Dans le secret des mécénats

Les donations d’entreprises aux écoles et universités doivent-elles se faire en totale transparence ? Même la justice semble incertaine, dans un contexte d’exigence accrue des chercheurs et étudiants.

— Le 10 octobre 2025

Le 5 septembre 2025, le polytechnicien et docteur en informatique Matthieu Lequesne se retrouvait face à son ancienne école sur les bancs du Conseil d’État. La prestigieuse école doit-elle communiquer le détail des contrats de mécénat signés avec les plus grandes entreprises comme TotalEnergies ou Sanofi ? L’X s’y refuse depuis 2022, invoquant le secret des affaires pour des documents qui révéleraient la stratégie commerciale de ses partenaires privés. Saisis par Matthieu Lequesne, le Tribunal administratif de Versailles avait pourtant tranché en octobre 2023 en faveur d’une transparence totale, décision pour laquelle l’X avait alors décidé de faire appel auprès des sages du Conseil d’État. Une démarche inédite dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche qui promettait de faire jurisprudence. Mais suite à une audience au pas de course – 15 minutes top chrono, nous y étions – les magistrats de la juridiction suprême n’ont apparemment pas été convaincus par la radicalité du verdict de première instance et ont demandé au Tribunal administratif de revoir sa copie. Les partisans des deux camps devront donc encore patienter de longs mois avant d’être fixés. 

« Le secret alimente les fantasmes. Nous avons besoin de transparence pour mener un débat serein »

Matthieu Lequesne, Acadamia

Objection. « Nous avons voulu aller jusqu’au bout [en interjetant appel, NDLR] car nous avions besoin que le Conseil d’État précise où s’arrête la transparence et où commence la confidentialité », nous répondait Laura Chaubard, directrice générale de l’École polytechnique, lors d’une conférence de presse de rentrée le 24 septembre. Alors dans l’attente du verdict, elle précisait : « Une entreprise qui nous confie ses thématiques prioritaires de recherche doit être en confiance. » Des clauses interdisant « la communication publique des intérêts stratégiques de l’entreprise ou leur transfert à des concurrents » sont d’ailleurs signées par l’École. Mais pour quels montants ?  « Les financements privés représentent à peine 6% du budget de l’X, on est loin de l’emprise », commentait alors Laura Chaubard. Pourtant, ces partenariats et mécénats étaient justement présentés comme « des ressources importantes pour les écoles » par le rapporteur public devant les magistrats des 9e et 10e chambres du Conseil d’État. L’École polytechnique a en effet lancé une nouvelle levée de fonds avec l’objectif de récolter 200 millions d’euros sur cinq ans, « l’équivalent de son budget annuel ». En 2024, la Fondation de l’X aurait reçu – d’après son rapport d’activité – près de 21 millions d’euros de dons et mécénats, dont moins de 9 millions d’euros auraient été transférés à l’École, précise cette dernière. 

Diversification. Dans un contexte d’austérité budgétaire et alors que 80% des universités seraient déjà en déficit – relire notre analyse de rentrée – la pêche aux financements privés semble largement encouragée par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche qui a publié en mai dernier un rapport intitulé « Amplifier la recherche partenariale public-privé ». Sans qu’aucun plafond sur la part des donations dans le budget des établissements ne soit fixé. Des injonctions qui se retrouvent au niveau des chercheurs : « Une des premières choses qu’on m’a conseillée quand je suis arrivée dans mon labo, c’est d’aller voir le service mécénat, de réseauter à la soirée organisée par Axa et de profiter du système de chaires », témoignait une chercheuse lors d’un événement organisé à Paris le 17 septembre dernier sur l’influence des multinationales dans l’ESR. De l’argent reçu « sans appel d’offre et qui échappe à tout contrôle – notamment des services centraux », alertait l’enseignant-chercheur en mathématiques appliqués à la biologie Amaury Lambert lors de ce même événement. « Chaque établissement négocie seul les modalités de ses conventions de mécénat », complétait Matthieu Lequesne, également présent. Le président de l’association Acadamia qui milite pour la transparence des contrats de mécénat entre les universités et les entreprises soulignait des réalités très différentes d’un établissement à l’autre et un rapport de force souvent peu favorable aux établissements publics. Plusieurs contrats-type pour encadrer ses négociations, notamment sur la propriété intellectuelle, sont proposés par le rapport du ministère.

« Une entreprise qui nous confie ses thématiques prioritaires de recherche doit être en confiance »

Laura Chaubard, directrice générale de l’École polytechnique

Frais de bouche. Tantôt invoquées pour l’organisation de conférences, tantôt utilisées à des fins de recherche, le fléchage de ces donations interroge : « Pourquoi avancer le secret des affaires s’il ne s’agit que de financer des petits fours et des colloques ? Cela signifie bien que des projets sensibles sont financés, ce qui devrait être public (…) Ces entreprises achètent les matières vives de la France », plaidait Maître Guillaume Hannotin, avocat de Matthieu Lequesne et d’Acadamia lors de l’audience au Conseil d’État. « Certains contrats ne sont pas problématiques mais le secret alimente les fantasmes. Nous avons besoin de transparence pour mener un débat serein », expliquait quant à lui Matthieu Lequesne à la sortie de l’audience. Mais dans sa décision rendue le 3 octobre, le Conseil d’État ne semble pas vouloir préconiser une transparence totale, loin de là. Suivant en partie les recommandations du rapporteur public, les magistrats estiment que le secret des affaires pourraient s’appliquer sur certains contrats de mécénat et restreindrait leur accès à l’unique personne qui en fait la demande – en l’occurrence ici Matthieu Lequesne – et s’opposerait à une publication au vu et au su de tous. Alors que l’École polytechnique se félicite de ce revirement, l’association Acadamia estime que « plus le temps passe, plus le secret des affaires empiète sur la transparence des affaires publiques (…) Il est urgent de moderniser nos lois pour rendre la transparence effective. »

Transparence Total. Aux quatre coins de la France, des démarches similaires voient le jour à l’initiative de chercheurs, parfois rassemblés sous la bannière des Scientifiques en rébellion – nous vous en parlions – ou des ateliers d’écologie politique, la plupart du temps soutenus dans leur démarche par Acadamia. Une demande vient d’être envoyée auprès d’Aix Marseille Université et des chercheurs de l’université de Toulouse – où des voix s’élèvent contre le partenariat avec TotalEnergies – sont en train de recenser les partenariats en vue de requérir des documents, nous confirme l’un des Scientifiques en rébellion. À Pau, où les partenariats historiques entre l’université et TotalEnergies restent difficiles à remettre en question, le collectif AtécoPau nouvellement créé espère « initier un dialogue honnête et un débat constructif au sein de [l’]université ». Collectant les données en ligne sur les sites internet de l’université et des différents laboratoires et chaires, dans les bases de données des projets ANR ou des rapports du Hcéres, les chercheurs constatent le même manque de transparence : « il n’est pas possible de connaître précisément l’implication des entreprises privées dans des programmes de recherche financés en partie par de l’argent public ».

« Il est temps de réaligner les missions de l’enseignement supérieur avec l’urgence écologique »

Margaux Falise, EIES

Lex, sed lex. Certains efforts ont porté leurs fruits : la fondation Jean-Marie Lehn, créée au sein de l’université de Strasbourg pour financer ses activités en chimie, a finalement accepté de communiquer la convention signée avec TotalEnergies. Un article publié par Rue89 et Mediapart en janvier 2025 révélait le contenu du document : 2,5 millions d’euros sur cinq ans, une clause de non-dénigrement et une implication forte de l’entreprise dans la vie de l’établissement, notamment via des rendez-vous réguliers avec les étudiants, les chercheurs ou la direction. Une convention signée en 2019 et résiliée un an plus tard par l’entreprise, déçue d’un « écart important entre ce qui était attendu et ce qui a été réalisé ». En juin dernier, c’était au tour de la chaire financée par TotalEnergies au Collège de France d’être l’objet d’un article de la Revue XXI suite à l’accès aux documents par un « citoyen engagé ». Comment ça marche ? Les Scientifiques en rébellion de Strasbourg ont monté un guide à ce sujet. « Quand vous demandez les contrats, ce n’est pas une faveur que vous leur demandez mais bien simplement d’appliquer la loi », martelait Matthieu Lequesne à Paris le 17 septembre, devant un public principalement constitué d’étudiants d’écoles.

Faux-cils. Depuis la polémique autour de la “licence BNP” au sein de Paris Sciences Lettres, les étudiants ne sont pas en reste et contestent de plus en plus l’influence des multinationales. Porté principalement par des élèves de grandes écoles, l’initiative Entreprises Illégitimes dans l’Enseignement Supérieur (EIES, à prononcer « eyes ») présentait ses premiers résultats lors du même événement à l’Académie du climat : des données récoltées sur 30 établissements qui, « sans être exhaustives, montrent une présence systémique ». En effet, une vingtaine d’entreprises, toutes cotées au CAC40, apposent leur même logo d’une école à l’autre : EDF, Safran, Thalès, Orange, L’Oréal… Acteurs des secteurs de l’armement, du pétrole et de la banque, celles-ci n’ont « rien à faire auprès des étudiants » et pourtant « influencent notre vision du monde », regrette Margaux Falise du collectif EIES, avant de préciser : « On nous présente le modèle de ses entreprises comme allant de soi, un but à atteindre, alors qu’elles constituent des freins au changement. Il est temps de réaligner les missions de l’enseignement supérieur avec l’urgence écologique. »

« Notre mission est de préparer l’insertion professionnelle de nos élèves (…) nous essayons d’être équilibrés entre acteurs privés et publics »

Laura Chaubard

Buffets froids. Pizzas offertes en début d’année, interventions pendant les cours, stand au forum de l’emploi en fin d’année… Les étudiants semblent au contact des mécènes tout au long de leur cursus. « En quelques mois, je connaissais le nom de tous les cabinets de conseil », témoigne Romain Poyet, polytechnicien et auteur d’un rapport ciblant spécifiquement l’X, « où l’investissement par étudiant est deux fois supérieur à la moyenne », publié le même 17 septembre 2025 par l’Observatoire des multinationales avec un titre sans appel : Polytechnique, une école d’État sous emprise. Comme le mentionne le rapport – nous vous en parlions dans cette analyse sur l’indépendance des recherches en santé et en environnement, les liens ne sont pas que financiers : au conseil d’administration (CA) de l’X siègent six PDG d’entreprises dont Patrick Pouyanné de TotalEnergies – qui voulait s’implanter physiquement sur le campus, nous vous en parlions – ou Frédéric Oudéa, PDG de Sanofi et également président de la Fondation de l’école. « 75% des membres du CA sont issus ou représentent des institutions publiques. De plus, notre mission est de préparer l’insertion professionnelle de nos élèves (…) nous essayons d’être équilibrés entre acteurs privés et publics [un forum de l’emploi public a lieu depuis trois ans, NDLR] », se défendait Laura Chaubard le 24 septembre. 

Charité bien ordonnée. Pour les entreprises, en plus de redorer leur image parfois ternie auprès des chercheurs et des étudiants et de pouvoir intervenir dans les instances décisionnelles, le bénéfice est également fiscal : les dons sont détaxés aux deux tiers. Avec des contreparties souvent difficiles à évaluer : « Comment mettre un prix sur le fait d’avoir son nom sur un amphi ? Ou pour une soirée avec des prix Nobel ? », interrogeait Maître Hannotin à la sortie de l’audience au Conseil d’État. Des entreprises qui bénéficient également d’allégements fiscaux via le fameux Crédit impôts recherche (CIR) mais aussi les financements de l’ANR ou de Horizon Europe, comme l’a mis en évidence l’association Sciences citoyennes le 17 septembre. Suite à l’initiative Horizon Terre, sa déléguée générale Aude Lapprand s’insurgeait le même jour de l’inéquation entre les thématiques financées et les objectifs de développement durable définies par les Nations unies : « 80% des Programmes et équipements prioritaires de recherche [PEPR, financés par le plan France 2030, NDLR] financent du “business as usual” ».

« Un partenariat avec TotalEnergies est-il éthique ? »

Laurence Journiaux, chercheuse CNRS

Casier vierge. Nous vous parlions de ce dilemme parmi les climatologues de l’X : mettre en lumière les conditions des mécénats permet d’engager le débat parmi l’ensemble des étudiants et chercheurs. « Un partenariat avec TotalEnergies est-il éthique ? », interpelle Laurence Jouniaux, directrice de recherche au CNRS en sciences de la Terre à Strasbourg, qui faisait pour nous le bilan de leurs actions : « Nous avons rendu visible la question et la création d’un comité d’éthique a été évoquée par des candidats à la présidence de l’université. » Une question qui alors très vite en appelle une autre : sur quels critères décider qu’un financement privé est acceptable ou au contraire doit être banni du monde de la recherche ? « Certaines entreprises font de réels efforts [le Crédit coopératif a par exemple exclu des secteurs entiers de ses investissements, NDLR] et il existe des indicateurs pour les mesurer », expliquait le 17 septembre à Paris Amaury Lambert, mathématicien travaillant au sein du département de biologie de l’ENS et co-auteur avec trois étudiants d’une analyse sur le sujet. Celle-ci propose notamment une procédure type d’évaluation d’un potentiel mécène ainsi que deux critères d’exclusion automatique : des activités dégradantes pour l’environnement (armement, énergies fossiles, agrochimie…) ainsi que des antécédents judiciaires (condamnations et procédures bâillons – nous vous en parlions). Alors que des entreprises bafouent parfois jusqu’aux droits humains – TotalEnergies serait impliquée dans le massacre de près de deux cents personnes au Mozambique – cesser un partenariat n’est pourtant pas chose impossible et les exemples existent comme l’arrêt récent des financements de doctorats par Huawei auprès de Telecom Paris pour cause d’ingérence. Un partenariat avec Philips Morris serait aujourd’hui impensable. Demain peut-être en sera-t-il de même avec Total ?

Le Comets sur le coup

Le Comité d’éthique du CNRS s’est également saisi de la question des financements privés et de leur compatibilité avec l’éthique environnementale, annonçait sa présidente Christine Noiville lors d’une table ronde qui s’est tenue à Montpellier le 30 septembre dernier. Au cours des échanges, la transparence a été présentée comme un outil pour maintenir la crédibilité de la science. La chercheuse en droit – nous l’avions interviewée – a plaidé pour la mise en place de chartes aux seins des établissements et de grilles d’évaluation claires pour décider au cas par cas, avec un éventuel accompagnement du ministère. Mais patience, l’avis du Comets ne sera publié qu’au printemps 2026.

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