Quelles sont les raisons profondes du mouvement social « historique » au sein du fleuron français de l’aérospatiale ?
Ventre fécond. Ce ne devait être qu’une anecdote institutionnelle : il y a maintenant deux ans, en juillet 2020, le Centre national d’études spatiales a quitté le giron du ministère de la Recherche pour traverser la Seine direction Bercy. Ce changement de tutelle — puis de direction avec l’arrivée de Philippe Baptiste en 2021 — semble avoir créé le ferment de la crise que traverse le Cnes depuis les premières mobilisations d’avril 2022 très scrutées par les medias.
« Le monde du spatial est en train de quitter la main des États, appelons ça le NewSpace, mais faut-il pour autant oublier de porter des projets scientifiques ? »
Julien Anxionnat (CFDT)
Qui suis-je, où vais-je ? Et pourtant, l’histoire de cet Établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) a connu de nombreux soubresauts. « Le Cnes est une organisation ancienne qui connait une crise de vocation mais elle a en réalité toujours été traversée par des conflits d’orientation entre science, technologie, industrie, défense ou économie », confirme le sociologue spécialiste du Newspace Arnaud Saint-Martin.
Vieille école. NewSpace, le mot est lâché. Cette marchandisation accélérée de l’espace (coucou Elon Musk, bonjour Jeff Bezos) est au cœur de cette crise de conscience, sans toutefois la résumer. Outre les revendications salariales, les syndicats décrivent des vexations à répétition. Un rapport de la Cour des comptes jugé « à charge », un procès en ringardisation intenté par leur nouveau ministre Bruno Lemaire ou la supposée lenteur de l’innovation interne comme le disait François Alter, conseiller du président, ont mis le feu aux poudres.
« Cette injonction à l’innovation n’a pas de sens parce que c’est déjà ce que nous faisons au quotidien »
Georges Blaignan, CFDT
Quête de sens. L’incompréhension a été cristallisée autour d’un document : le contrat d’objectif et de performance (COP) 2022-2025, qui entérinerait ce virage vers « une bête agence de financement : la démarche est un peu idéologique, assez macronienne », comme le résume crûment Julien Anxionnat. Si la direction a refusé de répondre à nos questions malgré nos relances, les témoignages en interne pointent toutefois une vraie appétence pour les relations public privé, dont l’histoire du Cnes est jalonnée : Airbus ou Thales sont là pour le prouver.
« Il est apparu que le mouvement au Cnes serait anti startup ; ce n’est pas le cas. Nous n’avons rien contre et sommes fiers, dans certains cas, de travailler avec elles »
Julien Anxionnat
Question de méthodo. Là où le bat blesse, à écouter les représentants des salariés, c’est la politique d’innovation à marche forcée, voulue pour coller aux basques du NewSpace : « Il y a un risque de création d’une bulle avec des levées de fond un peu incontrôlée, certaines coquilles vides se sont écroulées au bout de quelques mois », pointe Damien Desroches (CGT, Cnes). Et les programmes de recherche en pâtiraient, de l’avis général.
« La nouvelle direction est perçue par les historiques [du Cnes] comme ne connaissant rien au spatial et voulant imposer des standards organisationnels qui ne sont pas ceux du sérail où les gens travaillent depuis trente à quarante ans. »
Arnaud Saint-Martin
Esprit de corps. La direction, Philippe Baptiste au premier chef, est souvent pointée du doigt mais a su défendre le Cnes notamment dans une réponse (non publiée) à un rapport confidentiel cosigné par les inspecteurs du ministère de la Recherche, des Finances et des Armées en juillet 2021. De là à penser que le mouvement social lui donne quelques arguments vis-à-vis de Bercy, il n’y a qu’un pas, que certains de nos interlocuteurs franchissent bien volontiers « off ».
Tache d’huile. Le mot d’ordre, aujourd’hui, semble d’être d’étendre la lutte à d’autres établissements. Si les relais au sein de l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onera) se font naturellement par proximité intellectuelle et géographique, les liens intersyndicaux semblent plus durs à tisser du côté d’Inria, où certaines voix dénoncent également une startupisation incontrôlée.
Happy, happy B. Curieuse coincidence, les festivités prévues l’année dernière pour les 60 ans du Centre, annulées pour cause de pandémie, auront certainement lieu quelques jours avant les Assises du Newspace français à la station F, haut lieu de la startup nation chère à Emmanuel Macron.