L’égalité prise au piège de la stagnation

Malgré les discours volontaristes et les initiatives militantes, l’égalité hommes-femmes traîne des pieds dans les labos.

— Le 22 octobre 2025

Les années passent, les politiques mises en place se multiplient mais le constat reste le même : les femmes sont toujours massivement sous-représentées dans les métiers scientifiques et technologiques. Et ne représentent toujours que moins d’un tiers des chercheur·es en France et seulement un quart des ingénieur·es. Un chiffre d’autant plus faible dans certaines disciplines — mathématiques, physique et informatique en tête — qu’il diminue lorsque la carrière avance. Le récent rapport de la délégation au droit des femmes du Sénat publié le 8 octobre dernier — sobrement intitulé « XX=XY, féminiser les sciences, dynamiser la société » — apporte sa pierre à l’édifice des nombreux rapports et enquêtes qui l’ont précédé avec 20 “nouvelles” recommandations. Quatre d’entre elles sont axées sur le recrutement et la carrière des femmes scientifiques : ajuster les procédures de recrutement et de promotion, dynamiser leur recrutement et leur promotion au sein des entreprises, mieux concilier vie professionnelle et vie familiale ou renforcer les dispositifs de lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS)… 

« Il n’y a aucun moyen de pression sur les laboratoires, tout repose sur la bonne volonté des chercheurs »

Nathalie Lidgi-Guigui (SFP)

Fuite d’eau. « Si une progression avait été constatée jusqu’à la fin des années 2000, la proportion des femmes dans ces filières stagne aujourd’hui à un niveau insuffisant », pointait Véronique Lestang-Préchac, sous-directrice au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, le 27 mai dernier, lors d’une table ronde organisée au Sénat. La sous-représentation des femmes dans la recherche a plusieurs causes. Parmi celles qui s’orientent vers une carrière scientifique, près de la moitié quitte ce champ professionnel au cours des dix premières années. Pour comprendre ce phénomène de « tuyau percé » (ou leaking pipe en anglais), « il faut s’intéresser (…) à l’ensemble des facteurs limitant les possibilités d’avancement des femmes à tous les niveaux hiérarchiques », expliquait Sophie Pochic, directrice de recherche au CNRS, devant la délégation sénatoriale.

Changement s’impose. Dès le recrutement, les biais de genre auxquels sont soumis chercheurs comme chercheuses affectent directement les membres des comités de sélection. La titularisation de plus en plus tardive des enseignants-chercheurs et les postes de plus en plus rares sont également préjudiciables : « Le système devient de plus en plus élitiste et ce sont les femmes qui en pâtissent en premier », expliquait Hélène Bouchiat, physicienne et présidente du groupe de travail Femmes et sciences de l’Académie des sciences, devant la délégation. De plus, lorsqu’il s’agit de réussite académique, les pressions professionnelles — souvent conditionnées à une très grande disponibilité, l’historienne Hélène Gispert en parlait lors de notre interview — sont les plus intenses au moment où la question de la maternité s’impose parfois aux femmes. « Nombreuses sont celles qui témoignent d’un ralentissement ou d’un blocage dans leur progression professionnelle ainsi que d’un renoncement aux mobilités professionnelles, en lien avec leur maternité », pointe le rapport. « Le modèle implicite du “bon chercheur”, associé à l’autorité, à l’assertivité et au dévouement, reste fortement genré au masculin et doit être interrogé », indiquait à la délégation Mathieu Arbogast, chargé de projets à la Mission pour la place des femmes au CNRS.

« Un élément clé du sexisme : la répétition et l’effet d’accumulation peuvent devenir insoutenables »

Sara Checcoli (Institut Fourier)

Femme invisible. Davantage impliquées dans le suivi des étudiants et dans les missions d’accompagnement, les femmes cumulent souvent les tâches de recherche, d’enseignement, les responsabilités administratives et pédagogiques – relire l’interview de Fanny Gallot. Ces dernières prenant souvent le dessus sur la recherche. Leur visibilité à l’international en est de fait impactée et le temps consacré à la rédaction par exemple de son HDR également. Ces engagements sont encore largement sous-évalués dans les dans l’évaluation des carrières universitaires. « Cette répartition genrée des responsabilités au sein du monde académique (…) illustre une division persistante des rôles », expliquait Sylvie Retailleau, ancienne ministre de l’ESR, devant la délégation. Selon les derniers chiffres du ministère, en 2022 les femmes représentaient 31% des directeur·trices de recherche et des professeurs, contre 44% de doctorantes. Un frein dans la carrière qui se répercute directement sur le salaire : « 80 % des écarts de rémunération entre les sexes peuvent être attribués (…) à la sous-représentation des femmes dans les postes de rang A, quelle que soit la discipline », pointait à la délégation Isabelle Régner, vice-présidente à l’égalité femmes-hommes et lutte contre les Discriminations d’Aix Marseille Université. 

Bonnes pratiques

Pour remédier aux biais de genre dans le recrutement des enseignants-chercheurs, Aix-Marseille Université a instauré depuis 2020 une sensibilisation « précise, standardisée et très encadrée » des membres des comités de sélection — hommes ou femmes —, tant pour le recrutement de maîtres de conférences que de professeurs des universités. Conséquence directe de cette initiative : « le pourcentage de femmes recrutées comme professeurs des universités est passé de 14 % à 50 % », explique le rapport. Le CNRS a lui reçu le prix Champion européen de l’égalité décerné par la Commission européenne grâce à une évolution significative de la proportion de femmes accédant au corps des directrices de recherche, passant de 25 % en 2010 à 32 % fin 2024.

Blessures assassines. Du sexisme ordinaire — mansplaining, attitudes condescendantes ou dénigrement — aux violences sexistes et sexuelles (VSS) … Pour réellement comprendre ce phénomène de « tuyau percé », impossible de ne pas s’attarder sur les conditions d’accueil des femmes dans les labos. « T’es vraiment une bonasse », « Tout le monde sait que tu as été recrutée juste parce qu’il faut remplir un quota », « Doctorantes, nous avons toutes subi des regards libidineux de profs ou collègues qui nous détaillent de la tête au pieds »… Ce ne sont que trois parmi la trentaine de témoignages récoltés par le Comité Parité de l’Institut Fourier auprès des mathématiciennes du laboratoire et compilés dans cette vidéo. « La vidéo met en évidence un élément clé du sexisme : la répétition et l’effet d’accumulation peuvent devenir insoutenables », nous pointe Sara Checcoli, co-responsable de l’Institut Fourier à l’initiative de la série de témoignages. Lors d’une table ronde organisée par la délégation, Rhita-Maria Ouazzani, chercheuse à l’Observatoire de Paris, expliquait : « Ces témoignages ne sont pas des anomalies, ce sont des symptômes d’un système trop souvent défaillant ». 

« Le renouvellement de génération va sans doute entraîner un changement des représentations et du discours, mais les pratiques ne changeront pas nécessairement et les inégalités persisteront »

Camille Gillet (Sciences po)

Dédramatisation. Dans une enquête menée en 2024 par l’association Elles bougent, 80% des 6000 femmes interrogées ont ainsi déclaré avoir été confrontées à des stéréotypes. 40 % d’entre elles craignent d’être confrontées à des violences sexistes et sexuelles au cours de leur carrière. « Comment recommander une carrière scientifique à une jeune femme quand on sait qu’une sur deux subira du harcèlement sexuel ? », s’interroge Nathalie Lidgi-Guigui, physicienne et membre de la commission Femmes & Physique de la SFP. De son arrivée dans le laboratoire à sa nomination en tant que directrice de recherche (ou autre poste), en passant par sa grossesse — si elle choisit d’avoir des enfants — les pressions sont constantes. Certaines remontent même une crainte d’insister “trop lourdement” sur ces thématiques de peur de mettre à l’écart des collègues (souvent masculins) ou de critiques — comme se voir affublée du surnom « féministe enragée ». Et si « le renouvellement de génération va sans doute entraîner un changement des représentations et du discours, mais les pratiques ne changeront pas nécessairement et les inégalités persisteront », pointe Camille Gillet, docteure en sociologie à Sciences Po (voir encadré ci-dessous). Malgré les efforts, la recherche se heurte donc à un plafond de verre toujours intact. Pour Nathalie Lidgi-Guigui, « tant que l’on continuera à minimiser le harcèlement et les VSS, on ne pourra pas atteindre l’égalité ».

En construction. Pourtant, depuis une dizaine d’années, les initiatives se multiplient. Des missions égalité-parité-diversité dans les universités, aux comités parité-égalité dans les organismes de recherche, en passant par les référent·es au sein des laboratoires… Le nombre de personnes impliquées n’a fait qu’augmenter. La présence d’un·e référent·e — employé par l’une des tutelles du laboratoire — est d’ailleurs devenue obligatoire. Le CNRS en compte aujourd’hui près de 600, toutes disciplines confondues. Chercheur·es, ingénieur·es de recherche, technicien·ne… « Leur rôle est de sensibiliser, d’informer et d’orienter ses collègues vers les structures adéquates », nous explique Marie-Pierre Valignat, responsable de la cellule parité-égalité du CNRS Physique, qui pilote le réseau de référent·es de l’institut. S’assurer donc que le sujet soit pris en compte dans les discussions du laboratoire et qu’aucun abus ne soit toléré. 

« Il y a des quotas en politique, pourquoi pas dans les milieux scientifiques »

Délégation sénatoriale aux droits des femmes

Bénévolat. « Au CNRS Physique, la majeure partie des référent·es sont aujourd’hui sensibilisé·es et formé·es, ils et elles ont maintenant besoin d’outils concrets », explique Marie-Pierre Valignat. Quelle réaction adopter face à des propos ou comportements sexistes, comment répondre aux questions (fréquentes) sur le genre, comment informer les nouveaux arrivants… Les problématiques sont nombreuses et faisaient l’objet d’une réflexion commune lors de la première journée des référent·es parité-égalité du CNRS Physique le 7 octobre dernier : « le but était d’agir ensemble en se nourrissant des expériences de chacun », explique Marie-Pierre Valignat. Le temps pouvant y être consacré est lui réduit d’autant que « le travail des référent·es est complètement bénévole », nous précise Marie-Pierre Valignat. Dans leurs lettres de mission — au CNRS Physique comme ailleurs — il est ainsi précisé qu’ils doivent y consacrer 5 % de leur temps de travail. Une activité ensuite signalée dans le dossier d’évaluation de l’agent. « Tous ne s’impliquent pas de manière équivalente », souligne Nathalie Lidgi-Guigui. 

Actions, réaction. Les actions mises en place au sein des laboratoires dépendent ainsi largement du soutien de leurs directions. « La nôtre affiche une réelle volonté d’agir », nous explique Sara Checcoli, pointant son implication dans la démarche et la diffusion de la vidéo précitée. « Tous les laboratoires n’auraient pas pu mettre en place une telle démarche », explique Nathalie Lidgi-Guigui. « Il n’y a aucun moyen de pression sur les laboratoires, tout repose sur la bonne volonté des chercheurs », continue la chercheuse pour qui sans quota, l’égalité ne peut être envisagée. « Il y a des quotas en politique, pourquoi pas dans les milieux scientifiques », avaient interrogé les cinq sénatrices lors de la conférence de presse pour annoncer la publication du rapport. Les quotas font pour autant toujours largement débat dans l’ESR, nous vous en parlions dans une analyse. A l’heure où le contexte budgétaire des universités est plus que serré, la décision de s’impliquer sur ces sujets revient donc directement aux établissements ou laboratoires qui n’en ont pas tous les moyens — ou parfois l’envie. « Si aucune politique publique volontariste ne prend ce sujet à bras le corps, il sera difficile voire impossible de rompre cette tendance », conclut le rapport des sénatrices.

« Un déni a longtemps été de mise »

Camille Gillet est docteure en sociologie à Sciences Po. Le 13 octobre dernier, elle soutenait sa thèse « Administrer l’égalité de genre à l’université, genèse et déploiement d’une politique publique ».

Comment expliquer la relative « nouveauté » de ces politiques dans le monde académique ?

Cette nouveauté n’est pas une spécificité de l’enseignement supérieur et de la recherche et s’inscrit dans une question plus globale de l’égalité dans la fonction publique. Si de nombreux travaux pointent depuis les années 80 les inégalités de carrière entre hommes et femmes dans le secteur public, un déni a longtemps été de mise : il y avait la croyance que dans la fonction publique, les modes de recrutement — par concours notamment — étaient neutres et les critères d’avancements de carrières objectifs. D’où l’absence d’une politique de genre dans la fonction publique pendant longtemps. Pour autant, dans l’enseignement supérieur spécifiquement des associations de femmes alertaient déjà sur la place accordée aux femmes dans les différentes disciplines. Je pense par exemple à l’association Femmes et maths créée dans les années 80. C’est au tout début des années 2000, à la suite de la réforme sur la parité en politique, que le débat s’ouvre dans d’autres champs sociaux dont l’ESR. L’association Femmes et sciences [créée en 2000, NDLR] va ensuite entamer la traduction de ces objectifs de parité politique dans l’ESR. Si ces politiques commencent à se mettre en place, c’est parce qu’on a une pression de ces associations.

Que sont ces politiques aujourd’hui ? Ont-elles eu l’impact souhaité ?

En 2012, la loi Sauvadet avait pour but d’accélérer la féminisation de la haute fonction publique en transposant ce principe de parité. En ce qui concerne l’ESR, la loi Fioraso est adoptée un an plus tard et l’article 46 impose aux universités la nomination d’une mission égalité entre femmes et hommes. Si ces missions existaient en réalité déjà dans un certain nombre d’établissements, elles deviennent alors obligatoires : c’est le point de départ de ces politiques de genre. Mis à part la création de ces missions, aucune obligation nationale n’a été mise en place, seules quelques pistes d’actions ont été données. Le reste était à la charge des établissements. Au tournant des années 2020, deux obligations ont été ajoutées aux établissements : voter des plans égalité et créer un dispositif d’écoute et d’accompagnement des victimes de VSS. Il est cependant très difficile d’en mesurer l’impact. Il y a certains bilans au niveau des établissements pas toujours accessibles, difficilement comparables entre eux et qui restent sur la mise en œuvre d’actions plus que leur efficacité. De manière générale, tant au niveau local que national, les moyens en ressources humaines et budgétaires sont insuffisants pour évaluer ces politiques. Viendra un moment où il faudra le faire mais nous n’en sommes pas encore là.

Quels sont les enjeux et les freins à leur mise en œuvre ?

Ces missions n’ont pas toujours de personnels dédiés et fonctionnent grâce à l’engagement de ces derniers. Elles ne sont pas accompagnées de moyens et c’est aux établissements de faire le choix politique de les pousser ou non. Un choix qui reposera généralement sur des raisons purement budgétaires, parfois sur une hiérarchisation des priorités, des désaccords sur les actions. Au quotidien, les actions des missions peuvent susciter des réactions négatives, des évitements ou être déconsidérées. Il est également important de souligner que la mise en place d’un dispositif n’implique pas nécessairement son utilisation. La situation budgétaire de l’ESR n’est pas simple : les crédits budgétaires sont majoritairement fléchés vers le maintien de l’offre des formations et la recherche, et les politiques d’égalité sont facilement laissées de côté. De manière plus générale, il y a une sorte de double discours vis-à-vis de l’égalité femmes-hommes : elle est présentée comme une priorité au niveau national, mais des réformes comme celle du Baccalauréat a des effets extrêmement négatifs sur la place des filles en maths [relire notre analyse sur les femmes et les maths, NDLR] sont adoptées.

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