconvénients des mesures à l’origine de la discorde, ainsi que sur d’éventuelles améliorations. « Des quotas individuels reportables d’une année sur l’autre semblaient plus acceptables que des quotas échangeables », détaille Sophie Schbath. Des propositions qui ont ensuite été soumises au vote.

« Il était important que ceux qui étaient contre puissent s’exprimer »

Sophie Schbath

Directors cut. Parfois perçue comme abstraite, l’élaboration de scénarios de réduction est peut-être la phase la plus complexe. Au laboratoire MaIAGE, la démarche a été très pragmatique : qu’est-ce que les membres du labo sont prêts à faire ? Le groupe de travail GreenMaIAGE a donc soumis une liste de 28 actions pour lesquelles tous devaient choisir entre “oui”, “oui si besoin” et “non”. À partir des résultats, quatre scénarios emboîtés comme des poupées russes ont été imaginés, allant du moins coercitif au plus radical : « Le scénario 1 regroupait essentiellement les actions de sensibilisation acceptées par une grande majorité alors que dans le quatrième comprenait les mesures les plus contraignantes comme les quotas ». Quorum ou non, majorité simple ou qualifiée, dans les autres labos pilotes, la démarche a parfois été très différente, chacun allant de son imagination sur les modalités de vote.

Efforts payants. L’outil Scénario 1point5 lancé au printemps 2023 permet d’évaluer les répercussions sur le BGES du labo de 17 actions et d’aider à la discussion dans les labos. Mais il n’existait pas fin 2021, l’équipe de MaIAGE a donc estimé à la louche : 10% de réduction pour premier scénario et jusqu’à 50% pour le scénario 4. Ces scénarios ont été présentés en assemblée générale en février 2022, suivis d’un vote anonyme s’étalant sur quinze jours. Chacun votait pour son scénario préféré, soutenant implicitement les scénarios moins ambitieux ; celui ayant obtenu plus de 50% des votes devait être retenu. Avec également la possibilité de voter pour un scénario 0 “business as usual” : « Il était important que ceux qui étaient contre puissent s’exprimer », justifie Sophie Schbath. « Si vous n’êtes pas d’accord, votez pour le scénario 0, il n’y aura pas de retour en arrière », a-t-elle averti ses collègues à l’époque. 

« L’arrêt du chauffage et de la climatisation dans les parties communes a déjà un impact »

Alexandre Santerne

Thermostat. Résultat dans ce petit labo entouré de prés dans lequel quelques vaches broutent paisiblement : 78% de participation et le scénario 3 l’a emporté, visant 40% de réduction des GES. À la surprise de Sophie Schbath qui s’attendait plutôt à voir le 2 triompher. Hausse du télétravail, maîtrise des achats d’équipements informatiques neufs, réduction de l’usage de l’avion, modulation du chauffage dans les bureaux, mise en place d’une taxe carbone sur le budget gaz /électricité, la liste des mesures est fièrement affichée sur leur site. Avec un prélèvement de 100€ par tonne de carbone émise en trop, c’est l’unique laboratoire pilote dans lequel une telle mesure a été adoptée. Les quotas, non retenus à MaIAGE l’ont en revanche été dans près d’un labo sur quatre. Dans les termes utilisés, pas d’interdiction, on compte sur la bonne volonté des collègues : « Ça aurait eu moins de poids si le vote avait juste eu lieu en conseil de labo », juge Sophie Schbath.

Avec le temps. Ailleurs, d’autres ont peur d’aller plus vite que la musique : « Certains labos ont fait l’erreur de soumettre au vote des résolutions alors que beaucoup n’étaient pas encore prêts », estime Alexandre Santerne, dont le groupe travaille toujours à sensibiliser les collègues. Mais cela n’empêche pas de commencer à agir : « Lors d’un conseil de labo, on a pris le temps de leur présenter les possibles actions sur une matrice d’Eisenhower [du nom du président américain, NDLR] avec deux axes : facilité à mettre en place versus impact. » Les membres élus ont donc pu choisir des actions simples et efficaces et un premier plan de transition a été acté : des trajets en train de moins de cinq heures obligatoires en remplacement de l’avion, des aménagements des parties communes pour limiter les pertes énergétiques ou l’arrêt du chauffage et de la climatisation dans les parties communes. « Cela a déjà un impact », s’enthousiasme le co-référent développement durable Alexandre Santerne pour qui cette démarche de réduction s’apparente vraiment à de la recherche… avec son labo comme objet d’étude.

« Si personne n’a à se priver pour ses recherches, alors pourquoi pas ? »

Sophie Schbath

Question de sous. Au laboratoire MaIAGE, on investit notamment grâce aux reliquats de fin d’année : « Avant, on achetait des ordinateurs, aujourd’hui on dépense plus intelligemment : des ampoules basse consommation, des robinets automatiques, un abri à vélo, des volets… », énumère Sophie Schbath. Des dépenses qui font sortir le labo de son périmètre de locataire des lieux : « La direction du campus a un budget limité et notre labo tourne confortablement. Si personne n’a à se priver pour ses recherches, alors pourquoi pas ? » Un gros projet est également en chantier depuis 2019 : la mise en place d’un système de réglage individuel du chauffage dans chaque bureau, pour la modique somme de 25 000 euros. Et d’autres sont dans les tuyaux comme le remplacement de la chaudière au gaz et l’installation de panneaux solaires. Un projet qui fait aussi envie aux astrophysiciens de Marseille.

With a little help. Se comparer avec des unités ayant plus ou moins les mêmes usages a permis au LAM de réaliser qu’ils étaient non seulement un des labos les plus pollueurs du campus, mais aussi parmi les labos d’astro en France. Notamment à cause de leurs locaux. « Pourtant, notre bâtiment, construit en 2008, n’est pas une passoire thermique », s’étonnait Alexandre Santerne. La raison était en réalité cachée dans les couloirs de leurs grandes salles blanches, des infrastructures très gourmandes en énergie leur permettant de fabriquer et tester des instruments pour le spatial : « En plein confinement, nous étions en télétravail mais les salles blanches tournaient à plein régime, avec des régulations en température, hygrométrie et pression… Ces dépenses semblaient incompressibles ». Jusqu’à ce qu’ils rencontrent des collègues physiciens, gérant une des plus grandes salles blanches de France, le Centre de Nanosciences et de Nanotechnologies (C2N) à Saclay : « Ils ont réussi à diminuer de 64% leur facture de gaz », explique Alexandre Santerne qui va aimerait mettre en place le même genre d’optimisation dans son labo.

Les labos parlent aux labos

Pouvoir s’inspirer de la démarche d’autres laboratoires, c’est l’objectif du nouveau réseau des laboratoires en transition qu’a lancé Labos 1point5, adressé aux labos pilotes, mais aussi et surtout à tous les autres. La seule condition pour y entrer : avoir réalisé au moins un bilan de ses émissions sur au moins un poste – déplacement, bâtiments, achats. Céline Serrano, ingénieur de recherche Inria, le coordonne avec Marie-Alice Foujols : « Après le BGES, les référents peuvent avoir un sentiment d’isolement, voire de découragement, qu’on souhaite briser ». « Au départ, on a l’impression d’être face à une énorme montagne. Voir que c’est possible ailleurs aide quand on a l’impression de ramer », confirme Sophie Schbath, co-animatrice du réseau. Pour Alexandre Santerne, c’est avant tout un travail d’équipe : « Les actions et l’énergie de toutes et tous sont indispensables ». Depuis le webinaire de mai, un canal d’échange regroupe plus d’une centaine de personnes et le développement d’une plateforme est en cours, prévue pour fin 2023. Celle-ci rassemblera les fiches de chaque laboratoire qui le souhaite avec leurs BGES, leurs actions, leurs scénarios, leurs spécificités… et permettra de rechercher par discipline, zone géographique ou taille pour comparer les démarches et échanger. « Les labos aident les labos », parie Labos 1point5.

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