Olivier Beaud : « La menace envers la liberté académique est internalisée »

Les causes identitaires sont-elles la principale menace à la liberté de chercher et de s’exprimer en tant qu’universitaire ? Si le « wokisme », la « cancel culture » ou le féminisme radical pèsent, d’autres menaces plus pernicieuses existent, comme l’administratif, analyse Olivier Beaud (Paris 2 Panthéon Assas) dans son dernier ouvrage Le savoir en danger. Ce juriste défend la liberté académique contre les attaques dont elle fait l’objet. Sans prendre de pincettes.

— Le 8 décembre 2021

Faut-il inscrire la liberté académique dans la loi pour la sanctuariser ? 

La mention de la liberté académique récemment inscrite dans la LPR est complètement inutile : une disposition vide de sens, totalement instrumentalisée en réponse à la question de l’islamogauchisme. On peut noter que la seule fois que les politiques se sont intéressés à la liberté académique, ce n’est pas pour la reconnaître mais pour la restreindre. Ça part donc mal : autant ne pas légiférer en ce cas. La notion est tout de même reconnue légalement de manière éparse, que ce soit dans la loi Faure ou la loi Savary de 1984, mais beaucoup moins explicitement que ce n’est le cas à l’étranger. 

 Faut-il rendre cela plus explicite, alors ?

Je serais très prudent. Son inscription dans la loi serait un bénéfice en cas de recours… à supposer que la définition choisie par les parlementaires convienne. Si on laisse les politiques traiter le sujet, le risque de dérapage est réel, la LPR l’a prouvé.

En cas d’entrave manifeste, que faire ? Les voies de recours existent-elles pour les chercheurs ?

Quelques dispositions existent mais la plupart des chercheurs ne les utilisent pas, par ignorance et parce que les universitaires forment peu de recours, par manque de temps et de moyens. Par ailleurs, et c’est extrêmement regrettable, le Conseil d’Etat est très peu favorable à la liberté académique : il maltraite les libertés universitaires depuis vingt ans. 

Vous explorez dans votre ouvrage une différence entre deux notions pourtant proches pour le grand public : la liberté académique et la liberté d’expression. Peut-on dire pour vulgariser que la liberté d’expression vaut pour un universitaire quand il ne s’exprime pas en tant que chercheur ?

Fondamentalement, la liberté académique est plus large que la liberté d’expression : il s’agit de la liberté de choisir ses thèmes de recherche et les mener jusqu’au bout sans interférences extérieures. De plus, la liberté académique est difficile à vendre en ces temps de quasi-religion des droits de l’homme, parce qu’elle est réservée à un corps professionnel. Elle apparaît donc comme un privilège, tout comme le secret des sources des journalistes qui constitue pourtant la base du métier. La liberté académique bénéficie néanmoins à tous en permettant de faire progresser la science et donc la société.

Dans sa vidéo de candidature, Eric Zemmour vise directement « les sociologues, les universitaires », qui « mépriseraient » le peuple…

C’est du poujadisme anti intellectuel, point. Ce n’est pas un savant, il écrit des livres vides de sens d’un point de vue historique. Il s’agit de fausse science. Eric Zemmour ne peut heureusement pas invoquer la liberté académique pour parler. Un universitaire qui tiendrait de tels propos ne serait pas digne de l’être. Il est le décalque d’une pensée de droite conservatrice aux Etats-Unis — plus dangereuse en un sens que l’idéologie woke dont on parle beaucoup en ce moment — et qui passe son temps à pilonner les universitaires libéraux depuis l’ère Reagan. 

Avant d’en venir au “wokisme”, la principale entrave, selon vous, à la liberté académique en France est le poids de la gestion du système par les chercheurs.

Les universitaires sont dominés par l’administration de l’Etat et du ministère d’un côté, et par les dirigeants d’université de l’autre. Et ce alors que ces derniers sont tous universitaires, même s’ils ne se considèrent plus comme tels. Les cas d’abus de pouvoir manifeste existent. Notamment l’exemple que je rapporte dans mon ouvrage de l’organisation d’examens à l’université de Reims. Au lieu de soutenir les universitaires, le président de l’université, également vice-président de la CPU, s’est rangé du côté de son administration. On parle beaucoup du poids de l’administration dans la justice ou l’hôpital mais il en va de même à l’université où la situation est aussi dégradée. 

Le cas le plus marquant d’entrave est la restriction sans précédent de l’accès aux archives historiques par l’Etat que vous décrivez. De nombreux chercheurs se retrouvent privés de documents pourtant essentiels sur l’histoire récente de France…

Les historiens ont malheureusement perdu la bataille malgré des concessions faibles de l’administration. Le risque est bien réel dans les années à venir que des scientifiques soient coupés de leur sujet de recherche en histoire à cause de cette limitation sans précédent de l’accès aux archives. [Lire également ce numéro de la Vie de la recherche scientifique pp18-19, NDLR].

Vous précisez que les historiens semblent n’avoir reçu aucun soutien du ministère de la Recherche, pourquoi ?

Son poids politique est structurellement faible et les ministres qui l’occupent le sont souvent pour de mauvaises raisons, comme la parité. Adossés au mastodonte de l’Education nationale, la recherche et l’enseignement supérieur ont paradoxalement plus de poids. Le ministère ne défend pas les universitaires en cas d’entrave à la liberté académique : le cas de l’accès aux archives historiques est frappant. Il a fallu que les historiens et archivistes eux-mêmes se mobilisent pour que l’affaire éclate et qu’ils arrachent une concession.

Venons-en à l’islamogauchisme ou au wokisme, quelles entraves à la liberté académique avez-vous détectées à cause de ces mouvements ?

Une des principales menaces à la liberté académique est aujourd’hui internalisée : une petite minorité des étudiants en sont les ennemis, avec des effets dévastateurs. Or la violence psychologique et morale exercée sur les professeurs par les réseaux sociaux peut être aussi douloureuse que la violence physique de mai 68. La vague arrive, même si personne n’en connaît la hauteur. J’ai appris hier qu’une conférence consacrée au livre de Sabine Prokhoris [une philosophe critique du mouvement #metoo, NDLR] avait été annulée à Paris Necker. Voilà un exemple où les idéologies radicales ont gagné : quelqu’un qui ose objecter en pointant les abus et les risques juridiques d’un mouvement, évidemment légitime, se retrouve censuré. Ces groupes de pression ont imposé au président d’université de censurer la réunion sans aucun fondement légal. J’ai du mal à prédire aujourd’hui l’ampleur de ce mouvement mais la seule chose qui nous préserverait d’un choc équivalent à celui constaté en Angleterre ou aux Etats-Unis est le fait que les étudiants ne représentent pas une grande force de pression en France, au-delà de leur poids médiatique. Pour une raison simple : ils ne paient que peu de droits d’inscription. Les étudiants font la loi aux Etats-Unis parce qu’ils sont les clients du système. En France, les médias relaient tout de même la parole étudiante, pa rfois sans filtre. Les professeurs sont ainsi constamment mis en difficulté ; il s’agit d’une nouvelle censure dont on peut remonter à mai 68 pour en tracer les origines. 

Si ce mouvement représente un tel danger, pourquoi les universitaires ne le dénoncent-ils pas ?

Les universitaires, majoritairement de gauche, n’osent pas dénoncer ce mouvement venu de la gauche qui nous menace pourtant, quel que soit son bord politique. C’est en partie dû à la méconnaissance de qu’est l’université en France : une machine à distribuer des diplômes, aux pouvoirs atrophiés. Les élites ne fréquentant pas les bancs de l’université mais ceux des grandes écoles, tout comme les chercheurs veulent préférentiellement exercer dans les organismes de recherche.

Que préconisez-vous ?

Les universitaires sont très divisés et très seuls, sauf en sciences [expérimentales ou “dures”, NDLR] et leurs syndicats sont très peu représentatifs. Quand il s’agit de liberté académique, la question politique “suis-je de gauche ou de droite” devrait être secondaire. Il faut qu’aujourd’hui les universitaires prennent conscience de l’importance de leur liberté académique. C’est l’objet de mon livre dont la conclusion est d’ailleurs assez pessimiste. Sont-ils à la hauteur de cette mission ? J’ai des doutes aujourd’hui tant le clientélisme et le localisme ont laissé des traces.

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