© Patrick Imbert, Collège de France
Quand on pose une question à Philippe Aghion, l’intéressé répond, quelle que soit la question. Elles ont évidemment fusé depuis sa nomination au prix Nobel d’économie, qui correspond en réalité au prix de la banque de Suède en hommage à Alfred Nobel. Nuance que ses nombreux détracteurs n’ont pas manqué de rappeler depuis l’annonce le 13 octobre dernier. Un prix qu’il partage cette année avec l’Américano-Israélien Joel Mokyr et le Canadien Peter Howitt. Dans l’Hexagone, il succède à Esther Duflo en 2019 et Jean Tirole en 2014 et il en est le 5e lauréat français depuis sa création en 1968. Ce prix, il le doit à ses travaux sur « la destruction créatrice » dans la lignée de Joseph Schumpeter (1883-1950). Un économiste du début du 20e siècle pour lire la post-modernité, l’innovation en marche, la croissance reine et la recherche sensée les nourrir, autant de sujets chers à Philippe Aghion ? Oui et ce n’est pas le seul paradoxe du personnage.
« Je suis trop gaffeur et trop chercheur pour faire de la politique »
Philippe Aghion devant les députés
Tout le monde en parle. Sa tournée des plateaux télé, exercice que l’intéressé semble goûter, l’a en effet soumis à nombre de questions parfois très éloignées de la « destruction créatrice » post-schumpétérienne, auréolé qu’il est d’un CV académique plus que prestigieux et d’une faconde hors pair. Outre sa chaire au Collège de France ou son poste de professeur associé à l’Institut européen d’administration des affaires (Insead), il est passé par la London School of Economics et avait décroché son doctorat à Harvard. Voilà pour le chercheur. Mais Philippe Aghion ne se contente pas de chercher : il inspire les politiques. François Hollande en 2012 puis Emmanuel Macron en 2017 ont eu recours à ses services pour leur programme économique. Ce dernier ne renie pas pour autant sa militance communiste de jeunesse : « J’y ai rencontré des gens d’une grande qualité et d’un grand dévouement, [qui ont permis] beaucoup d’acquis sociaux en France. J’ai en quelque sorte évolué comme le parti communiste italien » (C ce soir, 18 octobre).
En même temps. Lors de sa leçon inaugurale au Collège de France en 2015, Philippe Aghion s’était situé dans une « voie médiane » par rapport à ses prédécesseurs, choisissant pour les uns de « participer à la vie économique de leur temps », pour les autres de pratiquer « la recherche fondamentale » en retrait de toute publicité. Ledit Philippe Aghion se voit quant à lui « au milieu entre ces deux groupes (…) avant tout un chercheur enseignant » mais que les débats économiques interpellent pour au moins deux raisons : d’une part « pour des motifs purement scientifiques, notamment pour utiliser les erreurs politiques (…) : un dirigeant politique somnambule est formidable pour les économètres ». D’autre part, pour « combattre les fausses bonnes idées, nombreuses en économie ou clarifier les termes d’un débat ». Était-ce une forme de prémonition des débats houleux autour de la taxe Zucman sur les hauts patrimoines, poussée par son collègue « et ami » Gabriel Zucman jusque devant les parlementaires avant d’être rejetée ?
« Je suis atterré par le niveau de certains députés, qui ne lisent pas ou ne se renseignent pas sur l’économie »
Philippe Aghion (France 5)
Tutti frutti. Bon client par excellence pour les médias, volubile et cash, l’économiste ne boude que peu de questions, même quand elles sont éloignées de ses thématiques de recherche. Il assume par exemple son côté « rétrograde » en souhaitant « le retour des manuels et des dictées dans les salles [de classe, NDLR] » (C ce soir, 18 octobre) et pousse ses analyses sur la vie politique française, quitte à semer le trouble chez les journalistes qui l’interrogent, comme Mohamed Bouhafsi sur France 5. De fait, celui qui est également président de l’Association française de science économique, est interrogé pêle-mêle sur la réforme des retraites, le budget de la France, l’optimisation fiscale ou la taxe Zucman, dont il est un grand contempteur, tout en reconnaissant que, si tous les Français doivent se serrer la ceinture, les gros patrimoines doivent participer à l’effort collectif. Voilà qui dessine en creux l’image d’un scientifique tout puissant, comme seuls certains économistes peuvent l’être.
Feu roulant. Il n’a évidemment pas l’exclusivité de ces interviews tous azimuts. Michael Zemmour (nous l’avions interviewé), autre économiste médiatisé parfois à son corps défendant lors des débats (encore d’actualité) autour de la réforme des retraites, avoue lui tout de go ne pas intervenir à la télévision sur ses sujets de recherche « ce qui ne veut pas dire qu’[il] intervient sans méthodes », à la fois sur X (ex-Twitter) et dans les médias, comme il en témoignait au séminaire Politiques des sciences le 15 octobre dernier. Sa position d’« homme blanc parisien » lui semblant « extrêmement importante pour être disponible à tous moments et ne pas y être trop maltraité [dans les médias, NDLR] ». Mais là où nombre de ses collègues tentent de maintenir une digue rhétorique, Philippe Aghion ne mâche pas ses mots. Il s’est dit « atterré » « par le niveau de certains députés, qui ne lisent pas ou ne se renseignent pas sur l’économie » (France info le 3 novembre), visant directement les questions qui lui ont été adressées par les députés Rassemblement national, écologistes ou La France Insoumise le 28 octobre en Commission des affaires économiques. Philippe Aghion, personnage au tutoiement facile, a de nombreuses proximités politiques dont Emmanuel Macron mais aussi « François Hollande, Dominique Strauss-Kahn ou Michel Rocard ». Des ennemis, aussi.
« Philippe Aghion est un petit gauchiste à deux balles »
Jean-Philippe Tanguy (député RN)
Point médian. Jean Philippe Tanguy, député Rassemblement national de la Somme l’a ainsi taxé de « petit gauchiste à deux balles » pour ses vues sur une immigration « choisie ». « D’autres m’accusent d’être un affreux réactionnaire », s’amuse Philippe Aghion., Tout comme son collègue Xavier Jaravel, également penseur de l’innovation (nous l’avions interviewé), il estime qu’il y a en France « beaucoup d’Einstein et de Marie Curie perdus » et croit « à l’immigration intelligente, choisie » en citant le système de points que le Canada a mis en place pour trier l’entrée à ses frontières. « On manque de chercheurs, il faut en faire venir d’ailleurs », assène-t-il. Il s’était d’ailleurs exprimé dans ce sens lors d’une journée organisée le 7 mai 2025 par les programmes européens d’accueil des chercheurs en exil, dont PAUSE – relire l’interview de sa directrice Laura Lauhéac. Pas sûr donc qu’il fasse « le bilan de [son] propre échec et [se] retire de la vie publique », comme l’y invitait le député RN Frédéric Falcon le 28 octobre dernier. De l’autre bord, son « ultralibéralisme » ou son manque de convictions environnementales sont pointés du doigt, notamment par le député François Piquemal (Haute-Garonne, LFI). Ce à quoi l’intéressé répond en puisant dans ses travaux (récents) sur la « décroissance endogène ». « Vous n’avez pas lu mes papiers sur le climat, je veux une croissance inclusive et verte », conclut-il en réponse à la députée écologiste Julie Laernoes (Loire-Atlantique).
Relativité générale. Philippe Aghion a développé un système de pensée schumpétérien, qui ne l’avait pas fait de son vivant, où l’innovation est portée par les entreprises. Chaque innovateur bâtit sur la base d’innovations précédentes issues de la recherche, les nouvelles rendant obsolètes les anciennes en les supplantant : c’est la « destruction créatrice », devenu un “buzzword” depuis sa nomination au prix de la banque de Suède. Il ne cesse de vanter les innovations de rupture aux USA ou en Chine, notamment sur l’IA — il a codirigé un récent rapport sur le sujet —, mais aussi le système social scandinave et pointe les pièges dans lesquels est tombée l’Europe. Il était évidemment aux premières loges — toujours dans sa base arrière du Collège de France — pour recevoir Emmanuel Macron et Mario Draghi, économiste et ex-premier ministre italien, pour la présentation de son rapport éponyme sur la compétitivité de l’Union européenne selon lui « très basé sur nos théories » (nous vous en parlions). Un rapport tout entier dévolu à la recherche « productrice d’innovations », celle que les politiques entendent des deux oreilles.
« On manque de chercheurs, il faut en faire venir d’ailleurs »
Philippe Aghion devant les députés
Empreintes. Outre ses plaidoyers pour la liberté académique, les valeurs démocratiques et leurs bénéfices, l’intéressé a eu une influence profonde sur la structuration de la recherche française, notamment depuis le rapport Aghion-Cohen de 2004 et sa participation à la Commission pour la libération de la croissance française, dite Commission Attali. Cet aréopage, dont un certain Emmanuel Macron occupait déjà le secrétariat général adjoint, avait remis ses conclusions au président d’alors Nicolas Sarkozy lors d’une cérémonie télévisée en 2008. Y était préfiguré la volonté de créer « dix grands pôles d’enseignement supérieur et de recherche autour de dix campus », portés sur les fonds baptismaux sous forme d’Idex deux ans plus tard. Avec le cluster de Paris Saclay brandi en exemple, l’excellence à la française était née et devait être amenée « sans réforme radicale » en proposant « au contraire une démarche incrémentale » (rapport Aghion-Cohen), certainement pour louvoyer entre les conflits sociaux. Vingt ans plus tard, difficile de nier qu’il a été écouté.
With a little help… Encore tout récemment, ses plaidoyers multiples pour les Labex, actuellement en sursis, semblent avoir porté leurs fruits. S’appuyant sur une note de son collègue Antonin Bergeaud, l’un de ses principaux co-auteurs, Philippe Aghion a insisté sur l’efficacité de ce dispositif mis en place depuis 2010 et qui a compté jusqu’à 100 unités lauréates. Prévu pour s’éteindre en 2024, il devrait décrocher un sursis si la volonté du gouvernement de leur accorder 450 millions d’euros — ainsi qu’à d’autres dispositifs d’innovation — dans la loi de finances 2026 est bien suivie d’effet. Pas mal pour quelqu’un qui estime être « trop gaffeur et trop chercheur pour faire de la politique ». Reste maintenant à ce que les politiques aillent au moins jusqu’au bout de la “méthode Aghion” pour la recherche en la dotant de moyens qui lui font défaut depuis au moins vingt ans.
* Les citations non sourcées proviennent de son audition parlementaire consultable ici.
** Contacté à plusieurs reprises, l’intéressé n’a pas répondu à nos sollicitations.
