Peut-on vivre à livre ouvert ?

Ouvrir la science est une chose, ouvrir les livres en est une autre, surtout pour les éditeurs de sciences humaines qui les vendent.

— Le 24 mai 2023

Oyez Oyez. Publier en accès ouvert fait — ou devrait faire — partie intégrante de vos pratiques de recherches. Depuis près de trente ans, la science ouverte s’impose dans le monde entier avec pour objectif de normaliser un accès gratuit et immédiat aux productions scientifiques. En pleine révolution numérique, elle a émergé pour contrer des dépenses d’abonnements en constante augmentation, non sans conséquences sur le secteur de l’édition scientifique français. Inquiet de l’avenir de la filière, notamment du côté des sciences humaines et sociales (SHS), le Syndicat national de l’édition (SNE) a ainsi saisi le Médiateur du livre en juin 2021 pour obtenir son avis, publié récemment, sur la question. 

« On ne peut pas traiter de la même façon La revue de métaphysique et de morale et Elsevier »

Jean-Philippe Mochon

Rétrospective. « Il ne s’agissait pas d’émettre une critique envers la politique de science ouverte mais plutôt de faire un état des lieux et d’émettre des recommandations en faveur du rayonnement de l’édition scientifique française », explique le conseiller d’État Jean-Philippe Mochon, nommé Médiateur du livre depuis 2020. Cette autorité peut être sollicitée par les éditeurs privés dès lors qu’ils rencontrent des problèmes avec les politiques publiques en matière d’édition. Dans le cas présent, les tensions ont émergé il y a un peu moins de dix ans et ont été alimentées au fil des années. Loi pour une République numérique en 2016, premier Plan national pour la science ouverte de 2018 à 2021, Plan S au niveau européen [relire notre interview de Marc Schiltz]… Tous rendent obligatoire l’accès ouvert des publications et des données issues de recherches financées sur fonds publics. Une politique commune aux sciences “dures” (STM) et aux sciences humaines (SHS).

Péages à proximité. Pourtant, « il y a une différence fondamentale entre la publication en STM et celle en SHS en France », rappelle Michel Pohl, directeur de l’information scientifique et technique de l’Inserm. Du côté des STM, l’édition est monopolisée par quelques mastodontes internationaux comme Elsevier ou Springer-Nature. Ces derniers ont été mis au pied du mur et obligés de s’adapter aux nouvelles mesures de science ouverte… dont ils ont rapidement su tirer profit. Le prix à payer pour obtenir la publication d’un article en accès ouvert dans leurs revues, aussi appelé Article Processing Charge (APC), n’a fait qu’augmenter ces dernières années.  Il a déjà « triplé en dix ans, atteignant désormais 30 millions d’euros par an », explique Claire Giry, directrice générale de la recherche et de l’innovation au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR). Bien que les solutions  alternatives soient de plus en plus nombreuses [relire notre enquête sur les épirevues en deux parties], dans le contexte actuel de course à l’excellence, difficile de se passer d’eux. « Le paradoxe est que cette politique destinée à combattre les grands conglomérats se retourne contre les plus petits éditeurs », souligne Pierre Ouzoulias, sénateur des Hauts-de-Seine.

« Le paradoxe est que cette politique destinée à combattre les grands conglomérats se retourne contre les plus petits éditeurs »

Pierre Ouzoulias

La distinction. Un rapport parlementaire de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) publié en 2022 – vivement critiqué par les défenseurs de la science ouverte – soulignait ainsi la pression exercée sur les petits éditeurs privés par l’injonction au libre accès. À la différence des STM, la diffusion des SHS repose sur « un tissu d’acteurs français très divers et actifs », rappelle le Médiateur du livre. Les maisons d’édition privées – Gallimard, Le Seuil, La Découverte mais aussi de nombreuses plus petites – jouent un rôle crucial et leur équilibre repose encore exclusivement sur la vente de livres. La remise en cause de ce modèle lecteur-payeur auquel elles étaient jusque-là habituées vient ébranler « un modèle économique déjà très fragile », explique Arnaud Saint-Martin, sociologue et co-gérant des éditions du Croquant, une maison d’édition autonome spécialisée en sciences sociales.

Telle est la question. Face à cette révolution, les éditeurs de SHS se sont adaptés et réunis autour de plateformes numériques comme Cairn – réunissant en majorité des revues privées – ou OpenEdition – du côté des revues publiques. Des modèles hybrides entre numérique et papier qui permettaient jusqu’à présent aux petites maisons d’édition de rester dans la course. Aujourd’hui, alors que les chercheurs sont de plus en plus enclins à publier leurs travaux en accès ouvert dès publication, les livres ont-ils été inclus dans l’équation ?

« Éditer une revue est un processus qui nécessite de nombreuses expertises »

Arnaud Saint-Martin

Dernières limites. « Notre politique de science ouverte est centrée sur la publication des articles et nous encourageons l’accès ouvert pour les livres. La seule situation pour laquelle nous nous sommes orientés vers une obligation relative aux livres est lorsqu’une recherche est financée par l’Agence nationale de la recherche », explique Claire Giry. Pour les ouvrages de SHS, l’embargo est fixé à douze mois et à six mois pour les STM. Après cette échéance, les travaux doivent donc être ouverts. Pourtant, la barrière mobile de certaines maisons d’édition dépasse, et de loin, celle demandée. « Celle du Croquant est fixée à trois ans et c’est très important parce qu’il y a un gros coût de production derrière », explique Arnaud Saint-Martin.  

Problème à N corps. « Éditer une revue est un processus qui nécessite de nombreuses expertises », continue le sociologue. Éditeurs, secrétaires de rédaction, graphistes, imprimeurs… Derrière la publication de ces ouvrages, il y a tout un écosystème qu’il faut faire vivre ; les coûts de production ne sont pas négligeables. Certaines revues, comme Pragmata – une revue en ligne consacrée à la recherche en langue française sur le pragmatisme, ont donc fait le choix de basculer intégralement sur des publications numériques. « Le choix du tout numérique est une option mais ce modèle met en danger toute une partie des métiers du livre », souligne Arnaud Saint-Martin. Une fois la publication relue, elle est mise en page par les chercheurs eux-mêmes ou par un collègue en ayant les compétences, avant d’être mise en ligne au format pdf. « On incite presque les chercheurs à devenir des auto-entrepreneurs des sciences », ajoute le chercheur.

« Les études existantes ne montrent pas de diminution des ventes papier liée à une éventuelle publication en accès ouvert »

Ministère de la Recherche

Les règles de l’art. « Même si on est en partie sur Cairn, on tient beaucoup au papier que ce soit pour les revues ou les ouvrages », explique Arnaud Saint-Martin à propos des éditions du Croquant. Mais aujourd’hui, la diffusion des revues de SHS en librairie ou par abonnement devient de plus en plus compliquée. Une problématique qui touche également les revues historiques de la discipline comme Les actes de la recherche en science sociale créée par Pierre Bourdieu. Une crainte donc que la science ouverte aggrave d’autant plus le phénomène. « Avec cette politique, le livre est amené à disparaître ainsi que quelque chose de fondamental qui est la pluralité de l’édition », affirme Pierre Ouzoulias. Le ministère s’en défend, « les études existantes ne montrent pas de diminution des ventes papier liée à une éventuelle publication en accès ouvert » et ils soutiennent la bibliodiversité « sans discontinuer depuis des années ». 

Plus on est de fous, plus on rit. Certains s’inquiètent aussi de voir naître une dépendance des maisons d’édition envers les financements publics. En conséquence, le rapport de l’Opecst ainsi que quelques tribunes de chercheurs, publiées dans les quotidiens nationaux (trois à Libération et une au Monde), ont exprimé leur crainte d’une « étatisation » de l’édition scientifique. Une nouvelle donne qui conférerait aux futurs gouvernements un “droit de regard” sur les publications scientifiques en matière de sciences humaines. Quid en cas d’arrivée au pouvoir de courants politiques possiblement hostiles aux sciences humaines ? L’Europe ne manque pas d’exemple, comme en Hongrie ou, plus récemment en Suède.

«  La science ouverte peut avoir un sens dans l’édition du livre mais il faut le définir de manière subtile »

Jean-Philippe Mochon

Entretien compréhensif. C’est face à cette multitude d’inquiétudes que le SNE a saisi le Médiateur du livre. Après plus de deux ans d’étude, il a ainsi recommandé des concertations plus régulières entre le ministère de l’Enseignement supérieur et les différents acteurs de l’édition, le livre étant une prérogative du ministère de la Culture. Il note ainsi dans son rapport que le deuxième Plan national pour la science ouverte a été mis en place « en toute discrétion », sans faire appel à l’Observatoire de l’édition scientifique [une instance de concertation entre acteurs de l’édition scientifique et le monde de la recherche, NDLR]. « La science ouverte peut avoir un sens dans l’édition du livre mais il faut le définir de manière subtile et surtout concertée », souligne Jean-Philippe Mochon. Un dialogue encore timide mais pourtant nécessaire pour établir une science ouverte adaptée à toutes les disciplines. « On ne peut pas traiter de la même façon La revue de métaphysique et de morale et Elsevier. Ce n’est pas la même économie, ce ne sont pas les mêmes enjeux », continue le médiateur. Généraliser la science ouverte « dans les mêmes termes et suivant les mêmes modalités à toutes les disciplines » est pour lui incompatible avec les spécificités de publication de chaque discipline. Le plus important : « que ses modalités soient déclinées avec finesse… On en est loin. »

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