Pınar Selek : « En France comme ailleurs, la liberté n’est jamais acquise »

Poursuivie depuis 25 ans par la justice turque et exilée en France, la sociologue Pınar Selek (Université Côte-d’Azur) s’épanouit malgré tout dans ses recherches.

— Le 7 avril 2023

Photo ©Patxi Beltzaiz

Comment vous sentez-vous à la veille de votre procès, qui aura lieu à Istanbul sans vous ?  

J’essaie de ne pas y penser… Quand je commence à me sentir mal, je me ressaisis et me concentre sur mon travail. J’essaie d’être efficace sans trop réfléchir à ce qu’il va se passer. Demain, je serai à Paris dans les locaux de la Ligue des droits de l’homme pour suivre le procès [celui-ci a eu lieu le vendredi 31 mars, voir en encadré son résultat, NDLR]. Mais beaucoup de personnes seront présentes à Istanbul : mes avocats, ma famille, mes amis… Côté recherche, des associations françaises de sociologie et de science politique ont envoyé leurs représentants à Istanbul. D’autres universitaires se déplacent : la directrice ainsi que cinq ou six chercheurs de mon laboratoire [certaines ont publié un texte dans The Conversation, NDLR]. Le Snesup [un des principaux syndicats de l’enseignement supérieur, NDLR] envoie aussi des personnes. 

Qu’attendez-vous de ce procès ?

La justice. Tout est très irrationnel dans cette affaire. Nous essayons de lutter contre cette irrationalité et de faire en sorte que la justice soit rétablie.

« Les déclarations de Frédérique Vidal sur l’islamo-gauchisme [ont réveillé] en moi, comme en tous les chercheurs exilés, de terribles cauchemars »

Pınar Selek

Vous avez, selon vos propres termes, commis un « crime de sociologie » aux yeux de la justice turque. Qu’avez-vous fait ?

Les sciences sociales en général, parce qu’elles désacralisent, s’exposent à des risques, notamment venant des régimes autoritaires. Dans un régime religieux, poser des questions et suggérer que l’idée de croire en dieu est une construction sociale n’est pas accepté. Ces régimes ont besoin de croyants, il est donc normal qu’ils ne nous aiment pas, nous autres sociologues ainsi que tous ceux qui proposent des réflexions, des questionnements hors de la croyance et avec une volonté d’objectivation. Les sciences sociales contribuent à problématiser ces sujets, tout comme les arts, ce qui apparaît comme dangereux pour les régimes autoritaires. 

Vos collègues turcs sont-ils menacés ?

Il y a de gros problèmes dans les universités en Turquie. Des chercheurs ou enseignants-chercheurs ont été arrêtés ou licenciés uniquement pour avoir signé une pétition. Beaucoup sont maintenant au chômage… Mais les universitaires de Turquie [certains n’ont pas la nationalité ou ne se sentent pas “turcs”, NDLR] vont accueillir leurs homologues français qui viennent pour le procès et vont pouvoir échanger. Je les ai mis en relation et j’en suis très heureuse. 

« La réduction des libertés est un cancer qui avance vite »

Pınar Selek

Vous bénéficiez de nombreux soutiens de la part de la communauté scientifique. En avez-vous des pouvoirs politiques ?

Plutôt au niveau des mairies. Il y a quelques jours, j’ai obtenu le soutien de la mairie de Marseille et hier j’ai reçu la médaille de la ville de Paris. Les adjoint·es au maire des villes de Paris, Marseille et Strasbourg se rendent à Istanbul, ainsi que plusieurs député·es – de la Nupes [notamment Élise Leboucher et Pascale Martin, NDLR]. 

Pourquoi avoir choisi la France comme terre d’exil ?

Je suis d’abord partie de Turquie pour rejoindre l’Allemagne et, quand j’ai compris que mon exil allait durer, je suis venue en France car j’y avais plus de repères qu’ailleurs. Parce que j’étais dans une école française à Istanbul, j’en connaissais la langue et la culture.

Pour vous qui êtes exilée en France, quelles conséquences aurait une condamnation ?

Je ne sais pas… Les peines déjà prononcées sont invraisemblables. On m’accuse de choses incroyables et imaginer que je puisse à nouveau être condamnée me fait souffrir.

Quel regard portez-vous sur les libertés académiques en France ?

Aux lendemains des déclarations de Frédérique Vidal sur l’islamo-gauchisme [nous vous en parlions en 2021, NDLR], je lui ai écrit une lettre. Celles-ci réveillaient en moi, comme en tous les chercheurs exilés, de terribles cauchemars. Nous savons très bien comment les libertés académiques se rétrécissent lorsque les pouvoirs politiques interviennent dans le champ scientifique avec la justification de la lutte contre le terrorisme. Je lui ai demandé de revenir sur ses déclarations : la réduction des libertés est un cancer qui avance plus vite que l’on ne le pense.

« Le champ de la recherche (…) s’est construit sur l’exclusion des femmes »

Pınar Selek

Depuis son départ, les choses se sont-elles calmées ?

Je pense, mais en France comme ailleurs, rien n’est jamais acquis donc il faut rester vigilant. Les choses restent rarement telles quelles tant qu’il y a des enjeux de pouvoir.

Vous qui vous revendiquez comme féministe, comment est-ce d’être une femme en recherche ?

Comme partout, le champ de la recherche a été façonné par les rapports sociaux de sexe. Sa culture s’est construite sur l’exclusion des femmes. Les manières de faire et son fonctionnement en général sont imprégnés par la culture masculine. Il faut tout revoir, tout remettre en question : nous-mêmes, nos habitudes, les petites choses qui nous paraissent tout à fait normales jusqu’au plus haut niveau où on trouve toujours principalement des hommes. Toutes les difficultés que nous rencontrons dans la société ont des conséquences dans le champ de la recherche : le fait que les femmes ne peuvent pas voyager ni faire leurs recherches partout aussi facilement que les hommes à cause d’impératifs familiaux ou parce qu’elles peuvent se sentir en danger… Tout cela doit être repensé. 

« J’ai quitté la Turquie (…) mais je n’ai jamais quitté ni mes problématiques [de recherche] ni mes questionnements »

Pınar Selek

Quel bilan pour vos travaux de recherche après 25 ans de poursuites judiciaires ?

À l’époque, ils ont confisqué mes disquettes, pris tout mon matériel de recherche… j’ai beaucoup perdu mais je n’ai pas cédé [les autorités turques lui demandaient de révéler l’identité de certains de ses enquêtés, allant jusqu’à la torture, NDLR]. J’ai quitté la Turquie, ce terrain sur lequel j’avais étudié le militarisme, le nationalisme, l’homophobie ou la transphobie. Mais je n’ai jamais quitté ni mes problématiques ni mes questionnements : les rapports de genre, les mobilités, les actions collectives… Depuis cinq ans, je travaille à Nice sur ces sujets et, tant que je vivrai, cela continuera. Avoir vécu dans différentes villes m’a permis de découvrir de nouveaux terrains, de vivre d’autres expériences, de faire des comparaisons… et donc d’enrichir mes questionnements. Au final, je l’ai vécu comme quelque chose de très positif.

Toujours assignée à résidence

Durant l’audience qui a eu lieu vendredi 31 mars 2023 à Istanbul, les juges ont renvoyé les débats au 29 septembre prochain, tout en réitérant la demande d’extradition de Pinar Selek auprès des autorités françaises. De leur côté, les comités de soutien à la sociologue requièrent auprès de ces dernières de se coordonner avec les pays européens pour refuser l’application du mandat d’arrêt international et de permettre ainsi la libre circulation de Pınar Selek.

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