On fait souvent remonter la naissance des appels à projets — devenus incontournables depuis — à une vingtaine d’années, au moment de la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR). Vrai et faux, répond Jérôme Aust dans la récente publication de son habilitation à diriger des recherches (HDR) [consultable ici dans son intégralité], intitulée À la charnière de l’État et du monde académique. Si cette période du début des années 2000 marque bien un tournant dans le financement des laboratoires dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui [relire également notre interview des sociologues Christian Topalov et Jérôme Laillier sur le sujet], elle n’en serait pas le big bang originel mais un “trou de ver” pour filer la métaphore spatiale. « Les changements ont été effectivement importants, analyse le politiste affilié à Sciences Po, mais l’ANR s’appuie sur des modalités qui existaient déjà. »
« L’ANR généralise les appels à projets à toutes les sciences, c’est en ce sens qu’elle est une vraie nouveauté »
Jérôme Aust
Médecine&co. En se penchant particulièrement sur la recherche en biomédecine, ses travaux montrent que les racines des appels à projets plongent plus profondément : « la biologie se renouvelle profondément dans les années 1960 et les appels à projets seront dès lors utilisés pour accompagner et structurer son développement : dans les années 1960, les actions concertées [les ancêtres des appels, NDLR] participent au développement de la biologie moléculaire, tandis que dans les années 1990, la génomique est soutenu par le Greg [Groupement de recherche sur le génome, NDLR] et la recherche sur le Sida par l’Agence nationale de recherche sur le SIDA qui ont massivement diffusé des appels à projets ».
Sur mesure. Cette façon de “penser le financement” des labos, largement inspirée par la structuration de la recherche dans les sciences de la vie — hiérarchisée, collective — sera étendue à toutes les autres disciplines quelques années plus tard au tournant des années 2000, suite à la mobilisation Sauvons La Recherche : « L’ANR généralise les appels à projets à toutes les sciences, c’est en ce sens qu’elle est une vraie nouveauté, tout particulièrement en sciences sociales où ils n’étaient pas si courants auparavant », explique Jérôme Aust. Un grand fossé entre les disciplines toujours d’actualité de nos jours.
« [Les appels à projets] favorisent les effets de mode et contribuent à l’augmentation des inconduites scientifiques »
Rogue ESR
Non sans maux. Cette réforme a donc été largement impulsée par les sciences de la vie et a fait florès malgré les critiques parfois sévères au fur et à mesure des années. Des critiques mais aussi des traits d’humour comme ce faux appel de 2016 par Sciences en marche. Des collectifs de chercheurs, comme RogueESR, plaident pour la disparition des appels dans leurs 50 propositions lors de la présidentielle 2022 : selon eux, le système « a tiré la science française vers le bas : en généralisant le recours à des moyens non-pérennes, il favorise les effets de mode et contribue à l’augmentation des inconduites scientifiques ». Jean-Luc Mélenchon prônait d’ailleurs lui aussi la disparition de l’ANR lors de la présidentielle, comme il nous l’avait confirmé.
Changement d’ère. Il faut dire que peu de temps après la création de l’Agence, les taux de réussite chutent à des niveaux très bas, souvent en-dessous de 15 %. « Dans le secteur biomédical que j’ai étudié, les taux de succès avaient toujours été supérieurs, voire bien supérieurs, ce qui change la portée de la mise en compétition : désormais, les risques d’échec excèdent largement les chances de réussite. » Aujourd’hui les taux de succès continuent leur lente remontée : 23% pour l’année prochaine, comme la récente loi de financement pour 2023 l’a arrêté. Nous sommes encore bien loin des préconisations des rapports préliminaires de la loi de programmation de la recherche en 2019 — coécrits par l’actuelle ministre Sylvie Retailleau — qui tablaient sur des taux de succès de 40% afin de « retenir tous les très bons projets ». Un taux de 25% n’étant qu’un « minimum acceptable ».
« Le fait de mettre beaucoup d’argent sur certaines équipes n’est pas forcément considéré comme un problème [en biomédecine] »
Jérôme Aust
Nostalgie. Faut-il pour autant regretter ce monde d’avant les appels à projets, cet âge d’or des années 1960 et 70 souvent décrit par les générations précédentes de chercheurs où les crédits récurrents affluaient ? Ce serait oublier les raisons de la création de ces appels à projets : dans les années 1970, ils avaient pour but d’ « émanciper les jeunes scientifiques de la tutelle des patrons », les fameux mandarins du monde biomédical, souvent cumulards dans des fonctions d’enseignement, de recherche et de représentation de la profession jusqu’au plus haut niveau. Des mandarins qui ont fait place à une nouvelle élite, baptisés “ex-pairs” par les sociologues du secteur [relire notre interview sur le sujet, NDLR], titulaires d’un doctorat et ayant entamé assez tôt une carrière dans l’administration de la recherche pour ne plus jamais revenir au laboratoire.
Consentant·es. « En biomédecine, les chercheurs ont une relation complexe aux appels à projets, analyse Jérôme Aust, ils les critiquent régulièrement, bien sûr, mais jouent aussi souvent le jeu. » D’une part, ces appels sont nécessaires au financement des équipes et, d’autre part, ils reposent sur une mise en compétition qui n’est pas étrangère à leurs valeurs professionnelles. « Par exemple, le fait de mettre beaucoup d’argent sur certaines équipes n’est pas forcément considéré comme un problème pour peu que celles qui en bénéficient soient considérées comme de grande qualité. Ce sont plutôt les difficultés de financement que rencontrent des équipes moins renommées, mais considérées comme de qualité, qui sont vécues comme particulièrement problématiques. »
« Nous vivons actuellement un retournement de l’histoire avec de nouvelles formes de concentration des ressources sur certaines personnes »
Jérôme Aust
Fossé disciplinaire. En clair : les sciences de la vie ont intériorisé plus aisément un système taillé pour elles, ce qui explique le peu de critiques radicales parmi les biologistes et assimilés. Les plus grands contempteurs de ces politiques de distribution des moyens se trouvent dans des disciplines où leur déploiement est moins légitime, notamment en sciences humaines et sociales. Jérôme Aust rappelle que « les biologistes ont été aux avant-postes de la création de l’Agence nationale de la recherche ». Plus largement, les scientifiques sont très largement contre le fait que les appels deviennent la source principale de financement, comme l’avait montré un sondage mené par les sociétés savantes en 2019.
Bis repetita. Malgré les bonnes intentions de départ, les appels à projets reproduisent-ils les défauts qu’ils étaient supposés corriger sur fond de taux de sélection encore très bas ? « Nous vivons actuellement un retournement de l’histoire avec de nouvelles formes de concentration des ressources sur certaines personnes, ce qui leur donne un pouvoir structurant. Ces scientifiques ne disposent pas du même pouvoir que les mandarins des années 1960 : ils ne contrôlent pas les carrières notamment [peut-être celle des post-docs, NDLR]. Mais la concentration des ressources leur confère tout de même un pouvoir très important à l’échelle de leurs équipes, bien sûr, mais aussi des laboratoires et parfois même des établissements dans leur ensemble. »
« La capacité des chefs d’équipe à récolter des fonds est déterminante, celles et ceux qui réussissent [deviennent] très autonomes »
Jérôme Aust
Winner first. Après avoir tenté de briser l’effet Matthieu [une définition en passant, NDLR], voilà donc qu’il reviendrait par la petite porte, pointe Jérôme Aust : « Le processus de sélection fait que sont consacrées des équipes ou des gens qui ont plus souvent déjà beaucoup de moyens ; la régulation de la concentration des ressources n’existe pas parce que les comités qui délibèrent le font sans vue générale des moyens disponibles pour chaque équipe, comme c’était le cas dans les années 1960 ou 70. » Dans les années 1970, les équipes devaient en effet mentionner les autres ressources à leur disposition aux comités statuant sur les financements.
Labos 2.0. D’autre part, « les directions des laboratoires ou des instituts sortent souvent fragilisées par les appels à projets : en biologie, les fonds à disposition des directeurs de labos sont souvent faibles à l’échelle des besoins des équipes. La capacité des chefs d’équipe à récolter des fonds est alors déterminante et celles et ceux qui réussissent dans cette donne compétitive sont donc très autonomes de leur direction de labo. » Le cas le plus emblématique étant les bourses de l’European Research Council (ERC), très richement dotées et appartenant au lauréat, qui en dispose comme il l’entend… quitte à devenir des électrons libres dans le marché de l’emploi. Un renversement de l’ordre établi.
Qui dit appel, dit évaluateurs Côté évaluateurs, la vie n’est pas toujours rose : « J’emploie le terme de choix tragiques car ils [les évaluateurs] ont conscience de ne pas avoir assez de ressources pour les distribuer à tous les projets considérés comme excellents. L’expérience est d’autant plus difficile que leurs décisions se fondent parfois sur de micro-éléments : une dynamique de discussion, un effet d’assemblée ou la sensibilité de certains évaluateurs à une thématique particulière deviennent décisifs parce qu’il faut écarter, faute de moyens suffisants, des projets pourtant très bien notés », détaille Jérôme Aust. Plusieurs motifs les poussent tout de même à y aller : comprendre les règles d’un jeu qu’ils doivent jouer, surtout en début de carrière, mais aussi rendre un service à la communauté académique. Enfin l’évaluation de projets de ses pairs permet de se trouver aux premières loges pour analyser la science “en train de se faire” avant publication et garnir son CV académique. Avantage du système néanmoins, les comités étant renouvelés régulièrement par tiers, la concentration du pouvoir y est beaucoup moins grande qu’auparavant à l’ère des mandarins. |