Recherche « à risque », c’est parti

Comment identifier les recherches à risque qui seront lauréates du programme national annoncé il y a quelques mois ? Plongée dans les organismes qui organisent leur sélection.

— Le 18 septembre 2024

Vous connaissez l’adage : le meilleur moyen de ne pas se planter est de ne rien faire. Dans un système de financement de la recherche où la généralisation des appels à projets fait depuis quelques années office de repoussoir pour les chercheurs, il fallait innover et — pourquoi pas ? — tenter de se départir de ces appels, aux inconvénients bien connus et dénoncés par les collègues : lourdeur administrative, taux de succès insuffisant, la récompense de petits pas plutôt que de grandes échappées scientifiques. Alors l’annonce par Emmanuel Macron d’un appel à projets pour la recherche « à risque » — comme si elle ne l’était pas par nature — le 7 décembre dernier avait tout de la galipette intellectuelle : viser haut en faisant foin de la complexité… mais, nous allons le voir, sans se départir complètement desdits appels à projets.

« Doit-on suivre l’effet waouh d’une seule personne ? »

Guillaume Chelius, Inria

Plus haut, plus simple. Avec un milliard d’euros prévus jusqu’en 2030 — environ 150 millions en année pleine —, on ne peut néanmoins décemment pas parler de révolution du financement des labos. Ce programme « recherche à risque », financé par France 2030 (relire notre interview de son PDG Bruno Bonnell) et opéré par les cinq principaux organismes de recherche (CNRS, CEA, INRAE, Inria, Inserm) est un coup de pouce à portée limitée. Il a par ailleurs, au-delà de ses promesses de révolutions coperniciennes ou bourdieusiennes, une fonction beaucoup plus prosaïque : servir de banc d’essai à l’effort de simplification voulue par le ministère de la Recherche (relire notre interview de Sylvie Retailleau en décembre 2023). Damien Rousset, directeur général délégué à l’administration à l’Inserm, témoignait en ce sens lors du congrès des vice-présidents Recherche à Lyon le 27 août dernier* : « Le système est aberrant car on regarde très peu ce qu’il produit comme connaissance. Nous devons changer de perspective, en n’imposant plus de justifications sur les dépenses mais sur le fait que les expériences ont bien été menées (…) L’appel “recherche à risque” marchera sur ce principe ». 

Copernic. Malgré le trou d’air institutionnel consécutif à la démission du gouvernement Attal (relire notre analyse sur le sujet), tout n’est pas figé pour autant en attendant 2025. Les crédits extrabudgétaires de France 2030 ayant en effet le bon goût de ne pouvoir être rayés d’un trait de plume dans les projets de loi de finance qui sont âprement discutés tous les ans jusqu’à fin décembre pour l’année suivante, le programme “à risques” continue donc d’avancer. Le ministère a prévu un événement de restitution autour de cet appel à projet d’ici la fin d’année et le CNRS va très bientôt publier la liste de ses lauréats capables d’aller toucher la Lune… Ou de prouver qu’elle n’existe pas. Car ce que cet appel à projets cherche à remonter dans ses filets, ce sont des idées hétérodoxes, en rupture avec un dogme disciplinaire parfois établi depuis des décennies. Un programme censé financer des ruptures sans nécessairement disposer de résultats préliminaires. Rupture, le mot est lâché… mais semble échapper à toute définition autre que rétrospective. 

« Le terme d’appels à projets a disparu, les propositions nous sont remontées au fil de l’eau »

Michael O’Donohue

Pas de côté. Michael O’Donohue, directeur scientifique de l’agence ExploraE en charge de cet appel à risque au sein d’Inrae, en témoignait à Lyon le 27 août dernier, tentant une définition par l’exemple : « On sait aujourd’hui qu’on peut reprogrammer des cellules souches pluripotentes [à partir de cellules différenciées, ce qui a valu Nobel de médecine 2012 à Shinya Yamanaka, NDLR] mais pour cela il a fallu remettre en cause un dogme ». Avec une conséquence tangible : plus besoin aujourd’hui de cellules souches embryonnaires issues de cordons ombilicaux. Autre exemple avancé par l’intéressé : « L’utilisation d’enzymes pour dégrader des plastiques fossiles, on n’en parlait pas il y a dix ans or aujourd’hui, une importante communauté scientifique s’est structurée ». Reste à détecter ces bonnes idées au sein des labo, les financer, attendre… et  faire le bilan au bout d’un certain temps, évidemment. Pour mémoire, l’Agence nationale de la recherche avait lancé en 2014 un appel baptisé « OH Risque » avec la même ambition, sans que nous n’ayons pu consulter d’évaluation. 

No pain, no gain. Cette idée de viser loin pour — très éventuellement — récolter gros scientifiquement parlant n’est donc pas vraiment nouvelle, ni la sémantique « high risk / high reward » ou « impactante » qui l’accompagne. Elle est présente notamment outre Atlantique avec le programme Audace, mis en place par le Fonds de recherche du Québec ou encore à longueur des appels lancés par l’European research council avec la même ambition d’aller pousser les murs. Mais, signe des temps et d’un trop plein administratif, elle s’accompagne en France d’une volonté de gommer certaines aspérités. Ainsi, « le terme d’appels à projets a disparu [mais pas le principe, NDLR], les propositions nous sont remontées au fil de l’eau », analyse Michael O’Donohue. Avec une originalité quand même : un chercheur Inria ou un enseignant chercheur peut très bien candidater à un appel financé par l’Inrae ou le CNRS, sans contrainte d’employeur donc, pour des sommes allant de 10 000 à 2 millions d’euros. Une cinquantaine de projets seront accompagnés au total et chaque université a choisi un référent local pour “évangéliser” les personnels à propos de cet appel à projet à risque.

« Être en rupture tout le temps à l’échelle individuelle, c’est impossible et c’est même déconseillé »

Michael O’Donohue, Inrae

Saupoudrage ? « Faut-il sauver le monde (un peu comme Superman) ou résoudre la conjecture de Riemann ? », demandait une chercheuse sur le blog Gaïa Universitas en 2014 suite à la publication de l’appel OH risque. « L’idée de rupture n’est pas simple à exprimer (…) c’est une question d’acculturation, nous l’avons mise en place pour la première fois au sein des universités, cela a pris du temps », résume Michael O’Donohue. Avec des approches différentes en fonction des organismes : « Le parti pris du CNRS est de financer de gros projets, détectés au fil de l’eau : notre dynamique exploratoire est déjà présente au sein des instituts », résume Frédéric Villieras, directeur de la mission programmes nationaux du CNRS. Les instituts ont été chargés de sonder les labos pour en remonter les bonnes idées : 12 à 13 projets financés à raison de 2 à 3 millions d’euros sur 4 à 5 ans pour un budget total de 40 millions d’euros. 

Bascule. La rupture est un moment clé, permettant d’initier un nouvel axe de recherche, tente Michael O’Donohue pour qui « ce serait une grosse erreur de laisser croire aux chercheurs qu’il n’y a que de la recherche à risque dans la vie. Être en rupture tout le temps à l’échelle individuelle, c’est impossible et c’est même déconseillé. En recherche comme en architecture, la rupture est instable, la recherche incrémentale reste indispensable mais les chercheurs doivent apprendre à reconnaître ces moments de rupture ». « C’est très compliqué d’expliquer cela aux chercheurs qui font de la recherche incrémentale depuis 20 ans, pointe Franck Lethimonnier, directeur de l’institut thématique technologie pour la santé à l’Inserm. Ça ne s’explique pas via une page web, il faut se rencontrer pour cela. »

« De manière générale, il n’y a pas de consensus dans les comités »

Guillaume Chelius, Inria

2100 maintenant. Pour Guillaume Chelius, directeur du programme Soutien à la recherche à risque à l’Inria « le travail de sélection est compliqué, nous sommes pris entre des injonctions contradictoires : comment donner leur chance à des projets en rupture ? La sélection nécessite de l’intelligence collective :  le consensus n’est pas nécessaire mais doit-on suivre l’effet waouh d’une seule personne comme on le voit dans les fonds d’investissement » ? « Si on n’est pas sûr, il faut faire confiance et tenter le coup », tranche Michael O’Donohue, qui pointe enfin qu’« identifier une rupture est une chose », en identifier les impacts en est une autre. « C’est encore plus compliqué de trier les projets sur ce critère », continue-t-il. « De manière générale, il n’y a pas de consensus dans les comités », un nombre évidemment non négligeable des projets financés étant par essence voués à l’échec. Les ruptures sont effet par définition « rares, non programmées, non pilotées, portées par des personnes en hétérodoxie par rapport à la pensée dominante ou issues de la résurrection de vieilles idées » — comme les réseaux de neurones profonds, abandonnés un temps avant de donner naissance à l’IA telle que nous la connaissons aujourd’hui —, indique Guillaume Chelius. Rendez-vous dans quelques semaines pour l’annonce des premiers lauréats… et dans cinquante ans si le monde a changé grâce à eux.

* Toutes les citations de ce papier sont issues du Congrès des vice-présidents Recherche, qui s’est tenu à Lyon le 27 août dernier.

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