Valérie Pozner : « La Russie préfère laisser partir ses têtes pensantes »

— Le 13 mai 2022

Spécialiste de l’histoire du cinéma russe et soviétique au CNRS, Valérie Pozner était à Moscou au moment de l’invasion de l’Ukraine.
­Vous avez quitté la Russie il y a quelques semaines, dans quelles circonstances ?
    ↳ J’ai quitté Moscou le 31 mars 2022. J’y dirigeais le Centre d’études franco-russes (CEFR) qui dépend du CNRS mais aussi du ministère des Affaires étrangères. Des chercheurs français y étaient affectés pour quelques années. Nous recevions donc des boursiers, doctorants ou chercheurs qui effectuaient des recherches sur le terrain en Russie. 

Quand et pourquoi avez-vous pris la décision de fermer le Centre ?
   ↳ À mon arrivée en septembre 2021, la situation était déjà tendue. Au sein du CEFR, nous avions compris que les relations avec l’Ukraine seraient suspendues pour un certain temps. Trois jeunes doctorants sont venus à Moscou entre octobre et décembre, d’autres étaient prévus pour février ou mars. Certains sont arrivés la veille de la guerre et ont eu ordre de repartir le 25 février. Mon adjoint n’est jamais arrivé. Prenant conscience que le centre ne remplissait plus ses missions, j’ai décidé sa fermeture le 23 mars. Il était inutile de maintenir pour 1200 euros par mois une bibliothèque que personne ne visitait… 

Certains chercheurs russes s’exposent à des risques en critiquant le gouvernement. Pouviez-vous les aider ?
    ↳ Dès le début de la guerre, nous les avons soutenus en les aidant à obtenir un visa – je m’en occupe d’ailleurs encore quotidiennement. Tout d’abord pour ceux partis dans les pays limitrophes puis pour ceux qui demandent un visa de circulation dans l’espace Schengen « au cas où ». En effet, beaucoup veulent rester en Russie au moins jusqu’à juin pour terminer leurs enseignements ou l’encadrement des étudiants. Ils sont environ 200 chercheurs en SHS à avoir obtenu un visa. 

Quelles sont les réactions de vos collègues russes face à la guerre et à l’exil ?
   ↳ Elles sont très différentes. Certains ne veulent pas laisser leur pays aux mains des fascistes [pour ceux-là, certains médias russes aident à contourner la censure, NDLR], d’autres ne peuvent pas assumer de rester dans un pays agresseur face aux exactions en Ukraine. Parfois, le départ n’est même pas envisageable à cause de parents malades. Enfin, certains sont déjà partis pour Israël ou d’autres pays limitrophes qui n’exigent pas de visa pour les citoyens russes. 

En tant que Française à Moscou, avez-vous eu peur ?
  ↳ Non et pourtant j’apportais les listes des demandeurs de visa, considérés comme traîtres à la nation, à l’ambassade française. Mais je parle russe couramment, j’ai une tête passe-partout et je ne lisais bien sûr pas de médias interdits dans le métro ! Au début de la guerre, on pouvait craindre une fermeture des frontières mais il n’en fut rien. La Russie préfère laisser partir ses têtes pensantes. En revanche, pour nos recherches, nous allons devoir trouver une solution à long terme car nous sommes aujourd’hui — et pour des années — coupés de notre terrain…

 

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