Le grand sommeil du Projet Manhattan

Créer un institut dédié à la transition écologique ? La proposition faite fin septembre a fait l’effet… d’une bombe.

— Le 24 janvier 2024

Rappelez-vous le 25 septembre 2023 : une tribune au Monde signée par une quarantaine de scientifiques, dont les très réputés Alain Aspect (prix Nobel), Éric Karsenti (médaille d’or CNRS) ou Jean-Marie Tarascon (idem), appelait à la création d’un arsenal pour la transition écologique, prenant pour patron le projet Manhattan, qui a mené à la conception de la bombe atomique. Ses concepteurs se voyaient déjà réunir plusieurs centaines de scientifiques dans des locaux à Saclay. « Nous appelons à démarrer ce projet sans attendre, en abondant un premier budget d’amorçage d’un milliard d’euros », explicitaient les signataires en espérant un lancement avant le 1er janvier 2024. Un délai plus qu’ambitieux dans un milieu de l’ESR qui raisonne en année et compte ses sous.

« Ce n’est probablement pas en mettant 1000 personnes dans un bâtiment que nous résoudrons la transition écologique. »

Sylvie Retailleau

Fission impossible. Le projet Manhattan est une unité de lieu, de temps et d’action que tous les amateurs de théâtre savent propre à la dramaturgie, d’autant plus que, hasard du calendrier, sa sortie accompagnait celle du film Oppenheimer de Christopher Nolan… portant sur le projet Manhattan, le vrai. Au premier rang de ses concepteurs : Yves Laszlo, mathématicien à Paris-Saclay devenu “ex-pair” (lire notre interview de Jérôme Aust pour une définition) doté d’un solide carnet d’adresses ou Lydéric Bocquet, un physicien (ENS-PSL / CNRS) passé par le conseil  scientifique du CNRS et la cocréation de trois start-up dont Sweetch, opérant dans l’énergie renouvelable. Quatre mois après son lancement tonitruant, que devient leur projet Manhattan qui, longtemps confidentiel, est désormais en ligne et public ? Cassons le suspense tout de suite : cette course contre la montre a échoué… pour le moment.

Le grand fossé. Dès sa sortie, le projet Manhattan bis s’est attiré les foudres de ceux pour qui il représentait une impasse “technosolutionniste”. Guillaume Blanc, l’un des principaux rédacteurs de la tribune de réponse parue dans Le Monde le 30 octobre 2023, version condensée d’un manifeste produit par le collectif Ecopolien que vous pouvez consulter en intégralité ici, réagit à froid, trois mois après : « Ce qui m’a choqué [dans le projet Manhattan] n’est pas tant le terme — choquant — mais le fait de regarder les choses par le petit bout de la lorgnette : ils ne s’intéressent qu’au réchauffement climatique. Je vois ce penchant parmi mes collègues physiciens : ils n’y voient qu’un problème de physique en oubliant tout le reste. Alors qu’il s’agit d’un problème de société ». 

« Le projet Manhattan du climat nous semble participer d’un greenwashing puissant »

Le collectif Ecopolien

Laver plus vert. Depuis la mise à l’eau dudit projet fin septembre, ces deux visions de la lutte contre le dérèglement climatique semblent en effet irréconciliables, bien que les deux parties semblent n’avoir échangé que par tribunes interposées. « Certes, il va falloir des nouvelles technologies mais on ne peut pas faire ça dans le dos de huit milliards d’individus. Le projet nécessite une convention citoyenne, pas trois personnes sur un coin de table car il engagerait des moyens, des chercheurs et la société de manière générale », conclut Guillaume Blanc. Et le texte d’Ecopolien d’enfoncer le clou : « La solution technologique paraît, à maints égards, plus simple à mettre en œuvre qu’un changement de société. Sauf qu’elle n’existe pas. C’est à ce titre que le projet Manhattan du climat nous semble participer d’un greenwashing puissant. » 

Un pour tous ? C’est un fait : le projet Manhattan n’a pas su fédérer au-delà de ses concepteurs, qui ont pourtant su jouer du 06 pour plaider leur cause. Une quinzaine de députés Les Républicains (LR), dont Philippe Juvin, ont pourtant déposé une proposition de résolution le 16 novembre dernier, qui restera certainement sans lendemains. Pourtant, dès le 29 septembre 2023, soit quatre jours à peine après la parution de la tribune initiale, une délégation composée d’Yves Laszlo, Isabel Marey Semper et Mathieu Lizée a rencontré la ministre de la Recherche Sylvie Retailleau en personne. Elle était entourée d’un aréopage composé d’Antoine Pellion, secrétaire général à la planification écologique, Anne-Isabelle Etienvre, conseillère recherche au cabinet de Sylvie Retailleau (CEA) ainsi que la Directrice générale de la recherche et de l’innovation Claire Giry. Bref, du beau monde.

« On sait pertinemment que ce genre de projet ne se monte pas en quatre mois. »

Yves Laszlo

Abonnés absents. Un tour de force en termes de relations publiques quand on connaît les agendas des ministres et de leurs entourages. Les ministères de l’Industrie et de l’Économie ont également été activement approchés. Et pourtant, trois mois après, alors que la date butoir du 1er janvier est passée, c’est silence radio du côté de l’État. Au grand dam des intéressés : « Le constat que nous faisons est que les divers canaux de discussion que nous avons eu sont fermés, nous ne savons pas réellement pourquoi. Nos discussions n’ont pas abouti, ce serait contre productif de s’obstiner (…) On sait pertinemment que ce genre de projet ne se monte pas en quatre mois mais quand rien ne se passe, on suppose que des décisions négatives ont été prises », regrette Yves Laszlo. D’où la décision de mettre le projet sur “pause”, après s’y être consacré « jour et nuit ». 

Un petit non. Si elle ne l’a pas livré à ses concepteurs, Sylvie Retailleau a bien un avis sur le projet Manhattan et il est plus que réservé. Elle nous l’a livré début décembre (voir encadré), aux lendemains des annonces d’Emmanuel Macron (rafraichissez-vous la mémoire) sur la recherche. Si la ministre estime donc être en « mode commando » sur la simplification administrative, elle semble l’enterrer de fait en le renvoyant au développement des agences de programme. Un non sens pour ses concepteurs : « Il est sûr et certain qu’elles ne rempliront pas cette mission car le chemin entre science de rupture et industrialisation ne peut se réaliser selon les schémas linéaires habituels. Il faut sortir du cadre. Nos dirigeants refusent de le comprendre », regrette Lydéric Bocquet, qu’on sent désabusé.

« Il est trop tôt pour communiquer quoi que ce soit de mon côté »

Jean-Marc Jancovici

À refaire ? Des regrets a posteriori ? « Si on n’avait pas appelé notre proposition “projet Manhattan”, nous ne serions pas en train de discuter, observe Lydéric Bocquet – ce qu’on ne lui retirera pas. Nous aurions pu l’appeler le CERN ou l’ITER de la transition écologique mais je n’ai aucun regret, ça nous a donné une petite chance. Les gens réticents à Manhattan auraient été réticents de toutes façons. » « Notez qu’après la conférence de presse du président de la République, on voit bien qu’on n’avait aucune chance : la transition écologique n’est pas une priorité gouvernementale en 2024. Les décideurs semblent penser qu’on en a fait assez. Incroyable, mais c’est comme ça », se désole Yves Laszlo.

Allo, Jean-Marc. Les concepteurs du projet Manhattan ne semblent toutefois pas encore prêts à l’enterrer. Yves Laszlo a rencontré le fameux Jean-Marc Jancovici début janvier dans cette optique. Contacté par nos soins, le fondateur de Carbone 4 et du Shift project répond qu’il était « trop tôt pour communiquer quoi que ce soit de [son] côté ». Connaîtra-t-il alors une deuxième vie ? Lors des premières rencontres académiques du Shift project le 29 juin dernier, “JMJ” a affiché son intérêt pour la compagnie des chercheurs et insisté sur l’importance de réorienter les recherches pour lutter contre le dérèglement climatique. Cet ingénieur de formation, souvent accusé de technosolutionnisme par ses détracteurs, trouvera-t-il de quoi « remplir son frigo » — l’expression est de l’intéressé— grâce au projet Manhattan ? Affaire à suivre.

Sylvie Retailleau : «  La solution  n’est probablement pas de mettre 1000 personnes dans un bâtiment »

La ministre de la Recherche nous a livré le 07 décembre dernier son analyse du projet Manhattan.

Le 25 septembre est paru dans Le Monde une tribune proposant un « projet Manhattan » pour la transition écologique, comment l’avez-vous reçu ?

Nous travaillons avec les porteurs du projet sur leur proposition qui a évolué depuis. L’idée initiale de « faire une bombe » sur le sujet de la transition écologique n’est pas applicable telle quelle car le problème est systémique. Ce n’est probablement pas en mettant 1000 personnes dans un bâtiment que nous le résoudrons. C’est pourquoi les agences de programmes que nous sommes en train de construire peuvent être une bonne réponse à ce sujet. Ils le seront d’autant plus si nous arrivons à mettre en place des process rapides et efficaces sur le sujet, à la fois dans la recherche et son transfert, comme l’ont fait remarquer les porteurs du projet Manhattan qui pointent, à juste titre, la nécessité de l’urgence et de se mettre en mode combat pour trouver des solutions.

Que retenez-vous du projet Manhattan en ce cas ?

Certaines facettes nous intéressent (…) mais nous tenons à la planification écologique, à une vision systémique. Par ailleurs, ce projet tel qu’il a été présenté est très orienté vers les solutions technologiques ; or je tiens à ne pas faire émerger uniquement des solutions technologiques, précisément. Elles sont certes utiles, voire indispensables, mais le réchauffement climatique devra être combattu aussi par les changements d’usages et les modifications de comportement et de consommation. 

Quelles suites à cette proposition ?

Nous devons continuer à travailler avec eux, exploiter toutes les bonnes idées et les bonnes volontés, et voir comment articuler leur projet dans le cadre de la programmation systémique portée par la Première ministre et les agences de programme que le Président a annoncé.

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