Joël Laillier et Christian Topalov : « Il faudrait réformer en permanence et dans l’urgence »

Ces deux « sociologues critiques » publient “Gouverner la science” (Ed. Agone) et dressent un portrait sans concessions des réformes de l’ESR ces vingt dernières années.

— Le 26 octobre 2022

Dans votre ouvrage Gouverner la science (Ed. Agone), vous montrez que les grands soirs de l’ESR n’existent pas et que tous les changements introduits ces vingt dernières années étaient progressifs, pour quelle raison ? Y a-t-il une résistance au changement ?

↳ JL Je ne pense pas qu’on puisse parler de résistance : les changements ces vingt dernières années ont été radicaux mais progressifs. Nous en avons eu un exemple récent avec la mesure de contournement du Conseil national des universités dans la LPR : elle ne le supprimait pas mais en limitait les prérogatives. Difficile de construire un mouvement social pour contrer cette méthode des petits pas. Le discours de la réforme fonctionne sur un mode clos, comme une ritournelle : la recherche et l’université seraient en crise, il faudrait réformer en permanence et dans l’urgence. C’est ainsi que les choses changent. Ce discours n’est pas totalement rationnel : sa fonction est de légitimer un projet réformateur pour la science et l’université sans s’embarrasser de ses incohérences ni donner la possibilité de le remettre en cause. 

CT La phase “Macron” se caractérise en même temps par une radicalisation et une accélération des réformes. Tous les projets qui ont pris une forme presque définitive autour de 2010 cessent maintenant d’être euphémisés et sont mis en œuvre d’une façon que les réformateurs les plus audacieux n’ont pas jugé pouvoir risquer jusqu’alors. L’exemple le plus frappant est Parcoursup : la sélection à l’université est introduite sans soulever de tempête,  alors que tous les gouvernements de droite précédents différaient cette réforme par peur de la révolte étudiante – ils n’ont pas oublié l’échec de Devaquet en 1986. On peut donc parler de radicalisation de tendances qui sont à l’œuvre à des rythmes variables depuis le « big bang de 2004-2007 » [correspondant à création des agences de financement et d’évaluation et à la loi d’autonomie des universités, NDLR]. 

« Une fois installées, des mesures, comme la mise en place des Idex, ne sont pourtant jamais remises en cause »

Christian Topalov

Lors de sa campagne électorale en janvier dernier, Emmanuel Macron a prononcé un discours remarqué devant France Universités [ex-conférence des présidents d’université, NDLR], en quoi était-il nouveau ? 

CT À l’entendre, rien n’avait vraiment changé, tout devait être repris à zéro. Le discours de la réforme fait en permanence l’impasse sur le passé… alors même que le passé y joue un rôle essentiel. Une fois installées, les mesures, comme la mise en place des Idex, ne sont pourtant jamais remises en cause, par “effet cliquet”. De ce point de vue, le mandat de François Hollande a joué un rôle décisif en démontrant que le processus était irréversible.

Parce que l’alternance politique n’a pas changé le cours des choses ?

↳ JL Suite à des critiques très virulentes — contre l’AERES, notamment — qui se sont exprimées au cours des Assises convoquées par Mme Geneviève Fioraso [en 2012, NDLR], un contre-mouvement s’est fédéré, porté par les socialistes, afin de ne pas remettre en cause la réforme. L’autonomie des universités devait être maintenue, la réforme pouvait être corrigée à la marge mais elle devait surtout être rendue inéluctable, tout en introduisant un nouveau lexique “progressiste” : la réussite des étudiants, la science comme projet émancipateur… Alors que sur le fond, rien ne change réellement, y compris dans les personnels chargés de la mettre en œuvre.

« Nous ne pensons pas que les réformes ont été co-construites avec le monde professionnel, [elles] ont été imposées »

Joël Laillier

Vous ne souhaitez pourtant pas franchir le pas qui consisterait à dire que la réforme française ne serait qu’un décalque de doctrines d’inspiration néo-libérale, une interprétation souvent avancée. Pourquoi ?

CT Nous cherchons par ce biais à discuter avec certains collègues qui insistent sur l’imposition d’une doctrine de l’extérieur et sur l’importance essentielle du nouveau management public [une pratique consistant à importer les pratiques professionnelles du privé dans le secteur public, NDLR]. Notre travail insiste à l’inverse sur la construction d’une doctrine bien française . Nous avons dépouillé les nombreux rapports publiés — une bonne centaine depuis les années 2000 — dont les arguments s’enchâssent les uns dans les autres. Certains thèmes reviennent en permanence, la science au service de l’économie, l’autonomie des universités reposant sur le pouvoir accru des présidents, la culture de l’évaluation, la différenciation par l’excellence… Bernard Belloc, qui fut le conseiller de Sarkozy, a dit l’essentiel d’un mot : « Nous avons connu l’autonomie des universitaires, nous allons connaître l’autonomie des universités ». 

↳ JL La réforme veut répondre à des problèmes français et les influences externes sont rarement citées. De plus, le monde savant n’a pas simplement subi une influence extérieure. Des personnels se sont enrôlés pour la réforme en vue de répondre à des maux français : les universités seraient ingouvernables, l’excellence ne serait pas au rendez-vous, la recherche n’embraierait pas sur l’industrie, etc. La réforme a connu quelques ratés comme la modulation de service ou le CNRS comme agence de moyens. Mais aussi des effets inattendus de certaines dispositions ou des des mesures abandonnées un peu plus tard comme les Comue [communautés d’universités et établissements, NDLR]… Autant de raisons pour ne pas imaginer que le projet de réforme était formalisé depuis le début. Pour autant nous ne pensons pas que les réformes ont été co-construites avec le monde professionnel : la loi, le règlement, le ministère avaient les moyens d’imposer l’essentiel. C’est ce que nous avons tenté de mettre au jour dans ce livre.

Qui a “pensé” la réforme de l’ESR en France en ce cas ?

↳ JL Des personnalités comme Philippe Aghion [économiste, professeur au Collège de France et auteur de rapports sur le sujet, NDLR], à la fois tête pensante et partie prenante de cette réforme, ont joué un rôle central. Il a apporté sa théorie de la croissance, a fait le lien entre réforme de l’université et réforme de la science et lui a donné une cohérence depuis le début des années 2000.

CT En plus de la théorie, il a également formalisé une méthode de la réforme — incrémentale, par petits pas — en vue d’éviter ce qui s’était passé avec Claude Allègre : beaucoup de proclamations, peu de réalisations. Voilà un tacticien hors pair.

« La réforme engagée depuis quinze ans n’est pas aboutie sur deux points importants : la transformation du CNRS et la modulation de service des enseignants chercheurs »

Christian Topalov

Vous tentez également de cerner un profil de réformateurs de l’ESR dans votre livre, différent de celui de leurs prédécesseurs. Quel est-il ?

↳ JL Un des enjeux du programme des réformateurs est d’orienter la science vers un potentiel de croissance économique en embrayant sur le développement technologique et l’innovation, ce qui se traduit dans le curriculum des personnels chargés de sa mise en oeuvre : c’est, par exemple, la multiplication, aux postes et moments stratégiques, des profils d’ingénieur sans grande expérience de recherche et tournés vers le partenariat ou le transfert de technologies. Le fait qu’ils aient succédé à des chercheurs qui devaient leur place à leur crédit scientifique généralement doublé d’une notoriété “mondaine” change radicalement les choses. Au sein du CNRS, de l’Académie des sciences et même de l’Inria, des voix s’élèvent pour rappeler l’importance de la recherche fondamentale, ce qui suggère que la vision qu’ont les nouveaux dirigeants de la pratique scientifique diverge désormais de la vision commune. 

CT La “crise du CNRS” de 2006 illustre bien cette divergence : le président, Bernard Meunier, était ce que nous appelons un “scientifique distingué”, tandis que le directeur général, Bernard Larrouturou, était avait un profil “ingénieur recherche et développement” et était nommé à ce poste pour mener au pas de charge la réforme de l’organisme. Cette différence de profil ne leur ont pas permis de coexister, d’où leur double démission. Aujourd’hui, c’est un profil analogue à celui de Bernard Larrouturou qui est PDG du CNRS.

Mis à part son volet financier, quel rôle joue la loi de programmation de la recherche dans ce processus selon vous ?

↳ JL La LPR est dans la continuité de propositions faites ces vingt dernières années. Notamment en permettant une plus grande latitude aux directions d’établissement dans le contrôle de leurs “ressources humaines”, à savoir le recrutement des enseignants-chercheurs. Les petite brèches des “chaires de professeur junior” et des promotions de maîtres de conférence au poste de professeur qui contournent le Conseil national des universités… tout cela était présent dans le discours des réformateurs depuis le début des années 2000. On peut donc dire que rien n’est nouveau, que tout cela était attendu et n’est encore qu’un début de démantèlement des compétences du CNU. Peut-être que la réforme aura réellement abouti le jour où le CNRS sera transformé en agence de moyens et les chercheurs de l’organisme choisis par les présidents d’université [Relire notre interview d’Antoine Petit sur le sujet, NDLR].

« Il est nouveau que des présidents d’université issus du monde savant deviennent ministre de l’ESR »

Joël Laillier

Le CNRS agence de moyens, nous n’y sommes pas…

CT La réforme engagée depuis quinze ans n’est effectivement pas aboutie sur deux points importants : la transformation du CNRS en agence de moyens — certainement à cause de la résistance des personnels et des directions du CNRS elles-mêmes — et la modulation de service des enseignants-chercheurs. Le refus de cette dernière celle-ci par les intéressés semble massif et on dirait que le ministère préfère remettre le problème entre les mains des présidents d’université plutôt que de s’en occuper directement. Mais il faut admettre que les résistances sont fragiles. Par exemple, en 2007, la Conférence des présidents d’université [ex-CPU devenue France Universités, NDLR] condamnait très officiellement lors de sa réunion annuelle l’idée de créer dix pôles universitaires privilégiés. Mais lorsque les concours Idex furent lancés quelques temps plus tard, la plupart des dirigeants de la CPU se sont précipités pour y répondre, d’ailleurs avec des succès inégaux. Ce qui n’est pas allé sans créer des tensions fortes au sein des réseaux de présidents, notamment avec la création de la Coordination des universités de recherche intensive françaises (Curif), puis en réponse celle de l’Alliance des universités Recherche et formation (Auref), sans parler de la disparition de la Curif au profit de l’Udice » [qui regroupe les universités Idex, NDLR]. Depuis cette scission, nous avons observé que la CPU tend à perdre de son influence ou, du moins, a cessé de fournir du personnel dirigeant au ministère sauf à la Direction générale de l’enseignement supérieur et aux agences.

« Il semble que le poids politique du ministère s’étiole au profit des structures qu’il a créé : les agences et les Idex. »

Christian Topalov

Vous montrez dans “Gouverner la science” que la grande majorité des ministres de la Recherche sont des politiciens sans attache au monde scientifique. L’actuelle ministre et celle qui l’a précédée en sont pourtant issus. Le mode de nomination a-t-il changé ? 

↳ JL Il est effectivement nouveau que des présidents d’université issus du monde savant deviennent ministre de l’ESR. Même si nous manquons de recul pour en tirer des conclusions, nous remarquons qu’il s’agit de nominations de présidentes d’Idex, certainement une manière de marquer la scission entre les universités de rang mondial, visibles depuis Shanghaï, et les autres.

CT Il semble en outre que le poids politique du ministère s’étiole au profit des structures qu’il a créé : les agences (essentiellement l’ANR) et les Idex. Le cabinet de Frédérique Vidal était constitué de personnalités plus ternes en termes de prestige bureaucratique ou scientifique que par le passé et le ministère a cessé de fournir des personnels d’état-major pour les grosses opérations de terrain. C’est un changement important : un de nos résultats d’enquête les plus robustes est que le ministère a fourni les dirigeants essentiels de la période du “big bang” à partir de 2004 en s’implantant dans les postes de direction importants, dans les agences et dans tous les Idex franciliens. Mme Retailleau, présidente d’Orsay, est devenue présidente de Paris Saclay seulement après qu’une série de bureaucrates directement pilotés par le ministère aient occupé ce poste avant elle et mis la machine sur ses rails. 

JL On peut faire l’hypothèse que le pouvoir s’est bien déplacé : jadis au ministère, il se situe aujourd’hui davantage dans les nouvelles structures issues de la réforme comme l’ANR et l’agence d’évaluation [AERES puis Hcéres, NDLR]. Les ambitions se sont ainsi, semble-t-il, détournées du ministère pour ces nouveaux lieux de pouvoir ; ce qui pourrait expliquer ces changements dans les recrutements ministériels. À l’inverse, la présidence du Hcéres a été l’occasion de toutes les manœuvres pour que Thierry Coulhon, un réformateur que l’on retrouve dans de nombreuses positions clés au fil de la réforme, puisse s’imposer.

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