La tendance est positive pour l’ANR ces dernières années, avec des taux de réussite de 23 à 25%. Quelle assurance avez-vous que ces taux vont continuer à augmenter ?
Après plusieurs années de hausse grâce à la Loi de programmation recherche (LPR), le taux de sélection s’infléchit depuis 2024. Nous sommes de plus inquiets sur notre budget d’intervention 2026. Nous sommes toujours au milieu du gué sur ce sujet à l’heure actuelle [l’interview a eu lieu le 10 décembre dernier, NDLR] puisque nous n’avons ni budget ni arbitrage à date malgré le signal positif qu’ont envoyé les sénateurs le 9 décembre en ne votant pas un amendement proposant de réduire nos autorisations d’engagement de 150 millions d’euros pour 2026. Les discussions se poursuivent avec l’État et les parlementaires. L’ANR a une difficulté structurelle : il me paraît important de préserver une capacité à financer chaque année de nouveaux projets, tout en honorant les engagements des projets sélectionnés par le passé. Et, selon ces choix budgétaires, il y aura plusieurs scénarios possibles : un scénario catastrophique mais improbable avec une année blanche pour notre appel à projet générique — nous serions alors même dans l’impossibilité de financer les projets répondant à l’appel à projets génériques lancé en juillet — ou alors l’hypothèse plus favorable d’une stabilisation du taux de sélection. La question est de savoir où placer le curseur. La vérité sera certainement entre les deux mais la croissance du taux de sélection, reprenant la logique de la LPR, semble exclue de tous les scénarios. Nous le saurons dans les semaines à venir.
« Il n’y a pas de fétichisme à faire sur le taux de sélection »
En 2019, l’ANR prévoyait un taux de sélection qui irait jusqu’à 30 %. C’était trop optimiste ?
C’est la cible que donnait la LPR pour 2027, elle n’est plus sur la table aujourd’hui. Mais ces prévisions n’étaient pas « optimistes » : elles avaient été prévues dans une logique de rattrapage d’autres pays dans le monde ou en Europe qui consacrent une part importante de leur budget public aux appels à projet. La LPR nous a tout de même permis de passer de 4 à 6% de la dépense intérieure de recherche et développement (DIRDA) consacrée à la recherche sur projet en France… mais en Allemagne, en Suisse ou aux Pays-Bas, ce taux est deux à trois fois supérieur. Aujourd’hui, ce taux stagne voire baisse en France, nous souhaitons alerter sur ce point. Les grandes transitions écologiques, énergétiques ou numériques que nous vivons nécessitent de grands besoins de recherche.
Le taux de sélection a une valeur symbolique forte, surtout pour les chercheurs qui déposent les projets. Pour remonter les taux de sélection, la solution est-elle d’en sélectionner plus et de les doter moins ?
Il n’y a pas de fétichisme à faire sur le taux de sélection, c’était un indicateur donné par la LPR. Ce qui est important est à la fois le nombre de projets financés chaque année — aujourd’hui de l’ordre de 2000 — et un financement correct, au plus proche de la réalité de leurs coûts, tant au niveau des équipements, du personnel de recherche que du préciput [la part du financement reversé à l’établissement, soit 30%, NDLR]. Le taux de sélection et le nombre de projets déposés est une chose, ce qui compte est surtout le ressenti des laboratoires. Si l’effort fait pour déposer des projets n’aboutit à des projets financés que pour une proportion trop faible de projets, ce n’est pas efficace pour le pays et décourageant pour les chercheurs.
« Pour éviter la saturation [des appels à projets], il faut être inventifs, tout en étant transparents »
Quel est ce ressenti ? L’Agence a essuyé pas mal de critiques…
C’est totalement derrière nous. L’ANR est bien implantée et, aujourd’hui, bien acceptée par la communauté scientifique. Ce n’est pas l’ANR qui le dit mais le HCERES, et nous le mesurons également dans les retours des scientifiques. La culture de la recherche sur projet est aussi un atout au niveau européen. Une chance sur quatre de réussite après le dépôt d’un projet — peut-être une chance sur cinq bientôt — est à mes yeux raisonnable par rapport à l’effort fourni. La donne a complètement changé par rapport aux années 2010 où le taux de sélection plafonnait aux alentours de 10%.
Il y a pourtant une fatigue exprimée dans l’ESR vis-à-vis des appels à projet. Comment l’expliquez-vous ? Des processus trop complexes ?
Les processus étaient pendant un temps très lourds, ce n’est plus le cas aujourd’hui. On est passé de 40 pages par dossier à un processus en deux étapes, comprenant quatre puis vingt pages. Cette fatigue s’explique aussi par une saturation : il y a eu une période où dès qu’il y avait un euro de disponible, on lançait un appel à projet. Or ce n’est pas l’unique façon de faire. Le ministre Philippe Baptiste s’est exprimé très clairement sur le sujet : il faut des appels à projet mais c’est à l’ANR de les organiser. A contrario, les Programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) financés par France 2030 par exemple visent à faire de la recherche « pilotée ». En définissant collectivement des priorités et en les finançant directement, les choix sont tout aussi exigeants sans nécessairement avoir recours à des appels à projets. On peut faire autrement pour éviter cette saturation, il faut être inventifs, tout en étant transparents sur les choix qui sont faits.
« Il faut lutter contre cette aversion au risque »
L’ANR fête aujourd’hui ses 20 ans. L’idée au départ était de casser le mandarinat. Est-ce réussi de ce point de vue ?
Oui, c’est un des gros avantages de la recherche sur projets : l’argent va directement dans les laboratoires, notamment pour des jeunes chercheuses et chercheurs afin qu’ils puissent développer leurs propres travaux. Ce qui leur permet donc de dégager une autonomie scientifique. On observe également de plus en plus de coordonnatrices de projets ces dernières années — nous ne relâchons pas nos efforts pour autant. C’est positif : les profils de porteurs de projet sont bien plus diversifiés aujourd’hui qu’hier. C’est une méthode qui fonctionne et qui apporte — ce sont les retours que nous avons — une grande confiance aux porteurs. Et puis il y a un deuxième avantage non négligeable au financement sur projets : l’exigence. Les financements sont décernés à des projets de qualité évalués par des comités internationaux. C’est une garantie de qualité. Ça ne peut être le seul dispositif de financement, mais il a beaucoup de vertus pour un pays.
Des critiques reviennent tout de même régulièrement : celle d’une forme de court-termisme et d’un manque de prise de risque. Qu’en pensez vous ?
Sur le court-termisme, je pense que la critique vient d’une méconnaissance de notre positionnement : 80 % de notre budget est positionné sur de la recherche « guidée par la curiosité », non prescriptive, le « blanc » comme on l’appelait avant. Il concerne tous les domaines scientifiques et est à l’initiative des chercheuses et chercheurs. Charge à nous ensuite de bien évaluer les projets déposés. Cela ne peut, par construction, être court-termiste. La question du risque est très importante, de fait toutes les agences de financement dans le monde se la posent : comment faire pour que les comités de sélections ne soient pas trop conservateurs, « osent » et sélectionnent des projets non incrémentaux, ce qui est certes rassurant pour tout le monde, mais bien des projets ambitieux ? Il faut donc lutter contre cette aversion au risque, un travers humain dont nous avons bien conscience. C’est un axe fort de travail pour l’ANR, qui a été intégré à notre Contrat objectif moyen et performance (COMP), que nous signons le 17 décembre. Il est important de déterminer les modalités d’évaluation qui favorisent cette prise de risque, par exemple en ne prenant pas compte de l’existence de résultats préliminaires dans la sélection de projets.
« Il faut toujours une petite dose de fantaisie dans les métiers de la recherche »
À tel point que le gouvernement a lancé un appel à projet dit « recherche à risque » (relire notre analyse)… Paradoxal, non ?
Pas tant que ça ! Il y a des projets de recherche plus ou moins conservateurs et plus ou moins risqués, il y a des étapes plus incrémentales que d’autres. C’est normal. La question pour une agence de financement est de savoir comment arriver au bon dosage de risque en travaillant à plusieurs niveaux. Mieux le prendre en compte au sein des comités d’évaluation d’une part. Ensuite, miser sur des scientifiques qui ont montré qu’ils savaient proposer des axes innovants : financer des personnes plutôt que des projets peut aller dans ce sens — les JCJC ont cette fonction et c’est également ce que fait l’ERC. Une dernière modalité consiste tout simplement à ne pas lancer d’appel à projets. C’est ce qui est mis en œuvre dans l’action « recherche à risque » de France 2030, que nous finançons : les organismes de recherches connaissent leur laboratoire et ont la capacité d’y repérer les projets les plus créatifs.
Financer les idées « un peu folles », c’est le rôle de la dotation de base des laboratoires, non ?
Elle devrait permettre de le faire naturellement mais elle est aujourd’hui trop faible et ne permet plus de prendre des risques puisqu’elle couvre parfois difficilement le fonctionnement de bases des labos, comme la maintenance des équipements… Ce qui pousse le conservatisme dont nous parlions à se mettre naturellement en place. Il faut toujours une petite dose de fantaisie dans les métiers de la recherche.
Vous êtes issue des sciences biologiques tout comme votre prédécesseur Thierry Damerval. Au départ exclues de l’ANR, les sciences humaines (SHS) étaient historiquement sous-représentées dans les dépôts de projets. L’ANR a-t-elle revu sa copie ?
La situation a en effet beaucoup évolué. Il y a eu tout un travail de repositionnement des axes en SHS à ce niveau il y a quelques années ; les communautés se sont senties davantage concernées par cet appel à projets. Ce qui a permis d’accroître significativement leur place tout comme aux chercheuses et chercheurs qui n’avaient encore jamais déposés de projets à l’ANR. On observe un réel effet levier : depuis 2022, le département SHS dans son ensemble affiche le plus fort taux de nouveaux déposants — 39,9% de nouveaux déposants entre les éditions 2025 et 2026 de l’AAPG, par exemple —, avec des pointes supérieures à 50% de nouveaux déposants d’une année sur l’autre dans certains axes, ce qui est considérable. Et c’est ce que nous recherchons. Nous ne voulons pas que l’ANR soit un club fermé où les mêmes laboratoires réussissent toujours. La LPR a permis à notre agence de couvrir plus largement à la fois les champs scientifiques et les labos. Pour les SHS, je suis lucide, ce n’est pas uniquement du fait de notre changement de politique. Il y a également un fort effet de génération : la génération montante est bien plus acculturée à ce type de financements. Depuis trois ans, nous avons même mis en place un dispositif Access ERC qui cible les chercheurs non titulaires dans ces disciplines. Les premiers chiffres sont bons puisque quatre récents chercheurs lauréats de l’ERC en SHS sont passés par ce dispositif.
« La culture de l’évaluation par les pairs est le système le plus juste possible mais il a des biais »
Comment corriger l’effet Matthieu, que nous appelons à la rédaction l’effet ABBA —The Winner takes it all —, dans les appels à projets ?
Ce sont des sujets que l’on regarde de près : on ne finance pas toujours les mêmes laboratoires et “l’assiette” des projets financés est plus large depuis la LPR. C’est la vertu de l’évaluation sur le seul critère de l’excellence scientifique : nos comités décident sur la base du projet tel qu’il est déposé. Bien sûr, on ne peut pas empêcher les effets de notoriété, mais la présence d’observateurs dans les comités est faite pour limiter ces effets. La culture de l’évaluation par les pairs est le système le plus juste possible, mais il a des biais et c’est bien le rôle d’une agence que d’y veiller et de se fixer des règles.
Est-il complètement fantaisiste de tirer au sort les projets qui seront financés ?
L’idée a été testée dans certains pays dont l’Australie et des réflexions ont été menées dans plusieurs agences dans le monde. Je ne l’exclus pas sur le principe mais si cela devait se faire ce serait dans un cadre précis et dans un ensemble de modalités d’évaluation et d’analyse. Par exemple, dans le cas où il y a peu de différence entre un projet retenu et un qui ne l’est pas. Pour les très bons projets, les mauvais ou ceux ne répondant pas aux critères, cette modalité serait dangereuse. Pour être franche, je trouve aujourd’hui la symbolique de la démarche anxiogène, je pense qu’il y a d’autres priorités.
« Le recours à l’IA est formellement interdit pour les experts et comités d’évaluations »
L’extension des appels à projets a entraîné une augmentation des contrats courts dans la recherche, notamment les post-docs, avec une plus grande précarisation…
Cette question de la précarisation et de l’insertion des doctorants et des post-doctorants est évidemment très importante pour nous et nous l’avons étudiée avec beaucoup d’attention. Nos données sont cependant plutôt positives : 80% des personnes employées en tant que contractuelles dans le cadre d’un projet ANR trouveront un emploi dans la recherche publique dans les mois qui suivent la fin du projet. Le bilan est donc positif à mes yeux. Et, il faut rappeler que les projets ANR ont aujourd’hui une durée de cinq ans.
L’Intelligence artificielle (IA) a évidemment été la révolution de ces deux dernières années. Va-t-on vers un monde où des dossiers produits par l’IA seraient évalués par des IA ?
L’IA est un moteur incroyable pour la science elle-même. L’ANR a émis un appel sur ce sujet il y a peu qui a eu un énorme succès. Par ailleurs, pour répondre à votre question, de plus en plus de projets sont déposés grâce à l’IA sans que nous puissions le détecter. Ce n’est pas un mal en soi : notre but est d’évaluer l’inventivité scientifique au final. Notre politique actuelle est donc de ne pas imposer de contraintes sur son utilisation par les porteurs de projets. En revanche, le recours à l’IA est formellement interdit pour les experts et comités d’évaluations des projets. Les quelques fois où des experts y ont eu recours — notamment parce que des bouts de prompts subsistaient dans le rapport —, ces experts ont été immédiatement écartés. Notre positionnement n’est pas purement philosophique : nous garantissons aux déposants la confidentialité de leurs idées. L’utilisation d’une IA entrave cette garantie — on ne sait concrètement pas où partent les données déposées. Rien ne nous empêche dans le futur, d’expérimenter un outil d’IA interne à l’ANR, qui pourrait être un outil d’assistance pour les comités ou peut-être avant tout un outil d’analyse d’impact des projets que nous finançons. Nous sommes d’ailleurs en train d’étudier différentes solutions, et avons de l’espace sur GENCI [relire notre enquête sur le calcul intensif, NDLR] pour travailler. C’est un gros sujet de réflexion à l’international et au niveau européen. L’IA est intégrée dans notre COP, avec l’idée d’avoir une feuille de route dans le courant de l’année. La dynamique est très rapide, nous allons devoir expérimenter et être transparents sur le sujet.
« Je ne veux pas qu’on puisse penser qu’il faut garder un ticket de métro parce que l’ANR va le réclamer un jour »
Il y a des volontés politiques récurrentes de dissoudre l’ANR – notamment celle de Jean-Luc Mélenchon dans son programme présidentiel de 2022 [relire notre numéro spécial, NDLR]. Craignez-vous encore aujourd’hui de disparaître ?
Je n’ai pas du tout l’impression qu’aujourd’hui il y ait une véritable volonté de supprimer l’ANR, que ce soit parmi les politiques ou dans les labos. Dans les débats autour du projet de loi de finances, qui sont très tendus pour tout le monde, on a eu un soutien énorme, de plusieurs bords politiques. Ne plus avoir en France d’agence de financement serait une anomalie : tous les pays du monde — à l’exception de l’Italie et de la Colombie — en ont une. Nous avons depuis 20 ans fait tout un travail sur la robustesse et la simplification des processus qui nous a permis de gagner la confiance des chercheuses et chercheurs. Et on voit dans nos baromètres qu’ils nous l’accordent dans leur majorité. De plus, de nombreux chercheurs et enseignants-chercheurs recrutés aujourd’hui ont un parcours international et sont de fait acculturés au financement de leurs travaux par le dépôt de projets de recherche. L’ANR a également fait un énorme travail de simplification pour pouvoir se concentrer sur la science et pour la soumission des projets nous préparons avec d’autres agences un alignement de nos procédures dans une démarche « dites-le nous une fois ». Nous avons également énormément allégé la partie gestion : pour certains dispositifs, il n’y a plus besoin de justificatifs de dépenses. Je ne veux pas qu’on puisse penser qu’il faut garder un ticket de métro parce que l’ANR va le réclamer un jour. Ce n’est pas le cas, nous ne demandons aucun justificatif autre que ceux imposés par les règles de la dépense publique, dans les institutions.
Des craintes avaient été émises au mois de septembre [relire notre interview d’Hervé Dole] face au potentiel arrêt du dispositif Sciences avec et pour la société (SAPS). Qu’en est-il aujourd’hui ?
Il y a eu une incompréhension sur le sujet. Dans ce programme SAPS, il y avait deux modalités : une prévoyant une rallonge de financement à certains projets pour communiquer sur leurs résultats. Nous avons fait le choix d’arrêter de la faire sous cette forme. Par contre, les coûts liés à la diffusion scientifique sont intégrés à part entière dans les projets. Nous avons décidé de focaliser notre politique SAPS sur des appels à projet, qui sont notre cœur de métier. Nous allons le poursuivre sur deux grands axes. Le premier, qui vient d’être lancé, porte sur la co-construction de politiques de recherche, entre un laboratoire et les acteurs (nationaux ou sur les territoires) des politiques publiques, c’est un sujet clé. Et le suivant portera sur la lutte contre la désinformation.
