La liberté académique doit-elle être gravée dans le marbre ?

Faut-il renforcer l’arsenal juridique autour de la liberté académique ? La tentation est grande devant la montée de l’illibéralisme mais il existe des risques.

— Le 19 novembre 2025

Traiter de la question de la liberté académique en France, c’est d’abord se heurter à un mur d’incompréhension, y compris des universitaires eux-mêmes. Retournons d’abord au 28 octobre 2020 lors des débats parlementaires de la Loi de Programmation de la Recherche (LPR), la « grande loi » de financement de la recherche. Et plus précisément au Sénat où l’adoption à une heure avancée d’un amendement a mis le feu aux poudres. Et pour cause : il prévoyait en effet dans un de ses articles additionnels que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ». Les « valeurs de la République »… une notion floue et éminemment politique, mouvante au gré des alternances politiques. Le bout de texte de Laure Darcos, sénatrice pourtant bonne connaisseuse de la chose ESR, avait suscité un tollé immédiat dans la communauté scientifique.

« L’inscription dans la Constitution ne serait pas la panacée annoncée »

Camille Fernandes (université Marie et Louis Pasteur)

Dix de chute. Exit donc les « valeurs de la République », cette mention céda la place à une rédaction plus consensuelle : « Les libertés académiques (…) s’exercent conformément au principe à caractère constitutionnel d’indépendance des enseignants-chercheurs ». Fin du mélodrame mais, encore aujourd’hui, le débat de la protection constitutionnelle de cette liberté reste ouvert. Car, comme le mentionne l’amendement susdit il s’agit d’un principe « à caractère constitutionnel » et non constitutionnel tout court. Le fruit de dizaines d’années de jurisprudence. En 1984, le Conseil constitutionnel a ainsi qualifié l’indépendance des professeurs d’université de principe fondamental reconnu par les lois de la République en ces termes : « Les fonctions d’enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties ». Un principe qui sera par la suite inscrit dans différents articles du Code de l’éducation. « Une certaine forme de protection constitutionnelle existe déjà à travers la jurisprudence », explique donc Camille Fernandes, maîtresse de conférences en droit public à l’université Marie et Louis Pasteur, et l’une des rares spécialistes du sujet en France. Fin de l’histoire ? Non.

La loi et l’esprit. Pour le politiste de l’université de Nantes Arnauld Leclerc cette avancée plus que quarantenaire « a largement été vidée de son contenu par la suite (…) écrire la norme, c’est une chose, espérer que les juges s’en saisissent et en fassent quelque chose en est une autre et cela semble assez éloigné de la tradition française ». Et la question est plus que jamais d’actualité depuis la récente annulation d’un colloque au Collège de France. Les 13 et 14 novembre derniers devait en effet se tenir à l’initiative de la chaire Histoire du monde arabe dirigée par Henry Laurens au Collège de France, un séminaire scientifique baptisé « La Palestine et l’Europe : poids du passé et dynamiques contemporaines ». « Devait » parce que un des bastions hexagonal de la liberté académique a pris sur lui de l’annuler à la dernière minute, le 10 novembre dernier. Ledit colloque s’est finalement tenu à huis clos. On vous en dit plus sur les coulisses de cette annulation dans TMN Mercredi

« [L’annulation du colloque sur la Palestine] Une dérive qui aurait été inimaginable il y a quelques années seulement »

Pascal Maillard (Alia, CNRS)

Fait du prince. « L’annulation d’une manifestation scientifique votée au sein de l’assemblée des professeurs crée un précédent d’une extrême gravité », s’est alarmé un collectif de professeurs de l’institution dans la foulée. Parmi les arguments pour justifier sa suspension, celui de la réserve institutionnelle fait tiquer. D’autant qu’il ne « s’agissait pas d’une prise de position politique mais d’un colloque scientifique basé sur une méthode scientifique », pointe Camille Fernandes. Si cet argument est régulièrement utilisé, il témoigne en réalité d’une méconnaissance du principe de liberté académique. « Les universités sont soumises à un devoir de neutralité mais cette neutralité vise justement à protéger les libertés des enseignants-chercheurs contre des pressions externes », explique Arnauld Leclerc. Ces derniers ne sont ainsi pas tenus à cette réserve mais uniquement à une intégrité scientifique et un respect des usages de leur pratique professionnelle. « Même dans le cas où ces règles n’étaient pas respectées, on ne peut se baser sur un simple programme pour dire que c’est une recherche qui n’en aurait que le nom », pointe Camille Fernandes. « Une dérive inimaginable il y a quelques années seulement », décrit Pascal Maillard, membre du Conseil d’administration (CA) de l’Association pour la liberté académique (Alia). 

Agent orange. De l’épisode sur les « valeurs de la République » dans la LPR, en passant par les débats récurrents sur l’islamogauchisme, jusqu’à la multiplication des appels à projets dans la recherche, « nos degrés de liberté académique sont de plus en plus contraints et les choses ne font que s’accélérer », poursuit Olivier Coux, président du CA d’Alia. Historiquement peu étudiée en France, la liberté académique a été mise sur le devant de la scène (malgré elle) avec le retour de Donald Trump à la tête des USA et les attaques de son gouvernement contre le monde universitaire (nous vous en parlions). Le 15 octobre dernier, Stéphanie Balme, directrice du Centre de recherches internationales (CERI), remettait ainsi un rapport — commandité en 2022 — « Défendre et promouvoir la liberté académique » à France Universités. « Nous ne pourrions tenir que quatre semaines face à ce type de mouvement autoritaire (…) nos systèmes universitaires ne sont pas conçus pour résister à ce type d’attaques », expliquait Stéphanie Balme le 15 octobre dernier lors d’un colloque sur le sujet organisé par France Universités. 

« Dans tous les cas en France, nous sommes plus susceptibles d’y gagner que d’y perdre »

Arnauld Leclerc (Université de Nantes) 

Rien n’est acquis. Parmi les dix propositions retenues par l’association des président·es d’universités : l’inscription de la liberté académique dans la Constitution soit « par l’ajout d’un article dans la Constitution, soit par l’adoption d’une charte dédiée intégrée à celle-ci », précise Stéphanie Balme avant de poursuivre : « À défaut, une loi-cadre pourrait définir ses principes fondamentaux et ses garanties procédurales ». Deux propositions de lois visant à la garantir ont déjà été déposées courant 2025 : une première par le sénateur socialiste Adel Ziane (Seine-Saint-Denis) et une deuxième à portée constitutionnelle cette fois par le sénateur Louis Vogel (Seine et Marne). « Son inscription dans la Constitution ne serait pas pour autant la panacée annoncée », pointait la juriste Camille Fernandes dans une récente tribune au Monde. D’une part parce qu’il faudrait encore que les juges s’en saisissent. D’autre part, parce que « la Constitution est une norme vivante qui peut être modifiée sous réserve du respect de la procédure », nous explique la juriste. Rien n’empêcherait donc un gouvernement de chercher à la réécrire ultérieurement. 

Diable et détails. « Dès lors qu’on écrit une loi et qu’on en précise le contenu, on peut un peu en limiter l’application », pointe cependant Arnauld Leclerc. Pour exemple : la proposition de loi de Louis Vogel disposant que « le législateur fixe les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté académique » : « Cela suppose que cette liberté est cadrée et s’exerce seulement dans certaines conditions », pointe Camille Fernandes. La définir pourrait donc la restreindre mais également en fausser la définition. « Il y a une vraie problématique au niveau du vocabulaire utilisé : le sens de certains mots peut être très facilement détourné », explique Pascal Maillard, un membre d’Alia qui travaille également sur une proposition de loi sur le sujet. « Si les mots perdent leur sens, c’est tout qui perd son sens », pointe lui Olivier Coux. L’inscrire dans la Constitution oui, mais pas sans une rédaction appropriée, donc. « Dans tous les cas en France, nous sommes plus susceptibles d’y gagner que d’y perdre (…) Faire cette nouvelle règle, c’est surtout faire comprendre aux acteurs qu’ils ne doivent pas s’y attaquer », explique Arnauld Leclerc.

« C’est un thème actuellement porteur, avec le contexte du Rassemblement national aux portes du pouvoir, ça motive tout le monde »

Arnauld Leclerc (Université de Nantes)

Cette inconnue. Mais encore faut-il comprendre ce qu’est la liberté académique. Car si sa constitutionnalisation semble bénéfique, « l’une des meilleures façons de défendre la liberté académique reste encore d’en expliquer les raisons d’être, les finalités et les buts », pointe Camille Fernandes. Cependant, « il faudrait déjà comprendre et connaître l’activité qu’elle protège, chose qui semble très loin d’être la norme parmi l’élite politique et juridique ou la société », pointe Arnauld Leclerc. Cette liberté fondamentale — « essentielle pour nos démocraties », insistent les membres d’Alia — est également floue pour une grande partie du milieu universitaire lui-même. « Il faut alerter, il faut communiquer, il faut convaincre de sa nécessité », assène Pascal Maillard. D’autant que cette liberté académique peut être attaquée de multiples façons : « La norme constitutionnelle ne la protègera pas toujours », pointe Arnauld Leclerc. 

Ennemi naturel. Une chose est sûre, « la liberté académique est un thème actuellement porteur, avec le contexte du Rassemblement national aux portes du pouvoir, ça motive tout le monde », analyse Arnauld Leclerc. Or quand il s’agit de Constitution, le Rassemblement national a un plan. Faisons un peu de politique fiction : nous sommes en mai 2027 et Jordan Bardella et/ou Marine Le Pen arrivent aux pouvoirs suite aux élections présidentielles. Leur parti a déjà annoncé la couleur en février 2025 quant aux modifications constitutionnelles qu’ils souhaitaient mettre en place dès les 100 premiers jours au pouvoir en passant par un ou plusieurs référendums. Le tout sans sans l’aval du Parlement qui est aujourd’hui nécessaire. Immigration, identité nationale…. Rien de spécifique sur la recherche, grand impensé du parti nationaliste (relire notre analyse du programme de Marine Le Pen en 2022) si l’on met à part les questions liées au “wokisme” ou à l’Islam. Mais on peut notamment y lire : « la République assure la sauvegarde de l’identité de la France et la protection de son patrimoine historique, culturel et linguistique »…

« La République assure la sauvegarde de l’identité de la France »

Projet de loi constitutionnel du Rassemblement national

Curare académique. D’autant que ce projet de loi constitutionnel contient une « pilule empoisonnée », pour reprendre l’expression de Pierre-Yves Bocquet, journaliste et auteur de La « Révolution nationale » en 100 jours et comment l’empêcher (coll Tract Gallimard janvier 2025) : contrairement à la situation actuelle, toute modification constitutionnelle votée par référendum ne pourrait plus être annulée que par un autre référendum — à l’issue forcément imprévisible — et non plus par les députés et sénateurs à la majorité des ⅗, comme c’est le cas actuellement. Si le ministre actuel de la Recherche, Philippe Baptiste avance ne pas être opposé « à titre personnel » à l’inscription de la liberté académique dans la Constitution, il a reconnu qu’il n’y avait « pas de discussion au sein du gouvernement » malgré sa crainte de voir arriver « de majorités moins sensibles à la polyphonie universitaire ». Une litote qui traduit bien le peu d’urgence à traiter le sujet.


Noémie Berroir et Laurent Simon

La liberté académique peut-elle être définie ?

C’est simple au premier abord : « Sans liberté académique, pas d’université », nous explique Pascal Maillard, membre de l’Association pour la Liberté Académique (Alia). Liberté professionnelle — au même titre que la liberté de la presse — la liberté académique est conditionnée à l’exercice du métier universitaire, ce qui pose la question, toujours en suspens, selon Camille Fernandes d’y inclure des catégories comme les ingénieurs de recherche ou les Professeurs agrégés (Prag), dont 21% exercent dans l’enseignement supérieur. « Elle n’est pas absolue, comme toute liberté, elle a des limites », pointe Arnauld Leclerc. Si l’on attribue l’origine du concept à l’Allemagne, le texte adopté par l’Unesco en 1997 « fait consensus », explique Camille Fernandes. La liberté académique y est ainsi définie : « La liberté d’enseignement et de discussion en dehors de toute contrainte doctrinale, la liberté d’effectuer des recherches et d’en diffuser et publier les résultats, le droit d’exprimer librement leur opinion sur l’établissement ou le système au sein duquel ils travaillent, le droit de ne pas être soumis à la censure institutionnelle et celui de participer librement aux activités d’organisations professionnelles ou d’organisations académiques représentatives ». « Elle est bornée d’un côté par le droit et de l’autre par une éthique académique », résume Olivier Coux. Plus facile à dire qu’à exercer.

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