Martin Vetterli, EPFL : « Le système français a la masse critique pour réaliser de grandes choses »

Bon connaisseur des arcanes de la recherche française, le président de l’École polytechnique fédérale de Lausanne jette l’œil de Sirius sur les labos hexagonaux.

— Le 13 mars 2024

Vous avez présidé le comité qui a évalué le CNRS (nous vous en parlions), un rapport qui a fait date pour son côté cash. Vous rapportiez comme une boutade que la première chose que vous ayez faite était de « distribuer un dictionnaire des acronymes » aux autres évaluateurs. La recherche française est si compliquée que ça ?

Un des membres du panel, Michel Deneken [président d’Udice, le lobby des universités de « recherche intensive », NDLR], avait répondu en disant que la complexité était acceptable mais que la complication ne l’était pas. Je pense finalement la même chose : un système riche de nombreux acteurs en mouvement génère naturellement de la complexité mais également, en France et ailleurs, des complications administratives et bureaucratiques. Une de nos recommandations au CNRS allait dans ce sens, tout comme le livre blanc de son comité scientifique, édité par des personnels qui ont les “mains dans le cambouis”. Je me rappelle avoir participé à un comité de reviewers et, pour me faire rembourser mon billet de TGV, je devais me rendre dans un bureau ouvert uniquement certains jours en année bissextile et sur une plage horaire précise (rires). C’était tellement compliqué que j’ai pris la dépense sur le budget de mon laboratoire. 

« C’est mon cheval de bataille, un chercheur doit aussi être un enseignant »

Martin Vetterli

Qu’est-ce qui fait la différence de la recherche française ?

Les chercheurs français sont des purs et durs, des passionnés de haut niveau, malgré des niveaux de rémunération qui n’excèdent parfois pas 30% du Smic, des concours ultra sélectifs… La coexistence du CNRS et des universités s’inscrit dans un mouvement de réforme qui commence à porter ses fruits, avec un effet sur les « rankings » [relire notre numéro sur le classement de Shanghai, NDLR], qu’on les aime ou qu’on les déteste. Certaines universités y sont devenues visibles, grâce au CNRS et aux Unités mixtes de recherche (UMR) qu’elles partagent. Le CNRS est une sorte « d’éléphant blanc » au niveau européen qu’on ne pourrait comparer qu’avec la société Max Planck et quelques autres. Mais si l’interface avec les universités est bien vécue, que l’UMR est bien gérée, c’est une force. J’ai conscience que ça l’air trivial comme recommandation mais ce travail de dynamisation, voire d’uniformisation —  certaines UMR ont 10 chercheurs, d’autres 1000 — pour arriver à une taille critique est important. 

Un autre éléphant dans la pièce est la possibilité, voire l’obligation, d’enseigner pour les chercheurs…

C’est mon cheval de bataille : un chercheur doit aussi être un enseignant. Je ne parle pas nécessairement de délivrer des cours à des têtes blondes en première année mais le rôle d’enseignement est sous-estimé par les chercheurs dans les UMR. Un partage des rôles qui voudrait que les universitaires prennent en charge tout l’enseignement pendant que les chercheurs occupent les labos ne me convient pas. Être au contact avec des étudiants permet de rester au contact avec la génération montante : comment comprendre ce qu’est l’écoanxiété quand on occupe le même coin de laboratoire pendant trente ans ? Cette recommandation exhortant les chercheurs CNRS à enseigner n’était pas simple à formuler : certains membres de notre comité venaient du Max Planck où, statutairement, ils n’enseignent pas.

« En France, les décisions « percolent » du haut. C’est une force quand on veut avancer vite, malgré un risque d’erreur »

Martin Vetterli

Pourquoi est-il prestigieux de ne pas enseigner ?

Je ne sais pas et je ne comprends pas. C’est une partie de notre métier à tous, qui n’est certes pas évidente parce qu’elle implique d’être challengé en permanence. Mais, encore une fois, si vous êtes dans un domaine de recherche donné, avec parfois seulement une poignée de personnes capables de comprendre ce que vous faites, cela ressemble beaucoup aux ordres monastiques ! Toute autre recherche qui n’est pas menée depuis une cellule de l’abbaye de Cluny doit se faire en collaboration, en interaction avec le monde. Nos étudiants nous défient tous les ans à l’EPFL. Sans ce contact permanent, difficile d’évoluer, y compris dans son propre domaine de recherche. Que se passera-t-il quand les 17 collègues qui vous comprennent commenceront à tomber comme des mouches de vieillesse ?

Les Français ont conscience que la France a des défauts mais quelles sont ses qualités, de votre point de vue transalpin ?

Le système français a la masse critique, la taille suffisante pour réaliser de grandes choses, contrairement à la Suisse, qui est évidemment un plus petit pays. La prise de décision est également différente, pour le meilleur et pour le pire : en France, les décisions « percolent » du haut. C’est une force quand on veut avancer vite, malgré un risque d’erreur plus grand. La Suisse n’est pas du tout « top-down » [relisez notre papier sur le retour du top down en France, NDLR], tout y est horizontal, distribué avec paradoxalement un manque d’organisation. La France a également une tradition et un patrimoine scientifique exceptionnel, depuis le Siècle des lumières jusqu’à aujourd’hui ainsi que, je crois, un respect de la science bien ancré.

« Si l’argent est votre moteur, la recherche n’est pas faite pour vous, ni en Suisse ni en France »

Martin Vetterli

On connaît des Français qui s’installent en Suisse mais est-ce que des Suisses s’installent en France, en ce cas ? Il y a la question des salaires.

J’en ai rencontré bien sûr mais je vais d’abord vous répondre par une anecdote en évoquant le cas des doctorants : quand j’en reçois un nouveau dans mon laboratoire, je lui explique souvent que les conditions d’artiste, de chercheur ou même de moine sont proches : on ne doit vouloir faire que ça, c’est une vocation. Je l’ai répété tant et si bien qu’un doctorant de mon laboratoire a préféré devenir moine plutôt que de continuer en post-doc. Ensuite, sur la question des salaires, la réponse est simple : si l’argent est votre moteur, la recherche n’est pas faite pour vous, ni en Suisse ni en France. Dans mon domaine [le traitement numérique du signal, NDLR], des entreprises privées embauchent à des tarifs bien plus élevés et bien plus rapidement, que ce soit chez Google ou chez Boston Consulting. L’argent n’est pas la première motivation des chercheurs même si ces derniers ne doivent pas bien sûr être mal payés. Personnellement, je me demande comment il est possible de vivre à Paris avec un salaire de chercheur français. La France doit se poser les bonnes questions de ce point de vue. Par ailleurs, ce métier n’est pas considéré comme une profession d’élite, alors que c’est le cas aux États-Unis par exemple… ou en Suisse. Le système de recrutement à l’EPFL est très anglo-saxon, inspiré des universités de recherche américaines avec des pré recrutements par un système de « tenure track » et une première évaluation après six ans qui ouvre ensuite le droit à une titularisation. Un système proche des Chaires de professeur junior (CPJ) en France, qui a été imaginé en parallèle des recrutements classiques et est arrivé comme un cheveu sur la soupe. Les chercheurs CNRS à qui nous en avons parlé étaient assez critiques sur le sujet.

On en revient à la dévalorisation du diplôme de docteur dans l’Hexagone, dont le titre est souvent confondu avec celui de médecin…

Effectivement, c’est lié à cette forme d’apartheid entre les écoles d’ingénieurs et les universités ; j’ai tout de même l’impression que les choses évoluent de génération en génération. Je suis moi-même docteur et ingénieur. La voie recherche combinée à celle des startup est également en plein essor aux États-Unis, notamment. 

« La création de la Paris school of economics aurait été impensable il y a encore quelques années»

Martin Vetterli

Vous parlez d’innovation, comment se comporte la recherche française de ce point de vue ? Nos résultats au Conseil européen de l’innovation (EIC) ne sont pas mauvais…

Cela a évolué très positivement depuis une vingtaine d’années, notamment au CNRS : déposer un brevet n’était pas un réflexe il y a encore quelques années. Mais ce potentiel reste encore inexploité : la France est un pays attractif en termes d’innovation et le pays doit reconnaître que monter une startup est aussi valorisant que devenir professeur d’université. 

Revenons à cette question fondamentale : si les universités « font la loi » dans le reste du monde, le CNRS a-t-il une raison d’être ?

Parmi l’aréopage chargé d’évaluer le CNRS, quinze des seize personnes ne venaient pas de France et, à première vue, avaient du mal à saisir ce qu’était le CNRS, en comparaison avec, par exemple, les académies. Mais il faut reconnaître que l’excellence historique du CNRS a donné à la France de nombreux prix Nobel, en collaboration avec d’autres… Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain mais repenser le système pour que le CNRS aide les universités à aller de l’avant. La direction générale est juste : pour un système réputé figé, les évolutions ont été nombreuses ces vingt dernières années. Un exemple : la création de la Paris school of economics [PSE, maintenant dirigée par la prix Esther Duflo, NDLR ] aurait été impensable il y a encore quelques années. C’est un vrai tour de force selon moi. Depuis l’extérieur, la géographie de la France a changé, cette transformation n’était pas gagnée d’avance.

« Si il y a une catégorie “recherche à risque”, que devient le reste de la recherche ? »

Martin Vetterli

Parlons un instant de financement : la multiplication des appels d’offres agace en France. Qu’en est-il en Suisse ? 

La Suisse a adopté un système américain, de ce point de vue. Vous ne pouvez pas simplement dire « je suis professeur, j’ai ma dotation » et vaquer jusqu’à la retraite. Votre dotation est un levier pour obtenir d’autres ressources. Certains en obtiennent énormément, d’autres souhaitent se concentrer sur d’autres priorités… mais l’ERC a une importance toute particulière pour nous et je me félicite que la Suisse semble en instance d’y revenir [un accord a en effet été signé le 15 décembre dernier, NDLR]. L’ANR joue un rôle mineur dans les laboratoires français comparativement au Fonds national suisse (FNS). Leurs budgets sont équivalents — un milliard environ — bien que les pays soient d’une taille très différente. Par ailleurs, la confusion parfois faite en France entre les établissements de recherche et ceux de financement — j’ai l’exemple en tête des Programmes et équipements prioritaires de recherche [PEPR, en voici la liste, NDLR] — n’est à mon sens pas très sain, il y a un risque de conflits d’intérêts. Si cela ne tenait qu’à moi, je donnerais l’argent directement à l’ANR. 

La France opère en ce moment un plan de « recherche à risque » (nous vous en parlions), qu’en pensez-vous ?

Je ne sais pas ce que le terme “recherche à risque” signifie ! S’il y a une catégorie recherche à risque, que devient le reste ? Ça me semble paradoxal. La recherche est devenue tellement un business que les chercheurs opèrent des stratégies pour les appels d’offre et deviennent  au final un peu conservateurs afin d’assurer leurs arrières. Le financement de la recherche est maintenant sclérosé. Les contre-exemples existent néanmoins, comme du côté de l’ERC qui a selon moi trouvé la bonne méthode.

À lire aussi dans TheMetaNews

Marc-Antoine Fardin, Ig Nobel et fier de l’être

Photo par Thibaut Divoux Les chats peuvent-ils être considérés comme des liquides ? Quelques années après s’être posé scientifiquement cette question décalée, Marc-Antoine Fardin s’envolait pour Boston il y a tout juste sept ans afin de recevoir le Ig Nobel de...