Photo © Linda A. CICERO/STANFORD NEWS SERVICE
La fabrique de l’ignorance est-elle arrivée à son apogée avec l’administration Trump ?
Donald Trump est le président le plus antiscience que nous ayons jamais eu, ce qui nous rapproche dangereusement d’un âge d’or de l’ignorance. Thomas Jefferson soulignait en 1826 l’importance d’utiliser la lumière de la science pour transcender l’ignorance. Deux cents ans plus tard, notre nouveau président corrompt la science à une échelle inédite : il détruit notre capacité à surveiller les catastrophes météorologiques ou les tsunamis, il s’attaque aux sciences du climat et de l’environnement ainsi qu’à de nombreux domaines de recherche en santé publique. L’agence de protection de l’environnement (EPA) a récemment licencié 139 employés qui s’étaient plaints de l’éloge du « beau charbon propre » fait par Donald Trump. Des milliers de scientifiques d’autres agences fédérales ont aussi été licenciés [nous vous parlions des physiciens du NIST, NDLR]. Nous vivons une période très étrange de l’histoire.
« Trump n’est pas antiscience : il aime les sciences militaire ou nucléaire »
Robert Proctor
D’où tire-t-elle ses origines ?
Le fondamentalisme chrétien est une des racines importantes. Les États-Unis ont une longue histoire de fanatiques religieux venus d’Europe, qui ont établi des traditions sceptiques à l’égard de la science — notamment vis-à-vis de l’évolution darwinienne et de l’idée d’un « temps profond » géologique [concept qui s’étend sur des milliards d’années et qui apporte un cadre temporel pour la compréhension de la formation de notre planète et de l’évolution du vivant, NDLR]. Cette tradition anti-évolution reste toujours très puissante et rend difficile l’acceptation du changement climatique — pour eux, Dieu n’aurait pas permis une telle chose. À cette idée, il faut ajouter des arguments comme « le dioxyde de carbone est un aliment pour les plantes », « le réchauffement climatique est un canular » ou « ce n’est pas nous, c’est l’Inde et la Chine ». Cette tradition chrétienne s’est récemment alignée sur les intérêts de puissantes entreprises — industrie du tabac, du pétrole ou du charbon — détournant l’attention du problème et relayant des pseudo-solutions.
Donald Trump est-il contre toutes les sciences ?
Si l’on regarde de manière globale, Trump n’est pas antiscience : il aime les sciences militaire ou nucléaire — le budget récemment adopté montre une augmentation de 14% pour la science militaire, y compris pour des folies comme le « golden dome », un bouclier antimissile national. Lui et son administration essaient même de se présenter comme des sauveurs de la science : ils assurent vouloir rétablir le « bon sens scientifique » contre le prétendu agenda woke qui, selon eux, mène à l’ouverture des frontières ou à la création des programmes injustes de diversité. Trump est clairement opposé à tout type de science visant à améliorer l’environnement, l’égalité humaine ou la biodiversité. Et il y a tout une machine derrière lui : l’agenda de droite du Projet 2025 de la Fondation Heritage [publié en 2022 pour renforcer le pouvoir exécutif, NDLR] était soutenu par les grandes entreprises du tabac, du pétrole et de nombreuses autres sociétés polluantes. Contrairement au premier mandat de Trump, ils ont tout planifié très soigneusement, et ont lancé leur projet avec précision, rapidité et énergie.
« La façon la plus efficace de faire passer une fausse idée est souvent de dire des semi-vérités »
Robert Proctor
En observez-vous déjà les conséquences ?
Leurs actions ont instauré un climat de peur : les chercheurs commencent à s’autocensurer. Ce qui est également sans précédent, c’est la guerre menée contre les universités [lire notre interview de Peter Woit de Columbia, NDLR] : les revenus des universités sont taxés, les étudiants étrangers sont interdits d’accès, certaines écoles sont même menacées de désaccréditation…. Mais tout n’est pas joué : ces décisions sont aujourd’hui contestées devant les tribunaux et Trump perd quelques-unes de ces batailles. Il y a beaucoup d’incertitudes sur la suite.
Quelle est la meilleure recette pour créer de l’ignorance ?
La façon la plus efficace de faire passer une fausse idée est souvent de dire des semi-vérités. L’industrie du tabac que j’ai étudiée prétendait par exemple que davantage de recherches étaient nécessaires pour établir un lien entre tabagisme et cancer, ou que « causalité n’est pas corrélation ». Elle assurait également que les expériences de laboratoire sur les souris ne pouvaient servir de preuve puisque les souris ne sont pas des hommes. Ils allaient même jusqu’à plaisanter en disant que la seule chose qui était prouvée était que les souris ne devraient pas fumer. Les fabricants de cigarettes ont engagé le statisticien le plus réputé au monde, Ronald Fisher [écoutez une présentation de Robert Proctor à ce sujet, NDLR], qui s’est opposé à l’idée que le tabagisme provoque le cancer en mettant en avant un argument contraire : le cancer crée une démangeaison dans vos poumons que seul le tabagisme peut apaiser. Le cancer est donc la cause du tabagisme ! Pendant des décennies, les fabricants de cigarettes ont ainsi soutenu avec succès que « fumer provoque le cancer » n’est pas un fait scientifique mais une opinion politique. C’est pourquoi le tabagisme reste encore aujourd’hui la principale cause évitable de décès aux États-Unis et en France.
« Les fabricants de cigarettes ont financé des recherches sur les causes génétiques et virales du cancer »
Robert Proctor
Existe-t-il d’autres mécanismes ?
L’ignorance peut être créée de nombreuses façons différentes : la tradition, le déni pur et simple, l’absence de pensée critique, la science de la distraction… Big Tobacco a notamment utilisé une technique de détournement d’attention. Durant des décennies, les fabricants de cigarettes ont financé des recherches sur les causes génétiques et virales du cancer, avec un seul but : détourner l’attention de la cigarette. Les producteurs de pétrole financent aujourd’hui des solutions telles que le captage de carbone ou la reforestation qui leur permettent de poursuivre la production d’énergies fossiles.
L’industrie du tabac a-t-elle financé la recherche fondamentale ?
Trente lauréats du prix Nobel étaient à la solde des grandes sociétés du tabac. Ces dernières souhaitaient financer des recherches visant à relocaliser la causalité du cancer dans le corps humain : si les gens sont malades, c’est à cause de leurs gènes, de leur hérédité ou même de leurs choix personnels… sans que la cigarette ou l’industrie du tabac n’en soient aucunement responsables. C’est la raison qui explique pourquoi tant de recherches en génétique et en virologie ont été financées par cette industrie, et pourquoi, aujourd’hui encore, nous vivons à l’ère de la génomique. Les fabricants de cigarettes aimaient également financer les eugénistes, qui prétendaient que toutes les maladies humaines étaient dues à la nature plutôt qu’à l’éducation.
« La neutralité est donc à la fois un bouclier contre la censure et une arme »
Robert Proctor
Comment la science peut-elle être si facilement manipulée ?
La plupart des scientifiques sont mal à l’aise avec cette idée. L’agnotologie, qui est la science de l’ignorance, montre comment la science peut devenir un instrument de tromperie et comment l’attention peut être recentrée, déplacée vers des sujets qui ne vont pas à l’encontre des intérêts des industriels. À l’université de Stanford, notre nouveau département sur le développement durable priorise des recherches sur la captation et la séquestration de carbone [nous vous en parlions et vous aviez réagi, NDLR], ce qui convient bien à nos entreprises sponsors, parmi lesquelles figurent plusieurs grands producteurs d’énergies fossiles. C’est un bon exemple de réflexion en aval du problème. C’est comme porter secours à des personnes en train de se noyer dans une rivière, sans se demander qui ou quoi les a jetés dedans. Le fait de ne pas nommer les compagnies pétrolières telles que Chevron, Shell ou TotalEnergies dans les rapports du Giec est également problématique : les chercheurs traitent les molécules de carbone comme une cause sans origine et ne regardent pas en amont vers les producteurs de ces molécules. Il est donc plus difficile de trouver des solutions efficaces.
Beaucoup de chercheurs pensent pourtant qu’ils doivent rester neutres. Comment l’expliquez-vous ?
L’idéal de neutralité a d’abord été exprimé en Allemagne [le premier livre de Robert Proctor portait sur l’histoire de la neutralité scientifique, NDLR]. Les scientifiques avaient alors peur d’être perçus comme racistes, sexistes ou socialistes. La neutralité était un moyen d’éviter de s’engager dans un sens ou dans l’autre sur ces questions et de garantir une certaine indépendance de la science par rapport aux interférences politiques. La neutralité est donc à la fois un bouclier contre la censure et une arme utilisée pour éviter de parler de certaines choses. Le prix Nobel Stanley Prusiner pensait probablement être neutre en explorant les prions mais tout son argent provenait d’un programme sur les virus financé par le fabricant de cigarettes Camel, pour exonérer les cigarettes de leur nocivité. Même s’il s’agit d’un travail scientifique d’excellente qualité, il s’inscrit dans le cadre d’une campagne de déni plus large.
« La responsabilité ne doit pas être rejetée entièrement sur les individus »
Robert Proctor
Est-il possible de mesurer l’ignorance ?
Les industries du tabac disposent d’indicateurs pour mesurer le degré d’ignorance qu’il est possible de créer avec une seule publicité ou une seule vidéo de propagande. En 1972, ils ont produit une vidéo intitulée The need to know dans laquelle on voit des scientifiques en blouse blanche nier le lien entre tabagisme et cancer. À la question « Pensez-vous que les cigarettes causent le cancer ? », 52 % des personnes interrogées ont répondu par l’affirmative avant de regarder le film. Ce chiffre tombe à 35 % après la projection. Ils en ont donc conclu que la projection de ce film avait accru l’ignorance de 17 %.
Existe-t-il d’autres exemples de production d’ignorance que celui de l’industrie du tabac ?
Il existe des milliers d’autres exemples que je liste dans mes livres sur le cancer [Cancer war et The Nazi war on cancer, NDLR]. À Washington DC, des milliers d’associations professionnelles — que l’on appelle souvent conseils, comités, instituts voire même fondations — sont là pour défendre tous les poisons imaginables : le sucre, le tabac, le plomb métallique, les PFAS, les microplastiques… Il en existe également qui aident à former les responsables aux techniques de création d’ignorance. Certains ont même formé des syndicats communs, comme ceux du sucre et du tabac. Depuis les années 1920, qui marquent l’invention des sodas, des glaces et des barres chocolatées — associée à une surconsommation de sucre – l’industrie est attaquée [voir son livre Packaged Pleasure, NDLR]. Après avoir défendu avec succès le sucre contre l’accusation d’obésité en 1954, le directeur de la Sugar Research Foundation, a été recruté par Big Tobacco pour la défendre en utilisant des techniques similaires.
« Les chercheurs devraient être dans l’obligation d’être transparents sur leurs relations avec les entreprises privées »
Robert Proctor
Pensez-vous que les chercheurs devraient garder à l’esprit que les connaissances qu’ils produisent peuvent potentiellement être utilisées d’une manière ou d’une autre pour créer de l’ignorance ?
Bien sûr, mais la responsabilité ne doit pas être rejetée entièrement sur les individus. L’individualisation est une des stratégie clé de l’industrie du tabac et d’autres industries polluantes. La compagnie pétrolière BP l’a par exemple fait en créant le concept d’empreinte carbone. L’autre stratégie clé est l’invisibilisation : rendre invisibles la responsabilité des entreprises. Pour les chercheurs, il est donc important de regarder en amont — ce que j’appelle « les causes des causes » — et de voir vers où est dirigée l’attention… ou l’inattention. La manière dont nous concevons l’espace de solutions possibles est très politique. L’agnotologie tente d’identifier les lacunes de nos connaissances et les raisons pour lesquelles les gens ne voient pas la situation dans son ensemble.
Vous avez été l’un des premiers et rares chercheurs à témoigner contre l’industrie du tabac. La science a-t-elle gagné la guerre contre l’industrie ?
À long terme, nous gagnerons. Chaque année, les américains fument 8 milliards de cigarettes en moins : c’est un réel progrès. Les tribunaux ont été un outil puissant dans la lutte pour la santé publique. Au Canada, un accord d’un montant de 32 milliards de dollars a été établi il y a quelques mois seulement, les fabricants de cigarettes devront payer. Nous gagnons donc lentement cette guerre. J’aime beaucoup cette histoire parce que la cause est juste. Évidemment, toutes les industries ne sont pas dans une telle situation : les grandes firmes pharmaceutiques ont parfois abusé mais la société a besoin de médicaments.
« Les scientifiques ne doivent pas ne pas se contenter uniquement de « suivre l’argent » »
Robert Proctor
Que faudrait-il faire pour empêcher que la science soit utilisée pour produire de l’ignorance ?
Aucune recherche universitaire ne devrait être financée par les industries du tabac ou des énergies fossiles. Il devrait y avoir une interdiction pure et simple les concernant. Dans la plupart des autres cas, les collaborations avec les entreprises peuvent être très utiles. Les chercheurs devraient cependant être dans l’obligation d’être transparents sur leurs relations avec les entreprises privées — comme on dit, « le soleil est le meilleur désinfectant ». Aux États-Unis, les chercheurs doivent généralement le signaler à leur doyen ou à leur chef de département ; ce n’est pas du tout suffisant. Ces déclarations devraient être publiques et faire l’objet d’un site web répertoriant toutes les relations avec les entreprises. De manière plus générale, les scientifiques devraient réfléchir davantage à la manière dont leurs recherches peuvent être utilisées ou détournées, et ne pas se contenter uniquement de « suivre l’argent ».
La conduite de l’interview ainsi que sa retranscription et sa traduction en français ont été réalisées conjointement par Noémie Berroir et Lucile Veissier.