La neutralité scientifique percutée par la crise climatique

Peut-on être chercheur et militant ? L’engagement de scientifiques dans la lutte contre le dérèglement climatique remet en cause la notion pourtant très ancrée de neutralité scientifique.

— Le 3 novembre 2022

« Si vous voyez cette vidéo, c’est que je suis en prison… ». Seize scientifiques dont quatre Français avaient laissé leurs témoignages face caméra avant d’aller dormir derrière les barreaux cette semaine en Allemagne, aux lendemains d’une série d’actions des Scientifiques en rébellion [relire l’épisode 1 de cette enquête en deux volets] dont une au siège de BMW à Munich. Parmi eux, le chercheur en astrophysique Jérôme Guilet, qui confiait pourtant à TheMetaNews le 28 octobre hésiter à se lancer dans une nouvelle action. Son engagement a semble-t-il été plus fort. Déjà arrêté quelques jours auparavant, il risquait une détention plus longue allant jusqu’à une semaine. La loi est en effet plus répressive en Bavière qu’à Berlin, où le premier groupe de Scientifiques en rébellion, une soixantaine venant du monde entier dont environ trente Français, était entré en scène mi-octobre. 

Dernier recours. Pourquoi prendre un tel risque ? Parce que ces scientifiques ont l’impression d’avoir épuisé les autres moyens d’actions. Kevin Jean, épidémiologue, en témoigne : « On a tout essayé : la production d’articles scientifiques, la formation des députés [en participant à l’initiative Mandat Climat au lendemain des législatives, NDLR], des tribunes… sans qu’il n’y ait de traduction politique. » L’océanographe Xavier Capet exprime également sa frustration : « J’ai le sentiment intime que les débats sont cadenassés ». 

« Si être neutre signifie rester froid et calme dans son bureau en regardant tous les indicateurs se dégrader, alors non, je ne suis pas neutre »

Xavier Capet

Preuve scientifique. La désobéissance civile des chercheurs trouve aussi sa légitimité dans la littérature scientifique. Ces dernières années, trois publications scientifiques justifient sa pertinence, dont le récent “comment” publié dans Nature climate change co-signé par Julia Steinberger, un travail sans recherche originale mais “peer-reviewed” et qui a servi de base à cette tribune parue dans le Monde.  « Nous avons rassemblé la littérature sur le sujet afin de communiquer de manière concise aux chercheurs », explique l’économiste écologique – une branche qui s’oppose à l’économie “mainstream” et que notre numéro sur la décroissance abordait.

Réalistes avant tout. Pour autant, la désobéissance civile n’est pas idéalisée : « Je continue de m’interroger sur l’utilité de ce genre d’action, notamment en termes de retombées dans les médias », confie Xavier Capet. De retour en France après sa semaine à Berlin, Marie P.* est déçue de la couverture de leurs actions dans la presse allemande, assez conservatrice : « Nous avons été décrits comme des activistes pour le climat sans mention du fait que nous étions des scientifiques, ce qui dénature notre message », analyse-t-elle. Ce qui ne la décourage pas pour autant.

Conscience à deux vitesses. Au sein de la communauté, les réactions varient de la sympathie à l’incompréhension, en passant par l’indifférence. Marie P.* a reçu une grosse « claque » quand elle a diffusé l’information à ses collègues en amont des opérations : « J’étais naïve, je pensais qu’ils allaient tous venir avec moi mais à la place les réponses étaient au mieux “c’est super mais je n’ai pas le temps” », raconte-t-elle [relire notre interview d’Yves Gingras]. Elle qui est venue à l’océanographie pour protéger le milieu marin a été vite désenchantée par le monde de la recherche : « Certains s’intéressent plus à leur carrière qu’au reste », constate la postdoc avant d’ajouter : « Leur froideur me glace ».

« Ceux qui prônent la neutralité ont un parti pris qu’ils ne reconnaissent pas : faire des sciences pour servir la croissance, est-ce neutre ? »

Kevin Jean

Camarades de l’ombre. Certains manifestent tout de même de la sympathie envers leurs collègues rebelles, n’en déplaise à certains journalistes. Julia Steinberger s’en amuse : « La télévision suisse a fait un reportage sur moi et ils étaient désespérés de ne trouver aucun de mes collègues pour dire du mal des actions auxquelles je participe ». Jérôme Guilet et Kevin Jean qui sont tous deux déjà passé par l’épreuve de la garde à vue en témoignent également : après avoir décroché et brandi des portraits d’Emmanuel Macron [relire notre premier épisode], ils n’ont reçu que des messages de sympathie. Cela a d’ailleurs été l’occasion d’une mise en relation avec des collègues qui ne déclaraient pas tout haut leur engagement. « Beaucoup craignent pour leur carrière », reconnaît Kevin Jean.

Vivons cachés. D’après une enquête effectuée au printemps 2020 au sein de l’Université de Lausanne (Unil), 42% des répondants affirmaient s’être engagés au cours des cinq dernières années, en majorité sur les thèmes liés à l’environnement ou la justice économique et sociale. Parmi eux, environ un tiers indiquaient avoir été confrontés à des réactions négatives mais sans incidence sur leurs recherches. Les assistants et doctorants sont évidemment les plus préoccupés, comme Marie P.* qui préfère ne pas être identifiée comme militante lors des concours de recrutement en France. Certains chercheurs plus seniors se sentent à l’abri, comme Alice Meunier : « Ma position de statutaire et le fait que j’ai décidé de ne pas demander de gros financements me permettent de ne pas craindre pour la poursuite de mes activités de recherche. »

« Il ne faut pas brusquer les collègues en leur disant qu’ils ont tort et que la neutralité n’existe pas, mais plutôt les inviter à se poser les bonnes questions »

Éric Guilyardi

Et glu et glu… Il faut dire qu’un scientifique en blouse blanche occupant le musée Porsche pour réclamer la décarbonation du secteur des transports allemands ou demandant l’annulation de la dette des pays du Sud devant le siège de Black Rock – la vidéo est sur Youtube – tranche avec l’image du scientifique tout en retenue, cantonné à son sujet et soumis au devoir de neutralité. « Si être neutre signifie rester froid et calme dans son bureau en regardant tous les indicateurs se dégrader, alors non, je ne suis pas neutre », clame Xavier Capet. Kevin Jean renverse la question : « Ceux qui prônent la neutralité ont un parti pris qu’ils ne reconnaissent pas : faire des sciences pour servir la croissance, est-ce neutre ? ». « Faire des recherches en maths financées par la défense américaine, est-ce neutre ? », ajoute Julia Steinberger.

Dialogue de sourds. Les scientifiques engagés ne sont pas naïfs : « On se sert de la neutralité pour faire taire les chercheurs qui dérangent ce statu quo », analyse Julia Steinberger. « Nos collègues en sciences humaines et sociales savent depuis bien longtemps que la neutralité n’existe pas », explique Xavier Capet pour qui la notion n’est brandie que pour tenter de discréditer des scientifiques dont l’engagement dérange. Mais les choses évoluent, selon l’océanographe : « En 2018, on était empêtré dans ces débats autour de la neutralité scientifique. Aujourd’hui, cela va mieux. »

Faux problème. Qu’en disent les spécialistes du sujet ? Augustin Fragnière, chercheur en sciences de l’environnement formé à la philosophie, est l’auteur principal d’un rapport sur l’engagement public des universitaires – dont la désobéissance civile n’est qu’une facette – au sein de l’université de Lausanne. Selon le rapport, même si le devoir de neutralité est encore profondément ancré dans les esprits, il n’est pas la bonne manière d’aborder le problème car la science n’est pas exempte de valeurs : « Le choix des sujets est influencé par les financements et les opinions personnelles des chercheurs. De plus, la communauté scientifique porte elle-même des valeurs et une déontologie », explique-t-il. 

« Des études constatent qu’un scientifique qui prend position publiquement ne voit pas son image dégradée, au contraire »

Augustin Fragnière

Personne derrière. Ainsi, la neutralité scientifique n’existerait pas. C’est ce qu’a appris le chercheur en sciences du climat Éric Guilyardi depuis la création d’un groupe de réflexion sur l’éthique et l’engagement public au sein de l’Institut Pierre Simon Laplace (IPSL) – relisez l’article de Camille Risi, notre chercheuse invitée à la rédaction. Alors que, selon une enquête interne, la moitié des chercheurs en sciences de la Terre et du climat de l’institut estiment qu’il est important de rester neutre et que des tensions sur ce sujet ont surgi depuis quelques années, Éric Guilyardi souhaite y aller doucement : « Il ne faut pas brusquer les collègues en leur disant qu’ils ont tort et que la neutralité n’existe pas mais plutôt les inviter à se poser les bonnes questions ».

Pas de paradoxe. La bonne question – celle que tout le monde se pose tout bas – serait donc plutôt : un chercheur militant peut-il produire une bonne recherche ? Question à laquelle Augustin Fragnière répond sans hésiter : « Oui, si cela est fait dans le respect des méthodes, procédures et normes autour desquelles la recherche est organisée. Les valeurs n’empêchent pas de tendre vers une certaine objectivité. » Une réponse sans équivoque, donc. Éric Guilyardi préfère la notion de fiabilité, qui suppose robustesse et pertinence de la recherche et appelle en parallèle à une « vigilance collective » pour limiter les risques.

Cultures. D’un soutien sans faille envers les chercheurs engagés et demandant à l’université de Lausanne de faire de même, le rapport suisse tranche avec la méfiance – ou la prudence – présente dans la culture française. Malgré des remises en cause récentes – relire notre interview de Michel Dubois —, le devoir de neutralité est toujours inscrit noir sur blanc dans la charte nationale de déontologie des métiers de la recherche datant de 2015. À la place, en Suisse, “l’engagement citoyen” figure dans la charte de certaines universités, comme celle de Lausanne. Un engagement qui ne nuit pas à la crédibilité de la recherche, comme l’explique Augustin Fragnière : « Des études constatent qu’un scientifique qui prend position publiquement ne voit pas son image dégradée. Au contraire, il est perçu comme soucieux du bien commun et utile à la société ».

« Nous ne sommes pas des robots. Ne pas reconnaître que l’on a des préjugés est plus dangereux que d’être transparent »

Julia Steinberger

Undercover. Si les chercheuses et chercheurs français militants pour le climat ne sont pas soutenus par leurs institutions, ils ne sont pas non plus réprimandés. Parmi les Scientifiques en rébellion interrogés par TheMetaNews, aucun n’a fait l’objet d’un rappel à l’ordre de la part de son employeur, qu’ils prennent d’ailleurs bien soin de ne pas mentionner lors de leurs actions. Jérôme Guilet se présente comme astrophysicien et non chercheur au CEA, Kevin Jean comme épidémiologue et non enseignant-chercheur au Cnam… Seul Xavier Capet s’affiche dans les médias comme membre du LOCEAN, de l’IPSL et du CNRS : « J’y suis attaché car ce sont les racines de mon engagement ». Tout en précisant qu’il prend des jours de congés pour les actions, Xavier Capet n’a jamais eu de remarque de son employeur.

Un détail pour certains. Autrice principale dans le troisième groupe du GIEC, Julia Steinberger s’est faite une fois taper sur les doigts par le groupe d’experts international : « J’ai été présentée à mon insu par les organisateurs d’un événement militant comme autrice du GIEC alors que je parlais de mes propres recherches », raconte la chercheuse. Depuis, elle fait très attention. Face à des collègues trop prudents qui s’interdisent toute prise de position, elle a lu les petites lignes du règlement du GIEC et l’affirme aujourd’hui sans aucun doute : « On a le droit de dire ce que l’on veut tant qu’on n’est pas présenté comme auteur du GIEC ». 

La part des choses. L’engagement va de pair avec des devoirs et des responsabilités, rappelle l’universitaire suisse. La transparence doit notamment être de mise lors des prises de parole publique : le chercheur doit préciser s’il expose un consensus en tant qu’expert ou bien une opinion en tant que citoyen. Une responsabilité dont Kevin Jean est bien conscient : « Il faut être “carré” dans ses prises de parole ». La transparence peut quant à elle bénéficier à la recherche et à la robustesse des résultats, comme l’exprime Julia Steinberger : « Ne pas reconnaître que l’on a des préjugés est plus dangereux que d’être transparent. Nous ne sommes pas des robots. »

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