Les femmes sont encore une fois les grandes perdantes de cette série de Nobel 2024. Faut-il s’en indigner ?
En effet, si l’on regarde les cinq dernières années, sur les trois prix de médecine, physique et chimie, 29 hommes et seulement six femmes ont été récompensés. En économie, dix hommes et une seule femme – c’est une discipline les plus rudes en terme de discrimination, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Les choses ne s’améliorent pas : en 2024, aucune lauréate en dehors du prix de littérature. Si l’on peut s’en indigner, l’important est surtout de comprendre. Comprendre tout d’abord la machinerie des Nobel et son processus de nomination. En 2018, l’Académie des sciences suédoise avait fait des recommandations à ses comités dans le but de considérer plus de femmes pour les nominations. Ils semblent avoir pris conscience qu’il y a un problème mais manifestement ça ne suffit pas.
« Le monde académique fonctionne sous domination masculine »
Hélène Gispert
N’y a-t-il pas assez de femmes nobélisables ?
C’est peut-être ce qu’on pourrait penser à première vue : les comités auraient essayé mais n’auraient pas trouvé assez de femmes… Mais non ! Le problème est structurel et touche tous les prix prestigieux : c’est le résultat d’un entre-soi de genre, mais également social, racial et géographique, dans les processus de nomination. Si l’on regarde sur une carte du monde, les récipiendaires viennent de façon écrasante du monde occidental ; 85% sont des hommes, blancs et d’une classe sociale favorisée. Les discriminations ayant cours dans le monde académique sont démultipliées lors de la sélection pour ces prix prestigieux. Autrement dit, l’absence des femmes aux Nobel n’est que la partie émergée de l’iceberg : le monde académique dans son ensemble fonctionne sous domination masculine. Cela porte un grand coup à l’idée que la recherche ne se base que sur le mérite.
Est-ce nouveau ? À quand remonte le concept d’effet Matilda ?
Le phénomène d’invisibilisation des femmes a toujours existé : les historiens et historiennes l’ont observé du XVIIème au XXIème siècle. Pour la deuxième moitié du XXe siècle, les sociologues étasuniens Harriet Zuckerman et Jonathan Cole se sont intéressés aux femmes scientifiques, qui n’avaient pas les mêmes carrières ni la même renommée que leurs collègues masculins [vous pouvez notamment lire The Outer Circle – Women in the Scientific Community, NDLR]. Mais ils l’ont expliqué en montrant que les femmes produisaient un tiers [de publications, NDLR] de moins que les hommes. La cause de ces différences de carrière n’était pas la science mais leur place dans la société : elles devaient s’occuper des enfants, etc. Le système de la science, considéré comme juste, n’était donc pas remis en cause. Ceci a fait réagir une autre historienne : Margaret Rossiter. Elle a étudié les trajectoires de milliers de femmes scientifiques aux États Unis depuis la fin du XIXe siècle et montré la dimension structurelle des obstacles que rencontraient les femmes, à la fois dans leurs vies professionnelle et personnelle. Analysant que l’effet Matthieu, par lequel Robert Merton avait décrit le fait que le succès va aux personnes qui en ont déjà, était pire encore pour les femmes, elle a explicité et nommé l’effet Matilda – dans cet article de 1993 dont je recommande la lecture – en hommage à l’une des premières sociologues de la connaissance Matilda Joslyn Cage : le crédit dont les femmes scientifiques devraient bénéficier va à leurs collègues masculins.
« Les vice-présidents recherche sont très souvent des hommes et les VP formation très souvent des femmes »
Hélène Gispert
Est-ce que tous les hommes sont concernés ?
Non, les hommes sont aussi victimes de ce système qui exige un certain type de profil : celui du savant décrit par Max Weber [considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie, début XXème, NDLR] comme tout entier dédié à sa science. Il bénéficie d’un temps infini pour penser, d’une disponibilité totale et n’est pas concerné par ce qu’on appelle l’academic housework et le private housework : les autres (des femmes mais aussi d’autres hommes) s’occupent pour lui des tâches moins nobles et peu valorisées, au labo, par exemple l’administratif mais aussi certaines tâches réalisées par des petites mains en recherche ou en enseignement, comme à la maison. Un exemple de la séparation genrée des tâches dans les universités : les vice-présidents recherche sont très souvent des hommes et les VP formation très souvent des femmes…
L’indice d’avantage masculin
Dans leur étude (non encore publiée) sur les processus de reconnaissance scientifique, Daniel Égret (ne l’invisibilisons pas) et Hélène Gispert proposent de systématiser l’usage d’un indicateur, celui de l’avantage masculin. Le pourcentage d’hommes bénéficiant d’une reconnaissance scientifique parmi l’ensemble des académiques hommes est divisé par le pourcentage de femmes bénéficiant de la même reconnaissance parmi les académiques femmes. Appliqué à l’ensemble des prix académiques internationaux les plus prestigieux de la décennie 2011-2020, cet indice d’avantage masculin vaut 2,5. Ce qui signifie que les hommes ont en moyenne presque trois fois plus de chance que les femmes d’obtenir un prix Nobel ou une autre distinction prestigieuse. Indépendant de la part de femmes dans la population analysée, l’indice peut être décliné par disciplines, mais aussi calculé pour les publications, les promotions…
Cette année, on a pu voir Victor Ambros, l’un des lauréats du prix Nobel de médecine 2024, fêter sa victoire avec sa femme Rosalind Lee, également signataire de l’article cité par le comité des Nobel. Pourquoi n’a-t-elle pas été également récompensé ? Le journaliste d’El Pais expliquait que Victor Ambros, en tant que dernier auteur du papier, était bien le chef d’équipe et donc la personne à primer. Est-ce un schéma classique ?
Dans son article sur l’effet Matilda, Margaret Rossiter montre qu’une des meilleures façons d’éliminer ses concurrent(e)s est de les épouser ! [elle cite notamment l’exemple des couples de physiciens Hertha et William Edward Ayrton ou de biochimistes Ruth Hubbard et Georges Wald, NDLR]. Sur la signature des publications, des chercheurs du Québec ont étudié l’ordre des auteurs et leurs rôles – aujourd’hui de plus en plus de revues demandent les contributions de chaque auteur – et ont montré qu’un nombre important de femmes avait rédigé la première version du manuscrit, alors qu’un grand nombre d’hommes intervenait dans la relecture finale. Le chef d’équipe n’est pas forcément celui qui contribue le plus…
Pourquoi Marie Curie, à l’opposé de nombreuses femmes invisibilisées, a-t-elle été reconnue ?
Marie Curie n’est devenue professeure à la Sorbonne que parce qu’elle a succédé à son mari décédé. Elle n’a cependant jamais été acceptée à l’Académie des sciences… On trouvera toujours des exemples de femmes qui traversent le fameux “plafond de verre”. Cette métaphore vient des mondes de l’entreprise et de l’administration et illustre l’exclusion des femmes du premier cercle de pouvoir. Dans le monde académique, cela renvoie à l’accès des femmes aux postes de rang A (professeure des universités ou directrice de recherche) qui est particulièrement difficile : en 2021, on comptait 48% de femmes parmi les maîtres de conférences et seulement 28% parmi les professeurs, ce qui correspond à un avantage masculin de 1,66 (voir encadré). Comment font-elles pour réussir ? Le plus souvent, elles doivent se conformer aux normes de réussite imposées [qui sont genrées, Fanny Gallot l’expliquait, NDLR], notamment grâce à certains programmes de mentorat qui forment les jeunes femmes à devenir des hommes (ou plus précisément des idéaux de savants à la Merton) comme les autres. Ce qui a un coût en termes de vie professionnelle et personnelle…
« Les femmes doivent publier plus que les hommes pour obtenir un poste (…), obtiennent moins de financement»
Hélène Gispert
Celles qui réussissent sont-elles l’arbre qui cache la forêt ?
Le plafond de verre ne traduit qu’une partie de la réalité et si on se focalise dessus, on reste sur une conception très élitiste de l’égalité. La métaphore doit toujours être combinée avec une autre : celle du plancher collant [sticky floor en anglais, NDLR]. Elle est peut-être moins jolie mais c’est bien en début de carrière que tout se joue : alors que la moitié des doctorants sont des doctorantes, les femmes ne représentent que quatre chercheurs sur dix dans les postes de rang B (maître de conférence ou chargé de recherche). Un phénomène qui concerne donc beaucoup plus de femmes et qui s’aggrave au fur et à mesure qu’on augmente la précarité et le nombre d’emplois contractuels – qui représentait en 2021 plus d’un tiers des postes dans l’enseignement supérieur.
On compare parfois la recherche à un tuyau percé pour les femmes. Cela correspond-il à la réalité ?
L’image du tuyau percé est dangereuse car elle donne l’impression d’une carrière linéaire, où les hommes et les femmes progresseraient de manière identique et dont une partie des femmes s’échapperaient, notamment à cause de facteurs extérieurs : l’horloge biologique, les enfants, etc. Des collègues aux États-Unis ont proposé une image plus proche de la réalité des carrières académiques : celle du jeu de l’oie (“chutes and ladders” en anglais). Les chercheurs se trouvent par moment dans des périodes creuses pour leur carrière, et parfois ils (le plus souvent des hommes) bénéficient d’échelles tendues (le plus souvent par d’autres hommes). Les discriminations s’accumulent par l’entre-soi masculin. Comme le montrait cette étude suédoise, les femmes doivent publier jusqu’à trois fois plus que les hommes pour obtenir un poste, obtiennent moins de financement… D’après notre indice d’avantage masculin [expliqué dans notre encadré, NDLR], les hommes ont 1,44 plus de chance que les femmes de remporter un appel de l’ANR. L’agence de financement française ne privilégie pas les hommes – le taux de femmes parmi les projets sélectionnés est le même que parmi les projets soumis [nous vous en parlions également dans ce numéro de mai 2021, NDLR], la discrimination se fait en amont.
« Augmenter la précarité aggrave la situation des personnes victimes de discrimination »
Hélène Gispert
Les conditions des femmes dans la recherche se sont-elles améliorées ces dix dernières années ?
Les conditions de tous les personnels se sont dégradées, comment celles des femmes pourraient être meilleures ? Les communications officielles mettent en avant l’augmentation du nombre de femmes dans la recherche, notamment dans les rangs A. Des pans entiers de la science se féminisent, notamment en médecine – pas en mathématiques en revanche. Cette féminisation reste cependant en trompe l’œil, dans une diminution relative de l’emploi titulaire au profit d’emplois précaires. Or augmenter la précarité aggrave la situation des personnes victimes de discrimination, et donc les différences de viviers entre hommes et femmes. Les Nobel peuvent vouloir nominer plus de femmes, mais continueront à ne pas les “trouver” si l’on ne permet pas aux chercheuses les mêmes chances de réussite.