Imaginez que vous découvrez qu’une ou un de vos collègues a triché ou du moins fait une énorme erreur dans une de ses publications. En premier lieu, vous irez certainement en discuter avec elle ou lui. Mais si le collègue en question nie l’évidence, que faire ? Personne n’aime dénoncer ses petits camarades mais l’enjeu est de taille : ne pas laisser se propager des erreurs ou prospérer des injustices. Peut-être signalerez-vous alors le cas à votre référent intégrité scientifique – RIS pour les intimes – qui lancera éventuellement une enquête. C’est ce qu’ont fait certains de vos collègues…
« Mettre la poussière sous le tapis n’est pas une bonne attitude »
Pierre Corvol
Alerte grise. Le manque de transparence des enquêtes concernant l’intégrité scientifique a été pointé le 22 février dernier via une lettre ouverte adressée au CNRS signée par dix-sept scientifiques internationaux dont la neurologue britannique Dorothée Bishop mais aussi Elisabeth Bik ou Guillaume Cabanac. Autant de personnes impliquées dans des enquêtes sur des manquements à l’intégrité, à divers titres et dans différentes disciplines. Pourquoi le CNRS ? Bien sûr, des enquêtes concernant l’intégrité scientifique peuvent avoir lieu dans n’importe quel établissement mais, sur ce sujet comme sur tant d’autres, le CNRS donne le la – relire notre interview de Rémy Mosseri, le RIS nommé par Antoine Petit en 2018.
Dans les cordes. « Vous ne connaissez visiblement pas, ou au minimum très mal, la politique et les procédures du CNRS en ce qui concerne l’intégrité scientifique », a répondu Antoine Petit sur un ton assez cash auquel vous êtes maintenant peut-être habitués. Pour le CNRS, la transparence gravée dans le dernier décret sur l’intégrité – datant de décembre 2021 – « concerne les modalités de la procédure suivie », qui sont effectivement publiques… mais pas les investigations en elle-même. La nuance est de taille et ne satisfait pas tout le monde. Ancien RIS, Hervé Maisonneuve estime que « l’existence même d’une procédure ne devrait pas être confidentielle ».
« L’existence même d’une procédure ne devrait pas être confidentielle »
Hervé Maisonneuve
Silence, on juge. Au CNRS comme ailleurs, la confidentialité – également érigée en principe dans le décret – reste donc de mise tout au long de l’investigation. Les parties prenantes, la personne à l’origine du signalement et celle mise en cause, sont d’ailleurs sensées signer un engagement de confidentialité couvrant tout le “dossier d’instruction” ou plutôt ce que le RIS estime nécessaire de leur communiquer. La plupart du temps, les parties sont uniquement informées des grandes étapes de la procédure.
Going public. La plupart des institutions et des acteurs de l’intégrité – notamment l’Office français pour l’intégrité scientifique (Ofis) et le réseau des RIS (Resint) – estiment en effet que la confidentialité est nécessaire au bon déroulement des enquêtes, tout comme certains chercheurs à l’origine des signalements. De fait, la plupart semblent s’y plier. Les révélations dans la presse arrivent généralement à la fin des procédures – ce fut le cas pour deux affaires récentes à Paris 8 et à Paris 13.
Discrétion requise. Quant à la divulgation des résultats de l’enquête une fois celle-ci bouclée, les avis sont encore plus divisés. Certains prônent la publication des rapports dans leur intégralité pour bénéficier de l’analyse des experts. C’est notamment le cas d’une éminente chercheuse mise en cause, dont nous avons recueilli le témoignage mais qui a requis l’anonymat. Selon elle, la divulgation du rapport relativisant les accusations portées contre elle était un moyen de se voir blanchie. « A minima, une conclusion d’au moins 15 lignes devrait être rendue publique », réclame de son côté Hervé Maisonneuve.
« Certains chercheurs qui ont été reconnus non fautifs ont quand même eu leur carrière gâchée : on a perdu des personnes de grande valeur »
Sylvie Retailleau
Lever le voile. Mais la plupart des institutions ne voient pas cette éventualité d’un bon œil. Côté CNRS, les rapports d’enquête sont publiés au compte-goutte sans que la présidence n’ait souhaité expliquer sur quels critères : « Il peut arriver que le CNRS décide que tout ou partie d’un rapport soit rendu public. À ce jour, cela a été le cas pour deux rapports sur une quarantaine, ce qui montre bien que c’est plutôt l’exception », nous a répondu l’organisme. On est donc loin d’un procès “traditionnel”, où toutes les parties ont accès au dossier d’instruction, les faits énoncés publiquement, où la victime peut s’exprimer et les accusés se défendre. En recherche, le huis clos est de mise.
Réputation. Pourquoi défendre bec et ongle la confidentialité ? La nécessité de protéger les chercheurs contre des dénonciations calomnieuses revient régulièrement comme argument. « Certains chercheurs qui ont été reconnus non fautifs ont quand même eu leur carrière gâchée : on a perdu des personnes de grande valeur », nous répondait Sylvie Retailleau lors de notre interview en janvier dernier. Des cas dont certains ont été largement médiatisés à la suite de l’affaire Voinnet en 2018. Mais sont-ils monnaie courante ? D’après les remontées de terrain du Resint, les signalements abusifs semblent rester un phénomène marginal.
« La confidentialité entre forcément en conflit avec la correction de la science »
Raphaël Lévy
Damage control. Reste une autre question : sous couvert de confidentialité, les institutions essaient-elles de préserver leur image ? La confidentialité leur permet en effet de ne pas avoir à communiquer sur les méconduites de leurs agents. « Mettre la poussière sous le tapis n’est pas une bonne attitude », avertit pourtant Pierre Corvol, auteur d’un rapport sur l’intégrité en 2016. Pour Hervé Maisonneuve, les RIS, nommés par la présidence de leur institution, n’ont que peu de marge de manœuvre, voire protègent carrément leur hiérarchie. Bannir l’opacité pourrait pourtant permettre aux institutions de redorer leur image : « Pour leur réputation, les institutions ont tout intérêt à jouer la carte de la transparence », estime Stéphanie Ruphy, à la tête de l’Ofis.
Mi figue mi loup. Souhaitée par certains, une réelle confidentialité des affaires est-elle possible ? Peut-on raisonnablement espérer contenir des signalements qui finiront forcément par s’étaler sur la place publique – le plus souvent sur les réseaux sociaux ? Bruits de couloir, commentaires – anonymes mais modérés, relire notre interview de Boris Barbour – sur Pubpeer, dénonciations sur les blogs ou écharpages sur Twitter… rien de plus facile que de propager la rumeur et de semer le trouble dans les esprits… ainsi que dans la science.
Tirer profit. « La confidentialité entre forcément en conflit avec la correction de la science », affirme le chercheur Raphaël Lévy, coordinateur du projet Nanobubbles – relire son portrait. D’après le décret de décembre 2021, une des missions du RIS est de « veiller à ce que les données et publications affectées par le manquement aux exigences de l’intégrité scientifique soient signalées aux parties concernées ». Or sont concernés les éditeurs, les co-auteurs, les lecteurs… Bref, la communauté scientifique dans son ensemble. Le fait que les institutions ne communiquent pas publiquement – ou de manière très succincte – les conclusions de l’enquête peut en outre permettre aux personnes mises en cause et reconnues fautives de minimiser la gravité des faits en plaidant l’erreur non intentionnelle.
Tranchées. Une situation qui peut créer des ambiances de travail toxiques et aller jusqu’à l’implosion d’un labo. À l’ETH Zurich, des chercheurs en ont eu marre de vivre sous le feu nourri des échanges entre deux de leurs collègues, l’une accusant l’autre de l’avoir plagiée. En l’absence d’une communication claire – l’ETH a mené l’enquête mais n’a rendu publique que sa conclusion –, la situation s’est envenimée. Les autres professeurs de l’Institut, qui n’ont jamais eu accès au rapport d’enquête, se sont organisés pour monter un nouvel institut excluant les deux belligérants. « Je comprends qu’on puisse vouloir que la procédure se déroule sans fuite mais sans communication officielle a posteriori, l’impunité persiste », s’indigne Pablo Rauzy, à l’origine d’un signalement pour plagiat au sein de son laboratoire – relire notre article. Parmi ses collègues de Paris 8, si certains ont eu connaissance de l’affaire grâce à la presse – comblant le vide laissé par les institutions – beaucoup ignorent l’identité des plagiaires, qui « continuent d’enseigner comme si de rien n’était », regrette-t-il.
« Méfions-nous des Fouquier-Tinville de la science »
Antoine Petit
Gérer l’après. D’autre part, comment se reconstruire sans comprendre une décision pouvant affecter sur le long terme sa carrière ? Si la mise à disposition du dossier est souvent reconnu par les RIS comme une nécessité pour les mis en cause, il n’en va pas de même pour les victimes, avec des conséquences humaines comme l’illustre le cas de Florian F*. déjà abordé lors de notre analyse sur le plagiat – à relire ici. L’accès aux rapports des experts motivant le classement sans suite de son dossier lui a toujours été refusé, aggravant son état psychique. Un peu comme si l’on refusait la publication de votre manuscrit sans vous montrer les rapports des reviewers – en bien plus grave, évidemment. Communiquer publiquement sur les conclusions de l’investigation permettrait également de sensibiliser, notamment les doctorants, sur les procédures possibles. Une sorte de libération de la parole, mais version intégrité scientifique.
Protection. Enfin, les auteurs de la lettre ouverte au CNRS dénoncent enfin un manque de considération pour les lanceurs d’alerte, qui au lieu de recevoir une médaille, « sont souvent mis dans une situation où on leur fait sentir qu’ils trahissent leur camp en attirant l’attention sur quelque chose de désagréable », voire se retrouvent poursuivis pour harcèlement par les collègues qu’ils ont signalés, sans protection de la part de leur institution. « Méfions-nous des Fouquier-Tinville de la science », concluait le PDG du CNRS Antoine Petit lors de notre dernier entretien, en référence au révolutionnaire et accusateur public Antoine Fouquier-Tinville, qui a fini sur la guillotine. Un avertissement ?
Retour aux législateurs. Maintenant promulgué depuis près d’un an et demi, le décret sur l’intégrité ne semble pas répondre aux attentes des partisans d’une plus grande transparence. Sans révolution en perspective, le réseau des référents à l’intégrité scientifique (Resint) finalise de nouvelles préconisations à mettre en pratique dans chaque établissement. Pierre Ouzoulias, co-auteur du rapport de l’OPECST présenté en 2021, s’avoue déçu devant le manque de réactivité de ces derniers et prévient : « Si rien n’est fait, les changements finiront par être imposés par la loi ».