« Sauvadet & moi », Ep.2 Le grand gâchis

— Le 7 février 2020
Voici le parcours de précaires qui ne peuvent même plus continuer à exercer en CDD… et d’équipes qui perdent des personnels compétents.

Vous le savez, nous le savons, tout le monde le sait : la titularisation est un chemin de croix. Nous avons choisi cette semaine plusieurs exemples emblématiques de cette situation parfois inextricable pour les contractuels qui la vivent. Premier d’entre eux : le chercheur Bartosz Telenczuk a cumulé six ans de CDD à l’Institut de Neuroscience de Paris-Saclay (oui, le même que dans l’épisode 1 !), après un doctorat en Allemagne. Il a candidaté trois ans de suite à un poste de permanent. La dernière année il n’était déjà plus en contrat lorsqu’il a été auditionné, malheureusement sans succès.

Pour Anne-Laure Cassone, qui a travaillé en tant qu’ingénieure CDD au laboratoire LEMAR durant 5 ans et demi, l’espoir de titularisation est encore aujourd’hui quasiment nul : « Le dernier poste ITA CNRS dans notre labo de 200 personnes, c’était il y a 12 ou 13 ans ». La seule possibilité pour continuer dans la recherche académique, c’est actuellement avec un CDD. « La vraie précarité c’est d’être au chômage », témoigne-t-elle : Anne-Laure Cassone est en effet sans emploi depuis la fin de son dernier contrat en août 2019. Rappelons une évidence : le nombre de recrutement de titulaires est bien en-deçà des besoins. A titre d’exemple, le CNRS embauche moins de 600 personnes par an, toutes catégories confondues… mais compte près de 11 000 CDD en son sein.

Zuzanna Piwkowska était elle en CDD en tant que chercheur à l’institut de Neuroscience de 2013 à 2016 et n’a pu y rester que trois ans, « malgré les avancées prometteuses de mes projets et les regrets – que je pense sincères – des responsables d’équipe et d’unité ». En effet, elle était déjà en contrat avec le CNRS durant les trois ans qu’elle a passés aux Etats-Unis avec une bourse Marie Curie. En 2016, elle a réussi à trouver un autre CDD en recherche académique, auprès de l’institut Pasteur, un organisme privé. Pour elle, le plus gros problème est de ne pas avoir pu aller au bout de ses projets de recherche, dont la durée excède souvent six ans dans ce domaine. Sa carrière en a pâti : elle suivait certes son ancien projet de loin mais n’était plus en première ligne. Résultat : deux articles sont publiés en 2019 dans des revues importantes où elle n’était pas premier auteur, « ce Graal indispensable pour espérer obtenir un poste ! ».
Un tiers des chercheurs dans l’entre-deux

Les personnels contractuels ou “non-titulaires” représentent aujourd’hui environ un tiers des effectifs dans l’enseignement supérieur et la recherche. Au départ utilisés comme un moyen de consolider l’expérience des candidats avant un poste permanent, les CDD ne remplissent aujourd’hui plus ce rôle tant les recrutements sont tardifs. Les chercheurs sont effet recrutés en moyenne à 34 ans – même 37,5 ans pour l’Inserm en 2018 – et passent leur thèse à 30 ans.
Face aux perspectives d’emploi peu reluisantes dans la recherche académique, cette limite de 6 ans peut aussi être le moment de la quitter pour de bon. Zuzanna nous avoue y avoir pensé. Bartosz, quant à lui, a franchi résolument le pas en 2018 et ne le regrette pas. Il faut dire qu’il avait les compétences en informatique pour s’intégrer facilement dans l’industrie : en parallèle de ses recherches, il enseignait en effet le génie logiciel et travaille maintenant comme data scientist. Ce domaine en pleine expansion recherche des profils  scientifiques comme le sien, son expérience de chercheur n’a donc pas été un handicap, au contraire. La limitation du nombre de CDD a donc été pour lui « une inspiration pour trouver de nouvelles opportunités et apprendre de nouvelles choses. »

Au-delà des problèmes humains, ce rapide turn-over est un gâchis pour la recherche. En effet, ce sont les ingénieurs et les chercheurs en CDD qui connaissent parfois le mieux les expériences et les outils. Lorsqu’ils partent, le transfert de connaissance est compliqué. La chercheuse Ika Paul-Pont en témoignait devant Emmanuel Macron aux 80 ans du CNRS : « On passe notre temps à former des gens qu’on arrive pas à garder ensuite ». Bartosz Telenczuk ne dit pas autre chose : « J’ai passé 10 ans dans recherche, j’ai été formé, j’ai acquis une véritable expertise sur mon sujet, puis j’ai dû abandonner. C’est un gâchis d’expérience et d’argent ».

N’y a-t-il pas aujourd’hui un infléchissement des revendications de la part des précaires ? Alors qu’il y a dix ans le mot d’ordre était « on veut plus de postes », la plupart semblent aujourd’hui résignés et n’osent même plus souhaiter un poste permanent. Le système de financement sur appels à projet, qui a rendu possible cette généralisation des CDD dans la recherche, étant plébiscité par les politiques, la tendance risque de s’accentuer. « L’idéal serait avant tout de rétablir le recrutement dans la fonction publique (…) mais puisque cette voie semble abandonnée par nos derniers gouvernements, nous aimerions au moins avoir plus de flexibilité pour pérenniser l’emploi de nos collègues », précise Ika Paul-Pont. Avec en tête le CDI de mission en train de s’installer doucement mais sûrement dans la fonction publique. Beaucoup misent sur cette option pour contourner la loi Sauvadet, sans que personne ne soit sûr de sa future interprétation par les juges.
Des statuts sans dessous-dessous

Très rapidement après le vote de la loi Sauvadet en 2012, les organismes de recherche ont stoppé le renouvellement des CDD au-delà de six ans, voire uniquement après quatre ans par sécurité. En pratique, des circulaires sont parues dans les établissements concernés. Par exemple, une circulaire du CNRS datant de mars 2015 « attire [l’]attention sur le fait [qu’un] contrat à durée déterminée pourrait se voir transformer en contrat à durée indéterminée si celui-ci est conclu ou renouvelé (…) au-delà d’une durée de six ans ». Les CDD sont classés en trois catégories : formation (doctorat), pratique (chercheur) et accompagnement de la recherche (ingénieurs et techniciens). Un artifice d’écriture qui permet de ne pas comptabiliser le doctorat dans les six ans autorisés ou de cumuler plus de six ans en passant de chercheur à ingénieur de recherche.

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