Patrick Fridenson : « La résistance à la reconnaissance professionnelle du doctorat vient aussi de notre milieu »

— Le 24 mai 2021
Dans cette tribune, Patrick Fridenson revient sur la désaffection pour le doctorat… et comment y remédier.

Beaucoup reste à faire depuis la mission qui m’a été confiée par le ministère en 2014 au sujet de la reconnaissance professionnelle du doctorat. Au-delà des constats sur lesquels je reviens brièvement, c’est avant tout d’actions dont nous avons besoin et je les liste ici. Certains de ces points d’avenir sont également recommandés par l’IGESR dans son rapport sur la poursuite de carrière ou, plus récemment, par le rapport de Fabienne Blaise, Pierre Desbiolles et Patrick Gilly sur le recrutement des enseignants-chercheurs.

Tout part d’un constat simple : la baisse des effectifs de docteurs français depuis 2006, un temps compensée par les docteurs étrangers. Les inscriptions en première année de doctorat ont chuté de 15% entre 2016 et 2019. Et ceci est dû à la fois à des conditions plus exigeantes en matière de financement de thèses et à une inquiétude des jeunes sur les débouchés. En effet, l’insertion professionnelle des docteurs est en lien étroit avec l’évolution des effectifs. Si les enquêtes IPDoc 2015 et 2017 montrent que, trois ans après l’obtention du doctorat (2014), près de 91% des docteurs ont un emploi et que le taux d’insertion est de 85,3% après un an, de grandes différences existent selon les disciplines.

« Penser l’irrigation des docteurs uniquement dans l’ESR est une vision de myope »
Patrick Fridenson

Pourquoi est-ce préoccupant ? Car la société française a besoin d’être irriguée par des docteurs. Je suis profondément convaincu que le doctorat est une idée d’avenir. Il y aurait à communiquer davantage sur ce thème. Car penser l’irrigation des docteurs uniquement dans l’ESR est une vision de myope. Même si nous avons absolument besoin d’y augmenter le recrutement des docteurs pour faire face à la montée des effectifs étudiants et aux besoins de recherche accrus, il y a aussi lieu d’agir pour accroître leur proportion dans d’autres secteurs : les fonctions publiques, les entreprises. L’inscription du doctorat au Répertoire national des certifications professionnelles (que j’avais recommandée) lève un obstacle sur cette voie.

La toute première action que je propose est la nomination au ministère d’un interlocuteur à temps plein chargé de la reconnaissance du doctorat – que l’IGESR nomme « chef de file » dans ses recommandations. Ce « chef de file », outre la coordination entre DGESIP et DGRI, serait tourné vers l’extérieur, notamment vers les fonctions publiques et les entreprises. Cette personne ne serait pas là seulement pour expliquer ce qu’est le doctorat, mais pour convaincre les responsables d’agir. Diplomatie et persuasion seraient des qualités majeures pour ce poste.

La deuxième action serait de poursuivre l’affinement des statistiques sur les docteurs et sur le devenir des docteurs. La sous-direction des Systèmes d’Information et des Études Statistiques (SIES) pourrait se voir reconnaître les statistiques sur le doctorat et les docteurs comme une priorité de premier rang. Des spécialités pourraient être plus étudiées :  il conviendrait par exemple de distinguer les docteurs en sciences sociales de ceux en sciences humaines. Il n’y a pas de chiffres précis sur le nombre de docteurs recrutés dans la fonction publique d’État, hors recherche. Le MESRI et le MENJS ne suivent pas particulièrement leurs docteurs. Les liens existent avec le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), spécialisé dans les enquêtes sur de longues périodes, et l’Association pour l’emploi des cadres (Apec). Mais la confrontation régulière des données pourrait déboucher sur des recommandations.

« Les docteurs ne sont reconnus que dans une seule branche, la chimie, qui n’en recrute actuellement que très peu »
Patrick Fridenson

La troisième action serait à mener au sujet des conventions collectives. En effet, les docteurs ne sont reconnus que dans une seule branche, la chimie, qui n’en recrute actuellement que très peu. Si les conventions collectives relèvent de négociations entre les syndicats de salariés et d’employeurs, le « chef de file » du ministère pourrait initier des contacts préparant cette voie. Des expérimentations pourraient être conduites dans certaines entreprises qui augmenteraient leur recrutement de docteurs. D’autre part, un accord serait souhaitable entre le ministère de l’ESRI, celui de l’Education nationale et l’Association nationale des DRH. Enfin, trois secteurs devraient être la cible d’un effort particulier de communication sur les avantages du doctorat par rapport au master : le numérique, l’ingénierie et le conseil avec la Fédération Syntec, la métallurgie, avec l’UIMM — dont les métiers connaissent de nombreuses transformations —, et enfin les banques et assurances. Si la question de la rémunération est importante, l’objectif premier est d’ouvrir bien davantage les portes des entreprises aux docteurs, femmes et hommes.

Le quatrième et dernier point concerne l’entrée des docteurs dans les trois fonctions publiques hors ESR. Globalement les effectifs d’agents sont de 2,5 millions pour la fonction publique d’Etat, 1,9 million pour la territoriale et 1,2 million pour l’hospitalière. Commençons donc par la fonction publique territoriale, où les débouchés pourraient être importants. Il y a des domaines scientifiques et techniques, des domaines de gestion et de services à la population où les collectivités pourraient tirer parti des des docteurs pour répondre à leurs problématiques. Il serait donc d’abord souhaitable de mener des discussions avec le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale. Une modification des statuts des corps de la fonction publique territoriale pourrait en outre mentionner le grade de docteur comme l’une des conditions d’accès.

« Le Conseil d’Etat, la Cour des comptes pourraient être incités à recruter plus de professeurs qu’ils ne le font »
Patrick Fridenson

Dans la fonction publique hospitalière, les débouchés pour des docteurs de disciplines non-médicales représentent un assez petit nombre (postes de direction), ou sont très spécialisés (biologistes) ou en concurrence avec des diplômés de master (dans le numérique notamment). Pourtant, la santé, qui fait actuellement face à des défis importants (nouvelles maladies, nouveaux besoins de la société, secteurs sinistrés comme celui de la psychiatrie, etc.), pourrait bénéficier des compétences de docteurs. Il serait donc souhaitable de mener des discussions avec la Fédération hospitalière de France, le ministère des Solidarités et de la Santé et certaines conférences pour les convaincre que davantage de docteurs leur seraient d’une grande utilité et que ce type de profil est à reconnaître.

Enfin, la présence de docteurs au sommet de la fonction publique de l’Etat reste insuffisante, même si les effectifs concernés sont modestes. Le Conseil d’Etat, la Cour des comptes pourraient être incités à recruter plus de professeurs qu’ils ne le font et, ayant éprouvé l’intérêt des jeunes docteurs auxquels ils recourent sur des contrats courts, à imaginer des moyens d’un recrutement. Le projet d’ordonnance en préparation prévoit la fonctionnalisation de l’encadrement supérieur de l’Etat dont les trois inspections générales interministérielles. On irait vers la suppression de ces grands corps. Tous les inspecteurs interministériels seraient nommés pour une période renouvelable puis devraient rebondir sur d’autres emplois et un corps unique d’administrateurs de l’Etat serait créé. Le gouvernement pourrait souligner l’importance d’une part de docteurs à ce niveau.

Dans le reste de la fonction publique de l’Etat, des actions seraient souhaitables dans l’enseignement et la recherche, même s’il ne s’agit pas de grands effectifs. Tout d’abord, au niveau des classes préparatoires, dont les professeurs sont bien payés et forment une grande partie des élites de demain. Si l’accession des docteurs à ces postes en filières scientifiques se passe plutôt bien, ce n’est pas encore le cas pour les filières économiques et commerciales et les filières littéraires. Il y a là un travail à mener sur les affectations. Ensuite, dans l’éducation nationale, la possibilité de recruter des docteurs dans les corps des certifiés et des agrégés pourrait être renforcée. Enfin, dans l’ESR, si le doctorat est une des conditions d’accès au concours externe d’ingénieur de recherche, la part des docteurs recrutés à l’externe comme au concours interne pourrait être accrue.

Propos recueillis par Lucile Veissier

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