Le “top down” fait son come back

Agence de programmes, recherche “à risques”, PEPR… les financements venus du haut “ruissellent” sur la recherche.

— Le 7 février 2024

C’est entendu depuis maintenant deux à trois ans : la mode du tout “appels à projets” a fait son temps. Depuis la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR) en 2005, cette modalité de financement des travaux de recherche a pourtant fait florès. Avec certains avantages, comme l’émancipation de la jeune génération de la tutelle parfois encombrante des plus anciens (relire notre analyse sur le sujet) mais aussi des inconvénients pointés sans relâche par les chercheurs : des taux de succès encore faibles, une charge administrative démultipliée, un conformisme qui nuit à l’originalité des productions scientifiques et la création d’inégalités de fait entre les labos. Une large consultation — près de 18 000 répondants pour 7000 réponses complètes — par les syndicats membres du Conseil national de l’enseignement supérieur et la recherche (Cneser) dont les conclusions viennent de paraître témoigne encore une fois à charge contre les “AàP”. N’en jetez plus, il était temps que l’ESR change (un peu) son fusil d’épaule. 

« Didier Deschamps ne fait pas d’appels à projet pour choisir ses joueurs, il les connaît »

Antoine Petit, CNRS

Ruissellement. Entre autres griefs, les personnels interrogés pointent que « le temps passé à répondre à des appels à projets est en moyenne de 1,9 mois par an, et en ajoutant les autres activités en marge des appels à projets [il] atteint 2,9 mois par an ». La ministre de la Recherche ne nous disait pas autre chose, mi-décembre aux lendemains des annonces présidentielles : « Les chercheurs s’épuisent aujourd’hui avec les appels à projets, dans lesquels ils investissent beaucoup de temps et de paperasse » (lire l’interview de Sylvie Retailleau). Si le mal est connu, le remède choisi par l’État l’est moins. Et pourtant, les rouages de l’administration française ont tourné ces dernières années. Cassons le suspense : la solution la plus évidente, privilégiée par 96% des sondés de l’enquête du Cneser, à savoir augmenter les dotations de base de tous les laboratoires, n’a pas été privilégiée. Bercy veille au grain malgré des investissements en recherche et développement en érosion : « L’effort de recherche baisserait, passant de 2,22 % en 2021 à 2,18 % [du PIB] en 2022 », sur fond — il est vrai — d’inflation galopante, estime cette note statistique du ministère de fin décembre 2023. L’Etat a donc choisi ses combats.

Pilote dans l’avion. Et le bras armé de cette nouvelle politique, c’est France 2030, dépendant du secrétariat général pour l’investissement (SGPI), présidé par Bruno Bonnell (relisez son interview). L’intéressé, à la tête des 54 milliards de France 2030 tient aujourd’hui à sa main une bonne partie de la politique de recherche, à travers notamment trois programmes phares : les Programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR, 3 milliards d’euros) depuis 2022 et, plus récemment, le lancement des agences de programme annoncées par Emmanuel Macron le 7 décembre dernier (relire notre analyse) mais aussi le plan recherche “à risques” (rafraichissez-vous la mémoire), doté d’un milliards d’euros et opéré par cinq organismes de recherche. En attendant un plan Sciences humaines, fort de 150 millions d’euros, qui devrait être annoncé courant février. Autant de dispositifs visant à arroser “par le haut” le système, qui font tous l’économie d’une démarche ascendante au profit d’un ciblage par thématique, laboratoire ou équipes. Au petit bonheur de certains et au grand dam de tous les autres, sciences sociales en tête.

« La méthode de travail diffère de celle [des] appels d’offres : l’approche est davantage descendante »

Didier Samuel, Inserm

La base de la base. Cette nouvelle donne ne fait pas que des malheureux, évidemment, comme en témoignaient de concert Bruno Bonnell (SGPI), Antoine Petit (PDG du CNRS) et Didier Samuel (PDG de l’Inserm) lors d’une audition sur l’avenir de la recherche française au Sénat devant les élus de la Commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport le 24 janvier dernier. « On ne remet pas assez d’argent dans le système mais c’est déjà quelque chose », veut se féliciter Antoine Petit, pour qui « l’équilibre n’est pas bon aujourd’hui entre le soutien financier de base et les appels à projets. Le soutien de base attribué aux laboratoires se fait sur le fondement des évaluations scientifiques ; il ne s’agit pas d’un report automatique des aides obtenues les années précédentes (…) Il ne s’agit pas de supprimer l’ANR, mais nous devons aussi avoir une capacité à financer une partie des recherches en top down ». Son confrère Didier Samuel (Inserm) abonde : « Les organismes de recherche doivent disposer d’une marge de manœuvre pour définir une stratégie : tout l’argent ne doit pas être consacré aux salaires et à l’immobilier ».

Onze mondial. C’est là que les subsides de France 2030 entrent en scène, en redonnant aux organismes de recherche la capacité de choisir leurs poulains. Ce qu’Antoine Petit a résumé en une métaphore sportive dont il a le secret : « Avec les PEPR [pilotés en grande majorité par le CNRS, NDLR], pour la première fois, on a accepté l’idée que les organismes de recherche étaient des institutions compétentes qui savaient où étaient les bons et les très bons. Didier Deschamps ne fait pas d’appels à projet pour choisir ses joueurs, il les connaît. Nous c’est pareil, on utilise une partie de l’argent de façon “top down”, c’est un gain de temps, il faut arrêter de penser qu’au fin fond du Cantal ou de la Lozère, il y a un chercheur dont personne n’a entendu parler et qu’on va découvrir par un appel à candidature. Il faut un équilibre et les PEPR ont permis de rééquilibrer les choses ». Didier Samuel ne dit pas autre chose : « France 2030 est un investissement [qui] permet à l’Inserm de stimuler la recherche en santé, ce qui est positif. Nous copilotons ainsi huit PEPR. La méthode de travail que les chercheurs et l’Institut doivent s’approprier, diffère de celle [des] appels d’offres : l’approche est davantage descendante ».

« Les 54 milliards d’euros de France 2030 ne sont pas jetés en pâture en fonction des aléas et des opportunités »

Bruno Bonnell, France 2030

Sans accrocs. Idem du côté du plan de recherche “à risques”, annoncé courant décembre par le ministère de la Recherche, dont les millions viendront bénir certains projets sans passer par les appels à projets. Antoine Petit ne s’est pas privé de répéter aux sénateurs que « la dotation de 3 milliards d’euros [du CNRS] ne nous sert pas à faire de la recherche “pépère” (…) 40 millions ne vont pas bouleverser la donne, on va prendre nos responsabilités et financer une quinzaine de projets ». Les quatre autres organismes de recherche concernés procèdent actuellement à la même opération : Inria a notamment doté de 20 millions son programme PIQ pour Programme Inria Quadrant en partenariat avec des universités, Inrae de son côté a également annoncé le lancement d’Explorae début janvier. « En résumé, si j’ai bien compris : la recherche est décidée nationalement par les organismes de recherche (pardon je voulais dire les agences de programmes) et les universités se retrouvent vassalisées à une mise en œuvre territoriale (pardon je voulais dire bénéficieront d’une autonomie renforcée) », résumait, goguenarde, la chercheuse Rachel Gliese sur son blog mi-décembre.

Prendre ou laisser. « There’s no such thing as a free meal », comme dit le proverbe anglais. En d’autres termes, l’argent de France 2030 ne vient pas sans contrepartie : « Les 54 milliards d’euros de France 2030 [dont 10 milliards sont consacrés à la recherche et à l’enseignement supérieur, NDLR] ne sont pas jetés en pâture en fonction des aléas et des opportunités, précise Bruno Bonnell devant les sénateurs, mais s’inscrivent dans la construction d’un système de recherche, de développement, de recherche appliquée et de premières usines, en vue de faire passer la société française de l’état de chenille fossile à celui de papillon électrique ». Si les agences de programme et le plan de recherche “à risques” sont récents, les lancements réguliers des PEPR montrent qu’ils répondent à des besoins scientifiques… mais aussi à des agendas plus politiques. Le syndicat Sud en donne un exemple à l’Inrae : « Un PEPR tel que SVA [sélection végétale avancée, NDLR] vient percuter de plein fouet les autres axes de recherches de l’établissement (…). Nous ne trouvons malheureusement nulle part trace de réel débat au sein de et en dehors de l’Inrae sur les effets possiblement désastreux à moyen terme sur la biosphère et les sociétés humaines et sur les possibles déséquilibres en termes de moyens humains et financiers pour la recherche scientifique que ce PEPR va provoquer ».

« Il y a trop d’argent dévolu à l’innovation »

Un chercheur en off

One voice. Le syndicat pointe dans un document mis en ligne le 18 janvier dernier le processus de décision au sein de l’organisme de recherche pour pousser les “new breeding techniques” ou NBT utilisant des ciseaux moléculaires pour éditer le génome des plantes dans le paysage de la recherche agronomique. « En miroir, les recherches en agriculture biologique devront-elles continuer à se contenter d’un maigre métaprogramme ? », s’interroge-t-il. La direction assure, selon le syndicat, que « ce PEPR est à mettre en regard des 500 millions d’euros de PEPR pilotés par l’Inrae : il n’y a ni passage en force, ni solution unique ». 2030 c’est dans six ans, le calendrier est donc plus que serré et la quasi-absence des sciences sociales dans les PEPR — regrettée à voix haute par Bruno Bonnell — ne viendront pas troubler le jeu, ravalées quand elles sont citées à des études d’acceptabilité sociale. « Il y a trop d’argent dévolu à l’innovation », nous confiait en off une huile de l’ESR, pointant notamment le rôle central de Mathieu Landon, récemment propulsé Conseiller Industrie, recherche, innovation et numérique auprès d’Emmanuel Macron et du Premier ministre. Ce qui risque de ne pas s’inverser de sitôt. « Nous (…) serions donc en quelque sorte des mineurs un peu distraits, ne sachant pas très bien ce qu’il faut faire, errant dans l’univers de la science au hasard de questions qui n’intéresseraient que nous-mêmes », écrivait un collectif dans Le Monde il y a peu. De là à regretter les appels à projets ? À voir.

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