Les appels à projet sont entrés dans vos vies : deux tiers d’entre vous estiment que la recherche est principalement financée de cette manière, si l’on en croit l’enquête réalisée à l’été 2022 par le Cneser (Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche) et dont les résultats ont été notamment discutés dans le dernier numéro de la revue syndicale la Vie de la recherche scientifique (VRS). Et, pour huit répondants sur dix, ils constituent l’un des principaux changements du monde académique. Si les appels à projet datent des années 1950, la diminution des crédits récurrents depuis 1990 a fait explorer leur part relative, expliquaient dans The Conversation Jérôme Aust (relire notre analyse de ses travaux) et Clémentine Gozlan (que nous avions interviewée). Avec, relève le Cneser, des conséquences au niveau individuel sur la gestion du travail, mais plus généralement pour la recherche : moins de prise de risque, de liberté, de créativité… Et les doctorants dans tout ça ?
« Une politique responsable serait de permettre si besoin un arrêt prématuré du doctorat »
Simon Thierry, Adoc Metis
Publish or publish. Avec cette pression supplémentaire de devoir rendre des comptes, le financement d’un doctorat via un appel à projet peut générer des tensions entre le doctorant et son encadrant, ce dernier considérant souvent qu’il s’agit de “son argent” : « Nous rappelons aux encadrants qu’ils ne sont ni employeurs, ni propriétaires de l’argent ou du sujet », témoigne Sylvie Pommier, présidente du Réseau national des collèges doctoraux (RNCD). Mais une question embarrassante se pose parfois pour le directeur de thèse : que faire si le doctorant n’est finalement pas au niveau ? « Une politique responsable serait de permettre si besoin un arrêt prématuré du doctorat. Aujourd’hui, beaucoup d’encadrants ont peur d’être blacklistés de l’ED ou des financeurs s’ils ne tirent pas leur doctorant jusqu’au bout », estime Simon Thierry, docteur et cofondateur d’Adoc Metis, entreprise qui dispense des formations auprès des encadrants et des doctorants au sein des universités. Car évidemment, les erreurs de castings arrivent – relire les témoignages de vos collègues maltraités par leur postdocs. Des situations tout aussi problématiques pour les “thésards” : « Rien que cette année, deux de mes collègues formateurs ont eu affaire à des doctorants qui ne savent plus quoi faire », alerte Simon Thierry d’Adoc Metis.
Suivez l’argent. Difficile de déterminer quelle part des doctorats est financée via des appels à projet. Environ un tiers des doctorants bénéficient d’un financement du ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur selon la note du SIES analysant les données de 2022, soit quatre doctorats financés sur dix. Une proportion croissante depuis l’arrivée des contrats doctoraux vers 2009, indiquent les données du ministère. Les Conventions industrielles de formation par la recherche, plus connues sous l’acronyme de Cifre, représentent environ un doctorat financé sur dix et ont connu une véritable explosion en sciences humaines et sociales (relire notre numéro à ce sujet). Enfin, les financements relevant d’un organisme de recherche ou « autres » représentent quant à eux environ un tiers des doctorats financés et c’est dans cette catégorie que se cache, parmi d’autres types, le financement via des appels à projet. Si toutes les écoles doctorales ne remontent pas d’informations détaillées, le SIES tente une estimation : 8% des doctorats seraient soutenus via l’ANR. Un chiffre qui aurait pratiquement doublé entre 2019 et 2022.
« Le projet de thèse initial donne une direction mais peut évoluer en fonction des besoins de la recherche (…) les écoles doctorales ne sont pas consultées en amont sur ces évolutions normales »
Sylvie Pommier, RNCD
Star académie. Le fait d’être payé grâce à un contrat de recherche (ANR, ERC, Idex, Labex…) remporté par l’encadrant sur un projet donné change-t-il la donne pour le doctorant ? « C’est une évolution normale qui n’a aucun impact sur le doctorant », affirme Hamida Muller, directrice de la Maison du doctorat de l’Université Paris-Saclay, qui gère plus de 4000 doctorants via une vingtaine d’écoles doctorales (ED). Quel que soit le type de financement, les chercheurs proposent des sujets de thèse via une application – comme Adum à Saclay –, validés par les unités de recherche et les ED. Les étudiants de master candidatent à un ou plusieurs sujets : « L’école doctorale sélectionne un triptyque doctorant/directeur de thèse/sujet », explique Hamida Muller. Si les doctorants sont aujourd’hui obligatoirement auditionnés avant de s’engager dans un doctorat lorsqu’ils candidatent pour un financement du ministère, l’objectif à Saclay est de généraliser ces auditions et d’évaluer tous les candidats au sein d’un même classement, d’où que provienne le financement.
Tenter sa chance. « L’essentiel est que l’ensemble des candidats soient sélectionnés via le même processus et les mêmes critères, indépendamment du financement », abonde Sylvie Pommier, en charge du doctorat à Paris-Saclay et présidente du RNCD depuis 2021. Sur le terrain, les pratiques restent encore disparates: un quart des doctorants et la moitié des encadrants déclaraient que tous les candidats étaient auditionnés dans leur ED selon l’enquête réalisée en 2023 par le RNCD. Mais ce dernier souhaite étendre ce principe à toutes les ED de France et de Navarre. Les doctorants et les encadrants semblent raccords : entre 60 et 80% s’exprimaient en faveur d’une audition systématique. Si les doctorants sont parfois très inégalement accompagné pour préparer l’audition – et c’est d’ailleurs la principale critique des répondants – elle peut aussi être un premier test de l’implication future des encadrants.
« Un cadrage plus important [du sujet de thèse] s’opère depuis les années 1950 et l’apparition d’un doctorat plus court »
Pierre Verschueren, historien
Un sujet, des sujets. « Le projet de thèse initial donne une direction mais peut évoluer en fonction des besoins de la recherche, y compris pour une recherche sur projet. En général, les écoles doctorales ne sont pas consultées en amont sur ces évolutions normales, sauf en cas de conflits entre doctorant et directeur de thèse », analyse Sylvie Pommier. Lorsque le doctorat est financé via un appel à projet, la marge de manœuvre dépend en revanche grandement des conditions imposées par le financeur et des barrières mentales que se mettent les encadrants. « Il peut exister de grandes différences entre la réalité et le ressenti des chercheurs. Certains y arrivent, d’autres n’essayent pas », observe Simon Thierry. Sans parler de l’attachement certain qui relie un chercheur à son projet qu’il a souvent eu du mal à faire financer.
To be or not… Comme beaucoup de choses dans le monde de la recherche, la définition du sujet de thèse varie grandement d’une discipline à l’autre. En sciences de la nature (biologie, chimie ou physique), il est en grande majorité défini par le directeur de thèse pour coller aux projets mais aussi aux dispositifs expérimentaux de l’équipe. Le doctorant n’est, pour caricaturer, qu’un maillon de la chaîne. « Un cadrage plus important s’opère depuis les années 1950 et l’apparition d’un doctorat plus court mais aussi de gros équipements de recherche du type accélérateurs de particule », rappelle l’historien Pierre Verschueren (relire son interview). En sciences humaines et sociales (SHS), mais aussi en maths, la situation est bien différente : « le doctorant “est” son doctorat », témoigne l’historien. Au début de sa thèse, l’apprenti chercheur construit son sujet, trouve sa problématique. « Une phase initiale qui peut prendre jusqu’à un an et demi », explique Simon Thierry.
« En pratique, le comité de suivi rappelle souvent les doctorants à la réalité du cadre institutionnel »
Luc Sigalo Santos et Vincent Lebrou, politistes
Faire les qualifs. Une exception ? Le droit, discipline plus ouvertement hiérarchisée que d’autres qu’ont étudiée les politistes Luc Sigalo Santos et Vincent Lebrou. « Le directeur de thèse s’assure que le sujet est faisable mais aussi, pour les doctorants qui ont une ambition universitaire, que ce sujet soit “qualifiable”, c’est-à-dire susceptible de correspondre aux exigences du Conseil national des universités », expliquent les politistes. Décrocher la qualification, pour laquelle le droit affiche un taux de réussite des plus bas – autour de 25% – est en effet une étape essentielle pour une carrière académique. De manière générale, Simon Thierry observe une moindre prise de risque dans le choix des sujets de thèse : « De par la limite des trois ans et la pression bibliographique, la grande majorité des encadrants choisissent un projet mûr et sans danger pour leurs doctorants. »
L’amour du risque. Les politistes abondent : « En SHS, la possibilité de proposer des sujets ambitieux, reposant sur des enquêtes au long cours, sur des terrains difficiles ou lointains, s’entrechoque avec l’injonction à diminuer la durée des thèses. » Les comités de suivi peuvent également influencer le cours des choses, ont-ils observé : « Même si les membres du comité de suivi sont attachés au niveau scientifique et à l’originalité des thèses, en pratique, ils rappellent souvent les doctorants à la réalité du cadre institutionnel, invoquant la faisabilité de la thèse face à des ambitions qui peuvent leur paraître démesurées. » Ainsi, le doctorat qui pouvait être autrefois perçu comme un exercice autonome au long court, une grande aventure intellectuelle, change de nature pour acquérir une dimension beaucoup plus professionnalisante, avec la définition de compétences acquises. Alors que la baisse d’attractivité du doctorat est sur beaucoup de lèvres, ces évolutions convaincront-elles les potentiels doctorants ?