En tant que spécialiste du financement de la protection sociale, vous avez multiplié les interviews lors des débats sur la réforme sur les retraites. L’aviez-vous anticipé ?
J’avais déjà une certaine habitude des médias : j’alimente depuis des années mon compte Twitter – même si beaucoup moins depuis le changement en X – pour mener des conversations entre collègues économistes mais aussi viser des journalistes. J’entretiens aussi un blog sur AlterÉco [Alternatives Économiques, un magazine spécialisé en économie et orienté à gauche, NDLR] dans lequel je propose des décryptages d’actualité à chaud. Je me suis vite rendu compte que, lorsque j’écrivais sur un sujet, ça générait des apparitions dans les médias : France Culture, Médiapart… Au moment de la réforme Macron des retraites [proposée dès 2020 puis stoppée durant la pandémie, elle a finalement été promulguée en avril 2023, NDLR] que j’ai beaucoup commentée, je suis passé disons de la division nationale à la ligue 2 en apparaissant sur BFMTV ou France Inter. Je n’ai pas encore atteint la ligue 1 qui serait d’aller sur TF1.
« Je ne veux pas tomber dans le plaidoyer ou le pur commentaire politique »
Michaël Zemmour
Les partis de gauche ont largement repris vos propos et relayé vos analyses. Vous êtes depuis assimilé par beaucoup à un économiste engagé. Est-ce que cela vous dérange ?
J’ai milité en tant qu’étudiant et j’ai plus récemment signé une lettre de soutien pour la candidature de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle. Je ne fais pas de secret là-dessus. En revanche, j’essaie de n’intervenir sur mes sujets de recherche qu’avec méthode, en donnant des éléments d’analyse qui ne sont d’ailleurs pas contestés. Ma démarche est de mettre ces éléments d’analyse à disposition, pour qui veut les reprendre.
En économie, à quel point des convictions personnelles peuvent influencer les travaux selon vous ?
Ce qui est très politique en économie sont les questions posées. Quand la majorité est obsédée par l’équilibre des finances publiques, j’ajoute toujours la question : qu’est-ce que cette réforme va faire aux gens ? Et sur ce point, la science économique a des réponses à fournir. Dans les médias, je ne veux pas tomber dans le plaidoyer ou le pur commentaire politique.
« Certains discours sur l’économie ne tiennent manifestement pas la route »
Michaël Zemmour
Quelle est justement votre contribution en tant que chercheur sur des sujets “chauds” ?
Le recul permet l’analyse, y compris sur des éléments d’actualité. En recherche, on est très habitué à parler de ce qu’il s’est passé il y a 10 ou 20 ans car on a les données pour le faire. Avec quelques collègues, j’’essaye de suivre à chaud les événements pour les rendre intelligibles. Une nouvelle réforme de l’Assurance chômage va être mise en place, les données ne sont pas encore disponibles donc on ne peut pas juger des effets mais, compte tenu de ce qu’on sait du passé, on peut dépasser le pur commentaire politique.
Lorsqu’on est chercheur en physique quantique, personne n’essaie de vulgariser à votre place – quoi que Léa Salamé l’avait tenté – mais lorsqu’on est économiste, cela doit arriver tout le temps. Cela vous fait-il plutôt sourire ou grincer des dents ?
Certains discours sur l’économie ne tiennent manifestement pas la route. Mais l’économie est une science molle : on doit rester mesuré sur ce qu’on sait ou qu’on ne sait pas. Il faut se méfier des affirmations péremptoires du type “avec telle mesure, on va créer 10 millions d’emplois”. Que tout le monde parle d’économie est normal et important car éminemment politique. En tant qu’expert, la pente glissante sur laquelle il ne faut surtout pas tomber serait de décréter que telle ou telle ligne politique est souhaitable. Ce qui reviendrait à dire aux gens pour qui voter.
« On m’avait proposé un plateau d’une heure face à un ancien ministre, j’ai refusé »
Michaël Zemmour
Le consensus scientifique est-il difficile à obtenir en économie ?
Il n’en faut pas nécessairement même s’il en existe : dix ans après la crise de 2008, tout le monde s’est accordé sur le fait que les politiques de rigueur avaient augmenté le chômage. Mais plutôt qu’un consensus, il est important d’avoir des discours consistants, de parler avec méthode et se mettre d’accord sur des chiffres, des points de repère. J’ai la chance de m’appuyer sur des statistiques publiques, qui forment une base de discussion commune.
On vous a parfois invité sur des plateaux télé à débattre avec des éditorialistes, des hommes politiques, mais vous êtes toujours resté très serein. D’où vient votre calme légendaire ?
Tout d’abord, j’essaye – même si cela ne marche pas toujours – de discuter du format en amont : je préviens que je ne me battrai pas avec mes interlocuteurs car la confrontation fait très vite appel à la rhétorique. Je privilégie les formats où un temps de parole m’est accordé. Par exemple, on m’avait proposé un plateau d’une heure face à un ancien ministre, j’ai refusé et, au final, obtenu dix minutes seul, ce qui était beaucoup mieux. Ensuite, je suis très concentré sur mon intervention, que je prépare autant que possible pour expliquer un ou deux points en un temps limité. Cela m’importe plus que de rebondir sur les propos de ceux avec qui je suis en désaccord.
« Je veux éviter la télévision de type divertissement où l’on intervient entre des blagues »
Michaël Zemmour
Avez-vous été formé pour parler dans les médias ?
De manière informelle, le premier conseil de média training que j’ai reçu était de préparer ses interventions. En tant que chercheur, on publie sur un sujet mais il y a un vrai travail de vulgarisation à fournir. Le second conseil était de ne pas répondre aux questions des journalistes mais de s’en servir pour faire passer ses messages [comme le font d’ailleurs les politiques, telle cette figure de la gauche en 1981, NDLR]. Et si la question ne nous paraît pas pertinente, assumer de ne pas pouvoir y répondre. J’entends de plus en plus de chercheurs le faire.
Quelle est votre pire expérience médiatique ?
Il y en a eu deux ou trois et je sais maintenant ce que je veux éviter : la télévision de type divertissement où l’on intervient entre des blagues – pas toujours de bon goût – et un zapping [Michaël Zemmour avait notamment participé à l’émission Quotidien, NDLR]. Et certaines personnes avec lesquelles je souhaiterais ne plus débattre car ce n’était pas courtois (tutoiement, intimidation…). Être en désaccord n’est pas le problème, cela crée des discussions intéressantes : il y a peu, j’étais face à Christian Saint-Étienne sur France Info, on nous a clairement présenté comme économistes de gauche et de droite mais le débat s’est bien passé.
« Cette pression des pairs est peut-être ce qui me pousse le plus à les travailler »
Michaël Zemmour
Pensez-vous avoir eu un impact significatif sur les politiques ou sur les débats ?
Les mouvements sociaux ont sûrement plus d’impact qu’une voix comme la mienne. En revanche, je pense avoir pu participer à la compréhension des enjeux et à l’existence d’un débat public. Sur la réforme des retraites, j’ai tâché de décrypter le discours du gouvernement qui consistait à dire que cette réforme était absolument nécessaire, urgente et qu’il n’y en avait pas d’autres possibles – trois choses fausses. L’enjeu démocratique nécessite de commencer par créer un espace de discussion. Ce n’est pas suffisant mais les sciences sociales peuvent documenter et analyser ce qu’il est en train d’arriver : souvent les discours sont très différents des textes de loi proposés.
Craignez-vous que tout cela nuise à votre carrière ? Ou au contraire est-ce un plus ?
Que mes interventions dans les médias puissent être perçues par mes collègues comme un manque de sérieux m’inquiétait beaucoup au départ. Cette pression des pairs est peut-être ce qui me pousse le plus à les travailler et à être précis dans mes propos – un peu comme du peer review. Jusqu’à présent, mes pairs jugent que j’ai une expression sérieuse et c’est très important pour moi. Les personnes qui ne sont pas familières avec la liberté académique s’étonnent qu’on me laisse parler si librement. Beaucoup de choses que j’ai dites sont dans des rapports publics mais peu de fonctionnaires, parfois pourtant experts, sont aussi libres que des enseignants-chercheurs pour les exprimer. Finalement, tout cela m’a plutôt servi : j’ai récemment obtenu un poste de professeur et ma notoriété a été un plus dans ma candidature.
« Le mode de financement par projet demande énormément de ressources humaines »
Michaël Zemmour
Est-ce la façon que vous avez trouvée de vous engager sans trop vous compromettre ?
Je réponds à des sollicitations d’organisations politiques, quel que soit le bord politique – il m’est arrivé d’avoir des échanges avec des parlementaires de la majorité –, mais j’essaie d’avoir partout le même discours. En intervenant devant des militants de gauche, reprendre les slogans par facilité ou pour se faire applaudir peut être tentant. J’essaie donc de tenir les contradictions peu importe là où j’interviens, en expliquant pourquoi les slogans ne sont pas triviaux et ce qu’ils impliquent.
Quel est votre regard sur le monde de l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) d’aujourd’hui ?
Je suis investi dans plusieurs laboratoires, dont un d’excellence [Michaël Zemmour travaille notamment au sein du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po, NDLR], et je vois la différence : dans un cas, on se demande comment dépenser l’argent, dans d’autres, les mille premiers euros pour accéder aux données dont on a besoin manquent. Le mode de financement par projet demande énormément de ressources humaines et ne me semble pas très efficient. Mais ce n’est qu’un sentiment personnel, ce n’est pas mon sujet d’expertise. Les mises en place de Parcoursup puis de la plateforme MonMaster me paraissent également très chronophage : lorsque les collègues passent des heures et des heures à trier les étudiants, c’est clairement du gaspillage de ressources.
« Jusqu’à maintenant, j’ai refusé d’apparaître dans Cnews ou Le Journal du Dimanche »
Michaël Zemmour
Vous avez fait un passage sur BFMTV début avril à propos du plan d’économie du gouvernement, est-ce votre retour sur les plateaux télé ?
C’est à la fois intéressant et chronophage : la moindre interview de dix minutes demande une préparation d’une demi-journée – et une autre pour s’en remettre, surtout dans des médias très exposés. L’info en continu fait qu’on nous sollicite sur tout et sur rien : hier, on m’a demandé de commenter la levée du préavis de grève des contrôleurs aériens – je ne savais même pas qu’ils étaient en grève ! Pendant un temps j’ai dit “oui” tout le temps, aujourd’hui je dis “non” parfois : soit par manque de temps, soit parce que je ne pense pas avoir quelque chose de pertinent à dire.
Iriez-vous sur Cnews si vous y êtes invité ?
Pour moi, il y a trois éléments à prendre en compte : tout d’abord à combien de personnes on parle. Je n’irai certainement pas dans un média d’extrême droite confidentiel mais Cnews n’a pas besoin de moi pour se faire connaître. Deuxièmement : les conditions sont-elles réunies pour dire ce qu’on a à dire ? En ce moment sur Cnews, c’est plutôt non. Enfin, il y a la question des valeurs : avec certaines personnes, on ne veut simplement pas parler. Mais ce n’est pas une règle absolue, quand j’en discute avec mes collègues, les avis sont très partagés : certains disent qu’il faut y aller, pour ma part, jusqu’à maintenant, j’ai refusé d’apparaître dans Cnews ou Le Journal du Dimanche.