La recherche américaine peut-elle résister ?

Aux lendemains de la mobilisation du 7 mars contre les mesures de l’administration Trump, le plus dur reste à faire : contrer la lame de fond qui emporte la science outre-Atlantique.

— Le 12 mars 2025

« Scientifiques persécutés, démocratie en danger », « Scientists support scientists », « Science against totalitarianism »… Voici quelques-uns des nombreux slogans que l’on pouvait lire sur les pancartes brandies par les manifestants — peut-être l’un d’entre vous ? — le vendredi 7 mars dernier. Des dizaines de milliers de personnes, principalement aux États-Unis et en Europe, se sont rassemblés sous la bannière Stand up for science pour dénoncer les violentes attaques perpétrées contre les sciences par Donald Trump et son gouvernement. Coupes drastiques dans les budgets publics, gel de subventions, censure, licenciements massifs… En moins de deux mois à la Maison Blanche, les griefs ne manquent pas. « Les sciences et les scientifiques sont en danger », s’est inquiété l’historien français et professeur au Collège de France Patrick Boucheron lors d’une conférence de presse au Collège de France le 7 mars. 

« [La France] n’est pas immunisée »

Yannick Jadot

Foule en délire. Née à l’initiative de cinq jeunes chercheurs étatsuniens, cette mobilisation n’est pas inédite. Suite à la première élection du milliardaire américain, la « Marche pour la science » avait rassemblé en 2017 plus d’un million de participant·es dans près de 600 villes du monde. Si cette nouvelle édition semble avoir eu plus de mal à dépasser les frontières américaines — comme le recense le site de l’initiative — elle a pourtant su mobiliser l’Hexagone. « En France, il faut remonter à 2004 pour retrouver une telle mobilisation en soutien à la recherche scientifique », souligne le communiqué de presse du mouvement. Sur la place Jussieu, au cœur du 5ème arrondissement de la capitale, ce sont ainsi plus de 5 000 personnes qui ont répondu présentes à l’appel — entre 13 et 16 000 dans une vingtaine de villes françaises. Parmi les VIP de la manifestation de Paris : certains présidents d’établissements franciliens (Pasteur, IRD, Paris Cité, Sorbonne U, Saclay…) et des élus locaux ou nationaux. Sur la fontaine centrale, qui a servi d’estrade de fortune, les interlocuteurs se succèdent, mégaphone en main. Avant le départ du cortège, le sénateur écologiste Yannick Jadot s’est indigné devant la foule : « Face à un régime fasciste qui tente d’imposer mensonge et haine, nous avons besoin de vérité ». Ce n’est pas la seule personnalité politique à avoir fait une apparition : Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie Les Verts, était elle venue assister à la conférence de presse précédant la manifestation.

À contre sciences. « Délibérer sur la base de faits et non de croyances est la base de toute démocratie », avait souligné la climatologue au CEA et ancienne co-présidente du rapport du GIEC Valérie Masson-Delmotte lors de cette conférence. Aux côtés de quatre autres signataires de la tribune parue dans Le Monde mercredi dernier, elle a dressé un état des lieux des attaques de l’administration « Trump 2 » contre la recherche. Et la liste est longue — Science a d’ailleurs mis en place un Trump Tracker pour en suivre l’évolution. Interdictions de travailler avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de participer à la dernière réunion des experts du climat du GIEC retardant le lancement du prochain rapport, licenciement de 10% des employés de l’agence de santé américaine (NIH) et de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA), suppression de bases de données entières, suspension « brutale » de nombreuses subventions fédérales, comme celles de l’agence de développement américaine (USaid). Cette dernière portait à elle seule 42 % de l’aide humanitaire au niveau mondial avec pour conséquence directe l’arrêt d’un programme de lutte contre le VIH, Pepfar, présent dans 55 pays. « C’est plus de 18 000 adultes et un peu moins de 2 000 enfants qui sont décédés depuis la mise en place de cette mesure », appuie l’épidémiologiste à l’Inserm Dominique Costagliola. 

« Les sciences sociales ont le triste privilège d’avoir été la première cible »

Patrick Boucheron

Ricochets. « Les sciences sociales ont le triste privilège d’avoir été la première cible », rappelle Patrick Boucheron. Il évoque ainsi la fameuse liste de mots interdits par l’administration Trump que l’on trouve aujourd’hui dans des mémos gouvernementaux et dans des directives d’agences et qui permettent in fine de « signaler automatiquement pour examen certaines propositions de subventions et certains contrats susceptibles d’entrer en conflit avec les décrets de Donald Trump » peut-on lire dans le New York Times qui les a recensés. Si les études climatiques sont largement impactées, ce sont au premier chef des termes liés aux sciences sociales — « genre », « diversité », « femmes » — qui y sont représentés. « Les sciences de la nature sont les victimes collatérales d’une attaque massive contre les sciences sociales qui se déroule depuis des années partout dans le monde, y compris en France », souligne Patrick Boucheron. Des propos soutenus par Dominique Costagliola qui cite notamment l’arrêt outre-atlantique de travaux sur les différences entre homme et femme de certaines pathologies. Mais aussi par l’académicienne et directrice de recherche au CNRS en informatique Claire Mathieu dont la discipline semble pourtant épargnée par les attaques directes de Trump. Dernière en date : la suspension de toutes les recherches en science sociale du Departement of defense (DOD).

Chercheurs bâillonnés. « Ces attaques généralisées sont d’une brutalité stupéfiante et volontaire pour empêcher les chercheurs de s’exprimer », qualifie l’informaticienne. Chacun raconte tour à tour avoir contacté des collègues aux États-Unis. Des messages parfois laissés sans réponse ou ne répondant pas sur le fond. « Ils ont peur pour leurs équipes », analyse Dominique Costagliola. Si Valérie Masson-Delmotte cite — avec leur autorisation — plusieurs noms de chercheurs licenciés, les interlocuteurs de Claire Mathieu ont tous réclamé l’anonymat par peur de représailles. Tous dénoncent l’instauration d’un climat de peur et d’intimidation : visite surprise du DOGE — le département de l’efficacité gouvernementale, dirigé par Elon Musk — dans les laboratoires, menace de backlash sur les réseaux sociaux et, pour les employés fédéraux, des demandes de descriptions régulières de leur emploi du temps. Le physicien à l’École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI Paris) José Eduardo Wesfreid témoigne lui d’une situation similaire à l’Argentine de Javier Milei — relire notre analyse — où le gouvernement tente de « séparer les scientifiques du reste de la population » pour les décrédibiliser. 

« Si la situation reste encore incomparable à celle des États-Unis, il y a tout de même des germes de trumpisme en France »

Claire Mathieu

Science (plus trop) fiction. Trump et son administration mènent ainsi une véritable croisade contre la recherche scientifique. Le vice-président du pays, J.D Vance, l’assumait déjà pleinement dans un discours daté de 2021 où il désignait comme ennemi numéro un l’université et les professeurs. « Il faut être très vigilants, la science est compliquée à construire mais facile à détruire », clame la climatologue. Pour Patrick Boucheron, « si dans les années cinquante [à l’époque du Maccarthysme, NDLR], certains scientifiques étaient déjà attaqués pour leurs opinions politiques, aujourd’hui, ils le sont sur la définition même de leur métier », parce qu’ils sont par essence « des travailleurs de la preuve ». Une situation sans précédent où « l’obscurantisme technophile a pris le pouvoir à la façon d’un coup d’état », poursuit l’historien qui ne voit d’autres solutions que de convoquer certains récits dystopiques et œuvres de sciences fictions pour analyser la situation. Une « destruction systématique du régime de vérité », selon lui. 

Non-science. « Si sur des sujets de défense, on a déjà mis en place une coordination européenne, face aux menaces graves sur la production de savoirs aux États-Unis, rien n’a encore été fait », s’inquiète Valérie Masson-Delmotte qui appelle sans attendre aux côtés de ses collègues à une solidarité nationale et internationale. Si en 2017, Emmanuel Macron avait mis en place l’initiative « Make our planet great again », suite à la décision des Etats-Unis de sortir de l’Accord de Paris, rien de tel pour l’instant malgré la mobilisation du ministère de la Recherche, annoncée le 7 mars pour accueillir des chercheurs américains. Le programme Pause, qui accueille dans les institutions françaises des scientifiques en exil, a quant à lui « reçu les premières candidatures américaines », souligne un Patrick Boucheron abasourdi. Comment ne pas l’être lorsque l’on sait que l’initiative avait été initialement lancée pour aider les scientifiques menacés en Syrie, en Afghanistan ou en Ukraine. Interrogé sur la situation à l’Assemblée nationale le 5 mars dernier, le ministre chargé de l’Enseignement supérieur et de la recherche Philippe Baptiste, a appelé à « renforcer » les dispositifs d’accueil des scientifiques internationaux déjà existants pour « augmenter la part des scientifiques américains qui voudraient nous rejoindre ». Une discussion qu’il estime lui aussi nécessaire « au niveau européen ». Il rencontrait d’ailleurs le 10 mars dernier certains des organisateurs du mouvement Stand up for science.

« Lorsqu’on attaque [la science], c’est l’ensemble de la société qui est attaquée »

José Eduardo Wesfreid

Trump en VF ? « Si la situation reste encore incomparable à celle des États-Unis, il y a tout de même des germes de trumpisme en France », souligne Claire Mathieu. En témoigne le murage d’Inrae il y a quelques mois de cela (relire notre interview de Philippe Mauguin) ainsi que les récentes attaques — contre les agences de protection de l’environnement et/ou de la santé comme l’Office française de la biodiversité (OFB) — relire notre interview de Philippe Grandcolas —, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) ou l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). « Nous ne sommes pas immunisés », insiste Yannick Jadot auprès de TheMetaNews une fois le cortège lancé, pointant du doigt des gardes fous de plus en plus fragilisés. 

Pas woke. Une partie de l’espace médiatique est « saturée par des entrepreneurs d’approximation », explique Patrick Boucheron, qui font de l’islamo-gauchisme universitaire la principale menace. Avec cette « chasse au wokisme », « l’extrême droite tente de créer une majorité culturelle contre la science et c’est extrêmement dangereux », s’inquiète Yannick Jadot. En Argentine, des manifestations contre les mesures budgétaires avaient rassemblé près d’un million de personnes à travers le pays et entraîné un rétropédalage du gouvernement. De quoi redonner « un peu d’espoir », espère José Eduardo Wesfreid. Les scientifiques vont donc devoir redoubler d’efforts pour se faire entendre. « La science est un bien commun : lorsqu’on l’attaque sur son principe, c’est l’ensemble de la société qui est attaquée », conclut l’historien.

À lire aussi dans TheMetaNews

Prêts pour une partie de risque ?

Comment faire tomber un œuf (cru) d’une hauteur de dix mètres sans le casser ? C’est un des problèmes qu’une dizaine de chercheur·es INRAE ont tenté de résoudre le 13 novembre dernier lors d’un atelier EXPLOR’AE — le programme de recherches dites “à risque” de...

Ces bourdes qui mènent à la rétractation

L’erreur est humaine et le monde de la recherche n’y fait pas exception. Oublier de changer les paramètres de l’expérience d’une mesure à l’autre, mettre une virgule en trop dans le code d’analyse ou copier-coller trop vite… Les possibilités d'étourderie sont...

« Tout se passait dans mon intimité stricte »

La salle du Cneser disciplinaire n’est pas bien pleine aujourd’hui. Seuls quelques membres du jury ont été convoqués, l’accusé apparaît aux côtés de son avocat, une seule représentante de l’université a fait le déplacement. L’affaire n’est pourtant pas commune. Le dos...