Disons-le d’emblée : de manière empirique, il semble y avoir deux types de procrastination. « La procrastination utile où tu fais le ménage et celle inutile où tu regardes des vidéos sur Youtube », explique Paul*, postdoc en informatique et expert profane en la matière. Encore plus depuis la Covid : « En télétravail à la maison, je ne travaille pas ». Seul chez lui, assis devant son ordinateur, la tentation est trop forte : « Il y a trop de choses à regarder, tout à un clic… », apportant son lot de culpabilité. Si l’addiction à internet et la procrastination touche toute la population – et pas que les étudiants coréens mis en lumière par cette étude –, les chercheurs sont une proie de choix : « De manière générale, les cadres sont les plus touchés », explique Lisa Jeanson, docteure en ergonomie cognitive et aujourd’hui consultante spécialisée sur les questions de charge mentale au travail. « En recherche, l’effort cognitif est intense et on s’implique souvent beaucoup, mettant parfois notre vie en parenthèse ».
« Si je commence demain, ça ne change rien ! »
Paul, procrastineur
Phd… demain. Au Québec, la procrastination est d’ores et déjà identifiée comme une cause d’abandon pour les doctorants, dont environ la moitié laisse tomber en cours de route. Pour Lucie Roudier, elle-même doctorante en géographie mais aussi formatrice auprès d’autres doctorants, les deux moments les plus délicats sont le début et la fin de la thèse. De son côté, c’est quand il est dans une phase de découverte, au début d’un nouveau projet, que Paul procrastine le plus : « On ne voit pas les progrès, contrairement aux moments où je programme ». Et les échelles de temps de la recherche n’aident pas : « Quand les projets durent des années, le but est tellement loin… Si je commence demain, ça ne change rien ! »
Temps long. Dans le monde académique, les blagues sur la procrastination sont légion et une certaine dose est tolérée – peut-on réfléchir à des problèmes complexes huit heures par jour sans pause ? Le perfectionnisme, très lié à la procrastination, est presque un attendu : on vous demande un travail rigoureux, sans erreurs. Remettre à plus tard tout au long de la journée et travailler tard le soir a même un aspect “cool”. Cela permet également au procrastineur de diminuer ses espérances et de se dédouaner : « En cas d’échec, on est moins déçu que si on avait commencé à travailler tôt. On peut se dire que c’est à cause de ses mauvaises habitudes », explique Paul. Ce dernier est pourtant persuadé que son niveau de procrastination est bien plus élevé que la moyenne : « Je procrastine depuis que je suis petit : à l’école, je faisais mes devoirs la nuit et je dormais en classe. »
« On procrastine car on ne matérialise pas l’objectif final »
Lisa Jeanson
Où est la cible ? Si chaque cerveau est “câblé” différemment – les neuroscientifiques se sont penchés sur le sujet – et que certains facteurs individuels comme la dépression ou des troubles de l’attention empirent la chose, Lisa Jeanson met aussi en cause l’environnement de travail : « On procrastine car on ne matérialise pas l’objectif final, qui est souvent trop large ou bien parce qu’on a aucune certitude de l’atteindre. » En gros, plus c’est difficile, plus on procrastine. Mais c’est aussi et surtout une question d’encadrement. Si, pour rédiger votre thèse, les instructions sont uniquement d’écrire 500 pages et une revoyure dans six mois, le mauvais génie de la procrastination risque bien de vous hanter tout du long. D’où l’importance de découper en étapes, avec des objectifs intermédiaires concrets et des échéances plus courtes.
La pause s’impose. Dans la foulée de son homologue québécoise Thèsez-vous, l’association ParenThèse Île-de-France, cofondée par Lucie Roudier en 2018 de retour du Canada, propose des sessions de 50 minutes avec pauses à la clé – relire notre article sur le sujet. Des respirations bien méritées qui permettent de rayer des items de sa to-do list : des petites récompenses qui ne font pas de mal, au contraire – les professionnels appellent ça du renforcement positif. Pendant son doctorat, Paul a testé cette technique du Pomodoro où l’on décide d’une tâche avant d’enclencher un minuteur de cuisine – en forme de tomate évidemment. Mais d’autres formes sont possibles, on vous laisse choisir. Une fois le minuteur reposé, plus le choix : il faut se mettre à travailler. « Le plus dur est de s’y mettre. Une fois qu’on a commencé, c’est bon », explique Paul. Travailler à plusieurs peut être d‘une grande aide également : « À cinq dans le bureau, c’était mieux. Si tout le monde peut voir mon écran, je n’ouvre pas de vidéo. »
« Mon directeur de thèse faisait tout au dernier moment. M’y prendre en avance n’avançait à rien »
Paul, proscrastinateur
D’un écran l’autre. Autre astuce qui l’a beaucoup aidé : s’éloigner de son ordinateur lorsqu’il n’en a pas besoin. « J’ai acheté une liseuse car je suis incapable de lire sur mon ordi – je lis deux phrases et je fais autre chose. » Et quand il doit être créatif et développer de nouveaux théorèmes, rien de mieux que le papier. Taper ensuite à l’ordinateur est un jeu d’enfant : « Quand je dois juste retranscrire numériquement mes preuves, je peux le faire durant des heures sans m’en apercevoir ». Paul a beaucoup lu sur la procrastination – et regardé beaucoup de vidéos sur le sujet lorsqu’il procrastinait. Une technique qu’il n’a pas encore essayée consiste à raccourcir drastiquement le temps de travail : « Une demi-heure le premier jour et, si on arrive à bien travailler, on a le droit d’augmenter ». L’idée semble être de changer notre rapport au travail et de nous pousser à vouloir travailler. « Mais comment l’appliquer lorsqu’on a un contrat et des obligations ? » se demande Paul.
Compte à rebours. Pour Lisa Jeanson, la gestion du temps est également cruciale : « En recherche, nous sommes conditionnés à prendre des mauvaises habitudes : bosser le soir et le weekend, parfois bénévolement… ». Les encadrants ne montrent parfois pas du tout l’exemple : « Mon directeur de thèse faisait tout au dernier moment. M’y prendre en avance n’avançait à rien ». Une fois, alors que son directeur lui avait demandé de reviewer avec lui un article long et compliqué, envoyer le rapport a pris six mois. Un travail d’équipe : au bout des trois mois accordés par son encadrant, Paul s’y est enfin mis, puis son directeur de thèse a lui aussi procrastiné durant trois mois avant de s’y coller… Si vous vous demandez pourquoi le reviewing de papier est si lent, vous le savez maintenant !
« Dormir, c’est écrire »
Lucie Roudier
Temps calme. Et si procrastiner n’était pas juste prendre son temps de loisirs avant de travailler ? « Pas du tout ! D’une part on a mauvaise conscience et d’autre part on ne fait pas ce qu’on voudrait faire – combien de fois j’ai dû renoncer à une séance de sport ou une sortie avec des amis parce que je n’avais pas terminé mon travail ! », se souvient Paul. Tout cela au détriment d’un repos pourtant nécessaire pour rester efficace : « Notre cerveau a besoin de pause sinon il reste en mode hyperactif et part dans tous les sens », explique Lisa Jeanson. Ce qui peut être utile pour une partie créative mais doit cesser pour organiser ses idées et en rendre compte de manière linéaire. Lorsqu’elle dispense des formations** aux doctorants, Lucie Roudier doit se battre pour les convaincre de se reposer sans culpabiliser : « Je dois leur expliquer qu’ils seront plus efficaces, en leur répétant : “Dormir, c’est écrire”. »
Modus vivendi. Finir son doctorat, trouver un postdoc, candidater à un poste permanent… Pour les jeunes chercheurs, la pression est d’autant plus forte que les enjeux sont grands et l’incertitude dure à gérer : « En master, j’ai procrastiné durant six mois car je n’étais pas certain de pouvoir faire mon doctorat dans la même ville que ma conjointe. À partir du moment où elle était là, ça allait beaucoup mieux », explique Paul, qui a pourtant un beau parcours. Travailler tard le soir a longtemps fonctionné pour lui – même si c’était l’objet de dispute avec sa conjointe. « J’étais fatigué mais je savais que je pourrais me reposer ensuite, ça me cadrait ». Un luxe qu’il ne peut plus se permettre depuis la naissance de sa fille : « Avec un enfant, tu dois tout revoir. Plusieurs amis ont appris à être efficaces seulement depuis qu’ils sont parents. » À la fin de notre entretien, Paul semblait soulagé et enthousiaste : « En avoir parlé me motive ». Travaillera-t-il mieux cet après-midi ? « Demain ! »
Quel procrastineur êtes-vous ?
« Lorsqu’on procrastine, on n’arrive pas à avancer », explique Lisa Jeanson. Et vous, procrastinez-vous ? Des tests en ligne existent, allant du questionnaire très magazine de Psychologiesjusqu’à la beaucoup plus sérieuse échelle de Tuckman, en passant par ce test assez complet d’une université allemande. Les résultats peuvent être variables alors dans tous les cas, si vous sentez que quelque chose cloche, cherchez conseil auprès d’un spécialiste, n’attendez pas demain !
* Le nom a été changé.
** Les deux formatrices Lisa Jeanson et Lucie Roudier, sont intervenues devant des doctorants de plusieurs universités (de Lorraine, de Picardie, ainsi que Paris 8).