Quand la quantique échappe aux physiciens

La polémique Guerlain a eu le mérite de mettre un coup de projecteur sur les liens plus ou moins sérieux entre biologie et quantique, un terme qui entre définitivement dans notre culture.

— Le 22 mars 2024

Avant même sa sortie dans les tout premiers jours de janvier 2024, alors qu’on se remettait à peine du réveillon de la Saint-Sylvestre, la crème prétendument “quantique” de Guerlain a défrayé les chroniques. Des communiqués de presse à trou – il ne manquait plus que le nom de chercheurs acceptant d’endosser la responsabilité –, des employés qui témoignent anonymement de l’absence de preuves scientifiques à l’appui de l’argumentaire marketing, les révélations du youtubeur G Milgram a fait l’effet d’une petite bombe. S’en est suivi un de ces moments que vous devez observer comme nous, mi-curieux, mi-circonspect, de reprise de la nouvelle dans tous les médias, avec un effort de vulgarisation plus ou moins conséquent sur l’aspect quantique. Libération et son service CheckNews s’est sorti de l’exercice largement au-dessus du lot – une chose nous chiffonne toutefois, qu’on vous explique plus bas.

« Ce genre de travaux est parfois considéré comme de la sorcellerie »

Margaret Ahmad

Vulgate. Certains chercheurs, piqués au vif, dont Étienne Klein, ont crié au scandale, dénonçant charlatanisme et pseudo-sciences. D’autres ont fini par hausser les épaules : « Après une première phase d’agacement légitime de voir la physique quantique cuisinée à toutes les sauces, je trouve positif qu’on descende le mot quantique de son piédestal. Lorsque qu’il sera passé dans le langage courant et qu’on aura des poubelles et des casseroles quantiques [ou même un aspirateur quantique, NDLR], on sera tranquille », estime le physicien Jean-Michel Courty, professeur à Sorbonne Université. Fervent vulgarisateur, il a depuis la Covid lui aussi monté sa chaîne Youtube Merci la physique, où il se met en scène avec sa femme Cécile et a eu l’honneur de se voir tirer le portrait dans Le Monde il y a tout juste quelques semaines. 

Quantic folies. C’est un fait, le quantique est en passe d’entrer pour de bon dans notre culture, notamment à travers le cinéma. Ant-Man et la Guêpe : Quantumania si vous êtes plutôt blockbuster, Coherence si vous aimez les petites productions indé. « Les scientifiques n’ont pas le monopole du vocabulaire », nous confie anonymement un physicien. « Il faut aussi balayer devant notre porte », lance un autre. À force de répéter à l’envi que la physique quantique est mystérieuse et contre-intuitive, le risque n’est-il pas aussi d’alimenter les théories les plus farfelues ? Comme celle d’un univers parallèle où il n’y aurait pas de changement climatique –  coucou Michel Onfray. Mais comme le rappelle une autre physicienne : « N’importe quelle idée, aussi farfelue soit-elle, prend sa source quelque part ». 

« Je trouve positif qu’on descende le mot quantique de son piédestal »

Jean-Michel Courty

Foirfouille. Médecine quantique, conscience quantique… parmi les différents mouvements que Wikipedia regroupe sous la catégorie mysticisme quantique, un nombre impressionnant de physiciens sont cités. Et pas des moindres. Schrödinger, Bohr, Pauli… après avoir pensé une nouvelle théorie de l’infiniment petit, bouleversant au passage notre vision du monde – ça y est, on participe au mystère nous aussi –, quelques uns des plus grands noms de la physique quantique ont également laissé des écrits qui peuvent sembler peu rationnels : « Une des plus grandes difficultés pour le grand public est de comprendre que les physiciens sont des êtres humains, avec leurs convictions et leurs croyances », explique Quantum Quentin Rodriguez, doctorant en philosophie des sciences à l’Université Clermont Auvergne.

Per-chés. L’épistémologue en devenir décrit un “continuum” entre science et croyance à l’échelle de chaque chercheur – et donc de chacun d’entre vous – même si la science comme entreprise collective vise à faire le tri. Des exemples parmi les plus grands ? « Descartes ou Newton – également alchimiste – croyaient agir en bons chrétiens quand ils cherchaient à comprendre les lois physiques », avance Quentin Rodriguez. Plus récemment, Georges Lemaître, père de la théorie du “big bang” et ordonné prêtre juste avant d’entamer son doctorat, a fait couler beaucoup d’encre. Cette explosion primordiale était-elle dans son esprit, comme le pape l’affirmait encore il y a peu, la preuve d’une création divine ? Les textes des physiciens de la quantique sont également à remettre dans leur contexte historique : « Dans les années 1960, beaucoup étaient en prise avec le courant new age, emprunt de syncrétisme et de théosophie », rappelle Quentin Rodriguez. Un joyeux mélange de bouddhisme et de philosophie, avec une touche de physique quantique, auquel Wolfgang Pauli et quelques autres étaient particulièrement sensibles. 

« Les abus de terminologie ferment la porte à des voies d’exploration pourtant prometteuses »

Margaret Ahmad

Prescience. « Erwin Schrödinger a pressenti l’existence de l’ADN dans son livre What is life? de 1944, en évoquant une structure cristalline apériodique [que d’autres interprètent à leur façon pour vous vendre des cristaux à plus de 1000 euros pièce, NDLR]. Son intérêt pour la biologie a inspiré des générations de physiciens », explique Quentin Rodriguez. C’est ainsi qu’émerge – permettez-nous un raccourci – quelques dizaines d’années plus tard le champ de la biologie quantique, dont s’est librement inspiré la crème quantique de Guerlain. Tracer une démarcation nette entre recherches sérieuses d’un côté et croyances de l’autre n’est donc pas toujours simple, et c’est en cela qu’on s’écarte légèrement de la position des auteurs de l’article de Libération

Qui l’eut cru ? Biologiste à Sorbonne Université, Margaret Ahmad tient devant nous entre ses mains un objet qui ressemble à une souris d’ordinateur qui, lorsqu’on l’allume, produit un champ magnétique par impulsion, supposé guérir celui ou celle qui se l’applique sur le corps : « Le champ magnétique n’est pas du tout contrôlé donc l’appareil peut produire un effet mais cela reste dû au hasard ». Ces appareils, on peut s’en procurer sur Internet – pour la modique somme de 500 euros tout de même. La chercheuse en a entendu parler par une collègue de son laboratoire Adaptation Biologique et Vieillissement : « le rôle bénéfique du champ magnétique est connu dans la communauté, mais il n’est pas bien compris. Moi, je m’intéresse aux mécanismes fondamentaux que je peux identifier, en particulier au niveau du cryptochrome [un photodétecteur qu’on vous laisse découvrir, NDLR] », explique Margaret Ahmad. Elle a mis en évidence un phénomène qu’on peut qualifier de quantique dans les plantes lors de son postdoc aux États-Unis et l’étudie aujourd’hui sur des cellules humaines dans son labo parisien. 

« Après tout, imaginer de nouvelles théories, même si elles restent très spéculatives, fait partie du travail des théoriciens »

Quentin Rodriguez

Incroyable. En plein Covid, la biologiste et son équipe sont convaincues d’observer un effet d’atténuation de la réponse inflammatoire sur des cellules exposées à de la lumière infrarouge. Mais au moment de publier, la tâche se complique : « Ce genre de travaux est parfois considéré comme de la witchcraft [sorcellerie, NDLR] et n’est pas respecté. En même temps, je comprends que les éditeurs soient prudents, il y a tellement de charlatanisme… » C’est finalement dans une special issue de MDPI – un éditeur de la zone grise – que les auteurs pourront sortir leur papier. « En biologie quantique, on mesure des effets très faibles, il y a un gros enjeu de reproductibilité », explique la biologiste qui avoue également que le dialogue avec les physiciens est parfois frustrant mais s’est beaucoup amélioré. À l’évocation de la crème “quantique” de Guerlain, elle se désole : « Les abus de terminologie ferment la porte à des voies d’exploration pourtant prometteuses ».

Sans limite. Un autre sujet très spéculatif mais pourtant embrassé par des chercheurs qui ont l’air tout ce qu’il y a de plus sérieux : celui de la conscience quantique. Des phénomènes typiquement quantiques comme l’intrication – les moyennement initiés peuvent regarder cette belle série documentaire – ou la superposition d’états seraient impliqués dans le fonctionnement du cerveau et notamment dans l’émergence de la conscience, qui reste toujours un gros point d’interrogation scientifique. Le prix Nobel de physique Roger Penrose semblait en être convaincu et y a même consacré quelques ouvrages depuis les années 1990 – il a pour cela été très critiqué. Farfelu ? Le philosophe des sciences Quentin Rodriguez tempère : « Après tout, imaginer de nouvelles théories, même si elles restent très spéculatives, fait partie du travail des théoriciens. »

« Il est plus simple aujourd’hui d’imaginer comment des phénomènes quantiques pourraient intervenir dans le cerveau » 

Christoph Simon

Bulle quantique. Dans le domaine des technologies quantiques – qui regroupe notamment la cryptographie ou l’ordinateur quantique, relire nos numéros sur le sujet, épisode 1 et épisode 2 – Christoph Simon, professeur à l’Université de Calgary au Canada, a fait sa place. Postdoc, il a rencontré Roger Penrose et, s’il ne s’est pas laissé convaincre, la question de la conscience quantique l’a toujours intéressé. Vingt ans plus tard, Christoph Simon travaille sur le sujet avec un regard nouveau : « Avec les progrès des technologies quantiques, il est plus simple aujourd’hui d’imaginer comment des phénomènes quantiques pourraient intervenir dans le cerveau » – si vous voulez en savoir plus, on vous laisse lire son papier publié dans le Journal of Consciousness Studies. Des inquiétudes face à la crème quantique de Guerlain ? « La principale crainte de la communauté est celle de voir se former une bulle quantique qui pourrait exploser », rapporte le physicien. Des CEO qui promettent un ordinateur quantique dans cinq ans alors que les chercheurs misent plutôt sur 25, une autre belle illustration de l’effet du marketing sur la science ?

Laissez la magie opérer

« Depuis la fin XIXe siècle, la science est devenue tellement puissante qu’elle a en quelque sorte remplacé la religion », explique le doctorant en épistémologie Quentin Rodriguez. Pour le meilleur – la découverte de l’électricité par exemple – mais aussi pour le pire – les armes chimiques de la première guerre mondiale puis la bombe atomique de la seconde : « la science a montré qu’elle avait le pouvoir de changer la face du monde ». Émergeant à la même époque, la publicité a surfé sur la vague : entre la fée électricité exhibée aux expositions universelles tout début XXème et la crème pour le visage au radium – si, vous avez bien lu – vendue jusque dans les années 1930, le marketing a contribué à une mystification de la science, la présentant comme magique. « Suite à sa découverte par Marie Curie, on mettait du radium partout : dans l’eau des stations thermales, dans celle qu’on buvait, dans le talc pour bébé… Cela peut paraître ridicule aujourd’hui, mais c’était le symbole du triomphe de la science. »

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