Remontons dans le temps : à l’été 2012, le Cern vivait un moment de liesse. Les physiciens avaient détecté le premier boson de Higgs, dont l’existence avait été prédite 50 ans auparavant – sans jamais avoir été observée – afin de répondre à une question qui taraudait la communauté : pourquoi certaines particules ont une masse et d’autres non ? Dernière pièce du puzzle, la preuve de son existence permettait de valider la théorie dite du modèle standard dans son ensemble. Un coup de maître rendu possible grâce à la construction du LHC, approuvé en 1994 pour un budget de 5 milliards d’euros et mis en service en 2008 – accompagné par la crainte que des mini-trous noirs y soient créés, souvenez-vous. Mais aujourd’hui, la direction scientifique semble moins bien tracée et ne convainc pas tout le monde. « Si l’on n’arrive même pas à l’expliquer à d’autres scientifiques, c’est que, plus généralement, la portée sociétale n’est pas bien claire », estime Laurent Husson. Selon des physiciens du domaine, la théorie ne prédit actuellement pas les gammes d’énergies nécessaires pour détecter de nouvelles particules. Aucune garantie, donc, de faire de nouvelles découvertes fracassantes avec la phase I de fonctionnement du FCC prévue à partir de 2040. Également appelée “usine à Higgs”, elle permettra en revanche des mesures de précision sur la fameuse particule, qui seront poursuivies lors de la phase II pensée pour opérer à l’horizon 2070 afin de tester la pertinence d’autres modèles théoriques à plus haute énergie, par exemple autour de la matière noire.
« Le leadership mondial dans la science fondamentale des accélérateurs et les technologies associées [risquent de] partir en Chine »
Fabiola Gianotti
Stop ou encore ? Les physiciens envisageraient-ils donc de construire une machine trois fois plus grande que la précédente… juste parce que c’est aujourd’hui techniquement possible ? « Parmi toutes les idées de collisionneurs, le FCC est la meilleure option pour répondre aux questions de la communauté », estime Jessica Leveque, précisant que des backups existent en cas de non-faisabilité. Une option plébiscitée par les chercheurs français du domaine, organisés autour de l’Institut CNRS Nucléaire & Particules (autrefois In2p3). Comme tous leurs collègues européens, ceux-ci sont consultés pour l’établissement de la Stratégie européenne pour la physique des particules, l’organe de conseil du Cern. Mise à jour tous les six ou sept ans depuis 2006, elle le sera à nouveau cette année et les physiciens des particules français se sont réunis en janvier à Paris pour préparer leur copie. Les participants ont proposé un paragraphe sur le développement durable des infrastructures du Cern et l’insertion comme contrainte au projet, au même titre que le budget, d’une diminution de l’empreinte carbone.
Contre la montre. Pour Yann Coadou, une autre direction aurait été souhaitable, par exemple le développement de nouvelles techniques d’accélération permettant des machines beaucoup plus compactes et moins énergivores, quitte à remettre à plus tard l’exploration d’énergies plus élevées. Cependant, devant la crainte de voir la Chine construire une machine similaire, le Cern accélère. Le gouvernement chinois devrait en effet statuer cette année sur le projet de Circular Electron Positron Collider pour démarrer les travaux dès 2027. Une concurrence de taille : « Si la Chine réalise ce projet avant nous, cela veut dire que le leadership mondial dans la science fondamentale des accélérateurs et les technologies associées, qui ont déjà un impact énorme sur la société, vont partir en Chine », s’inquiétait Fabiola Gianotti en avril 2024. La survie du Cern, institution vieille de 70 ans et créée au sortir de la Seconde Guerre mondiale sous l’égide de l’Unesco, serait donc en jeu, tout comme serait obéré l’avenir de toute la communauté européenne des physiciens des particules : « Nous serions face à un dilemme, celui de prendre l’avion pour aller travailler dans une dictature où le respect des normes environnementales et l’ouverture des données ne sont pas garanties », s’inquiète Jessica Leveque qui ajoute : « Si le projet de FCC était réellement sans intérêt, pourquoi la Chine voudrait-elle en faire un similaire ? »
« Qui peut encore croire à une stabilité géopolitique, environnementale et économique suffisante dans les décennies à venir »
Laurent Husson
Fleuron. La réponse est simple : construire le plus grand accélérateur de particules du monde permet aussi de redorer l’image d’un pays ou d’un continent, mais aussi son économie. Le succès du Cern était notamment souligné par le rapport Draghi (relire notre analyse), dont l’auteur Mario Draghi, économiste et ancien premier ministre italien, y prônait la relance de la compétitivité européenne par l’investissement dans la recherche et l’innovation. Grâce aux avancées scientifiques et technologiques qu’il a permises, le Cern aurait généré « des bénéfices sociétaux considérables » : traitement du cancer, imagerie médicale, conduite autonome… et d’autres pourraient voir le jour, comme des matériaux supraconducteurs à haute température ou du ciment moins émetteur de CO2. « Cet investissement en recherche et développement fait au Cern, l’industrie ne le fait pas », assure Arnaud Marsollier, son porte-parole, rappelant l’invention du Web. De quoi certainement convaincre les dirigeants politiques… mais pas les Scientifiques en rébellion : « Quelle science veut-on prioriser aujourd’hui, pour servir quels intérêts et nourrir quels imaginaires ? Le FCC est un exemple typique d’un projet scientifique destructeur qui sert un imaginaire prométhéen périmé », assène Léa Bonnefoy, astrophysicienne et signataire de la tribune. Avec, en toile de fond, le souhait pour certains de recentrer les efforts de recherche sur la crise écologique.
Super banco. Un débat qui rouvre la question à 1000 euros : doit-on continuer la recherche fondamentale en 2025 – nous vous en parlions ? Le débat ne date pas d’hier, comme le rappelle le discours d’Alexandre Grothendieck devant ses collègues du Cern en 1972, mais les Scientifiques en rébellion y apportent un argument nouveau : « Soyons lucides : qui peut encore croire à une stabilité géopolitique, environnementale et économique suffisante dans les décennies à venir pour que le FCC puisse effectivement éclore et se développer ? », s’interroge Laurent Husson, pointant le risque d’abandon du projet en cours de route alors que l’Allemagne a déjà émis des réserves sur sa participation. Une telle déroute s’était produite outre-Atlantique avec le Superconducting Super Collider, stoppé en 1993 malgré le creusement de plus de 20 km de tunnel. Le défenseur du FCC Patrick Janot retourne l’argument : « C’est plutôt grâce à l’existence d’institutions comme la nôtre que nous réussirons à maintenir la stabilité ». En ces temps plus que troublés (relire notre analyse sur la situation des chercheurs aux États-Unis), les sciences – et par extension le Cern – deviennent pour Jessica Leveque un rempart contre l’ignorance et la barbarie, au même titre que les arts. « Sinon pourquoi nous battons-nous ? », se questionne-t-elle en référence à une (fausse) citation de Winston Churchill, alors en plein dilemme sur le financement de la défense aux dépens de la culture. « Le Cern accueille tous les physiciens dans leur diversité, des logos officiels aux couleurs LGBT peuvent être apposés sur les présentations et personne ne s’en offusque », s’enthousiasme-t-elle.
« Le Cern se doit d’être encore meilleur et de limiter ses impacts »
Arnaud Marsollier
The times are a’changing. Si le physicien Yann Coadou reste également convaincu du bien-fondé de mener les recherches les plus fondamentales grâce à de grands instruments, un changement dans les discours autant que dans les pratiques doit selon lui s’opérer : « La course au gigantisme ne peut plus tenir ». L’idée semble également faire son chemin au Cern, qui n’avait pas fait face à de telles contestations au moment du LHC. Son porte-parole Arnaud Marsollier l’admet : « Étant donné l’importance de la crise climatique, le Cern se doit d’être encore meilleur et de limiter ses impacts ». Mais cela sera-t-il suivi d’actes ? Au sujet de celui sur la biodiversité – qui est fondamentale comme nous le rappelait Philippe Grandcolas, Patrick Janot assurait à L’Express : « Si on voit que le tracé va déranger les crapauds à ventre jaune, on le change ». Alors que certains Scientifiques en rébellion comparent le FCC au projet d’autoroute A69 près de Toulouse – d’ailleurs récemment annulé par la justice, Yann Coadou avertit ses collègues : si la contestation, pour l’instant locale et d’une petite partie des scientifiques, s’étend, une ZAD pourrait-elle voir le jour face aux chantiers du FCC ? Voilà qui écornerait grandement l’image du Cern et de la science en général.