Pourquoi une enquête auprès des chercheurs ?
Nous voulions mesurer l’impact de la crise Covid sur la façon dont les chercheurs se saisissent des enjeux d’intégrité. On a tous vu depuis deux ans les crispations, les polémiques, les querelles d’égos, des propos parfois irresponsables… Cette crise a été un moment de “crash test” pour la communauté scientifique. L’enquête avait aussi une dimension plus structurelle autour de la construction du paysage institutionnel de l’intégrité scientifique en France qui remonte à la période 2015-2017. Idéalement, nous aurions voulu comparer avec une enquête similaire juste avant cette période mais il n’en existait pas; il y a énormément d’enquêtes d’opinion sur le regard du grand public au sujet des sciences et des techniques mais très peu qui renversent le miroir et s’intéressent aux attitudes et aux représentations des scientifiques. En 2007, mon collègue politiste Daniel Boy avait mené une enquête sur la responsabilité sociale des scientifiques auprès des personnels du CNRS, des techniciens aux directeurs de recherches. Nous avons donc repris une partie de ces questions et le même type de population.
Les scientifiques sont-ils plus à l’écoute de la société qu’il y a quinze ans ?
Un premier constat est l’inquiétude grandissante concernant la relation de confiance entre science et société. Même si les enquêtes conduites auprès du grand public révèlent de manière assez stable que neuf à huit Français sur dix ont confiance en la science, les chercheurs restent très imprégnés de cette idée de défiance, peut-être parce qu’ils ont l’impression de ne pas être entendus. C’est d’ailleurs intéressant de voir que sur les enjeux climatiques, les chercheurs renouvellent leurs formes de mobilisation sociale et scientifique.
« Les chercheurs ont l’impression de ne pas être entendus »
Michel Dubois
Vous parlez des appels à la désobéissance civile ?
Oui, il y a eu plusieurs tribunes sur le sujet, dont une récemment dans le Monde. On a également vu un chercheur s’enchaîner à la porte d’une banque américaine, des climatologues australiens appeler à la grève… Un réseau s’est également formé, Scientist Rebellion, afin de mieux mobiliser la société et notamment les pouvoirs publics autour de ces enjeux [c’est la branche française d’un mouvement international qui prévoit d’ailleurs des actions en amont de la COP27 sur la base de ces revendications, NDLR]. Tout cela repose sur l’idée que la parole scientifique n’est pas assez entendue, un symptôme interprété comme une crise profonde par les chercheurs. Si, il y a quinze ans, ce sentiment de crise était minoritaire – quatre scientifiques sur dix étaient concernés –, il est aujourd’hui majoritaire : sept sur dix le sont. Et cela préexistait certainement à la crise Covid.
Les relations entre science et politique n’ont-elles donc pas évoluées ?
La crise de la Covid a montré de façon spectaculaire que la parole scientifique pouvait avoir une forme d’efficacité sociale et politique. Le comité scientifique présidé par Jean-François Delfraissy a été capable de mettre une société à l’arrêt, ce qui a été une véritable démonstration de force. Mais, par effet de contraste, tous ceux qui portent non pas des enjeux momentanés sur une durée très courte comme la crise de la Covid mais des enjeux sur des durées beaucoup plus longues comme ceux liés au climat, prennent conscience de leur propre impuissance. Car cela fait près de 40 ans qu’ils communiquent et que cela reste lettre morte.
« Le désir de rendre service à la société et de contribuer à changer le monde s’exprime avec plus de force »
Michel Dubois
Dans votre questionnaire, vous opposez la neutralité du scientifique à la liberté d’expression. Que répondent les chercheurs ?
Sur ce point qui touche à la question de la prise de parole scientifique dans l’espace public, nous avons volontairement durci le trait. Le devoir de neutralité est inscrit dans la charte nationale des métiers de la recherche de 2015. Que pèse-t-il aujourd’hui ? On voit qu’il n’est pas aussi présent qu’on pouvait l’imaginer. L’enquête montre que pour une courte majorité (53%), le devoir de neutralité s’impose, alors qu’il est probable que vingt ans plus tôt, il se serait imposé de façon plus nette. Plus d’un tiers (36%) opte pour l’expression de l’opinion personnelle. Faut-il en conclure que quatre scientifiques sur dix peuvent être considérés en situation d’inconduite scientifique ? Ou bien il faut repenser les conditions de prise de parole dans l’espace public.
Les motivations des scientifiques semblent également avoir changé…
Quoi qu’il arrive, leur motivation première reste le désir de connaissance, la curiosité : c’est très stable quel que soit l’âge, le genre, le domaine de recherche. En revanche, il y a des évolutions importantes en rapport avec ce sentiment de responsabilité sociale : le désir de rendre service à la société et de contribuer à changer le monde s’exprime avec plus de force, alors que le désir de compétition, d’être le meilleur et le premier, décroît de manière spectaculaire : – 18 points ! Est-ce uniquement un “effet Covid” dû à la demande sociale, auquel cas on reviendrait à un souci de compétition d’ici quelques années ? Il est trop tôt pour le dire.
Justement, quelle part de la communauté a finalement pris part aux recherches sur la Covid ?
Nos collègues ne s’en rendent pas toujours compte, mais toute la communauté scientifique a été impactée, ne serait-ce qu’à travers le confinement : activités à l’arrêt, mobilités internationales ralenties ou supprimées, télétravail généralisé… qu’on soit en physique ou en archéologie. Mais dans quelle mesure les différents personnels du CNRS ont-ils eu la capacité de réorienter leurs activités sur des thématiques liées à la Covid-19 ? L’enquête montre qu’un tiers des répondants ont effectué une réorientation, au moins partielle. Et au CNRS le phénomène s’observe certes en biologie mais surtout en sciences humaines et sociales, ce qui montre bien qu’en plus d’être une crise de santé, la Covid est une crise des relations sociales.
« On pourrait presque remercier le professeur Raoult »
Michel Dubois
La démarcation entre intégrité scientifique et éthique est-elle nette ?
Indépendamment de cette enquête, nous conduisons un travail de recherche au long cours sur l’intégrité scientifique en France. D’après les entretiens que nous avons menés, cette démarcation est extrêmement fluctuante. Dans le rapport, par souci de clarté, nous avons défini l’éthique comme l’ensemble des principes ou valeurs que suivent quotidiennement les scientifiques à travers leur activité professionnelle et l’intégrité comme l’ensemble des normes et règles de conduite qui permettent d’atteindre ces objectifs. Mais la définition donnée dans le décret sur l’intégrité scientifique mélange valeurs et règles [promis par la loi recherche, ce décret de décembre 2021 définit enfin l’intégrité scientifique ainsi qu’un certain nombre d’obligations pour les établissements, comme la nomination d’un référent intégrité scientifique – relire notre numéro spécial, NDLR].
Diriez-vous que l’intégrité scientifique a progressé grâce à la Covid ?
La crise a sans nulle doute exacerbé les enjeux de l’intégrité scientifique. On pourrait presque remercier le professeur Raoult car il a donné corps aux différents enjeux de l’intégrité scientifique. En mars 2020, la première étude observationnelle sur l’hydroxychloroquine a été publiée dès le lendemain de sa soumission. La communauté a vite réalisé qu’il y avait des liens forts entre l’équipe de recherche et le comité de rédaction. Ensuite, pourquoi une telle quantité de publications ? Pour partie parce que l’environnement de recherche est fortement incitatif : le système des points Sigaps récompense la surpublication [relire notre article à ce sujet, NDLR]. Le dernier rapport de l’inspection générale [sur l’Institut du Dr Didier Raoult, NDLR] souligne enfin un certain nombre d’inconduites ou de comportements éthiquement problématiques.
« Les jeunes demandent que soient réaffirmés les principes d’intégrité scientifique »
Michel Dubois
Les manquements à l’intégrité les plus médiatisés concernent souvent la biologie. Qu’en dit votre enquête ?
À l’échelle du CNRS, nous avons interrogé les chercheurs sur un ensemble de conduites allant du plagiat (que tout le monde considère comme une fraude) au fait de recourir à son intuition pour écarter des observations jugées non pertinentes, qui relève de la zone grise. L’enquête montre des disparités en fonction des domaines. Et il y a là aussi des surprises. Les chercheurs en sciences humaines par exemple déclarent plus que les autres adapter leur design de recherche aux exigences du financeur. Cela signifie-t-il qu’ils sont capables d’être à l’écoute des demandes du financeur ? Est-ce une inconduite ? Ce n’est écrit nulle part. D’ailleurs, seulement un tiers de nos répondants déclarent une forme de certitude à l’égard de ce que sont les règles de l’intégrité scientifique. Ce n’est pas si étonnant quand on sait que l’effort de formation en France sur ce sujet est récent. Il reste à renforcer en prenant en compte la variété des situations que rencontrent les chercheurs, les ingénieurs et les techniciens selon leur domaine de recherche. La question de l’intégrité scientifique se pose à toutes et à tous mais pas de la même manière.
Y a-t-il une fracture générationnelle ?
Quand on discute avec nos collègues les plus jeunes, on a souvent le sentiment qu’ils sont en attente de régulation et de réaffirmation des principes de l’intégrité scientifique, en particulier dans le contexte de la crise Covid. Ils ont parfois vu certains de leurs aînés faire des écarts dans les médias. Mais sont-ils nécessairement plus familiers avec l’intégrité scientifique ? C’est un résultat important de notre enquête : nos répondants les plus jeunes, les moins de 40 ans, sont à la fois ceux qui déclarent le plus d’incertitude quant aux règles et valeurs de l’intégrité et ceux qui déclarent le plus d’inconduites – ce qui était assez inattendu. Sont-ils moins bien formés ? Ou au contraire mieux sensibilisés et donc parlent plus librement ? Il faudra d’autres études pour trancher.