Les climatologues avec (ou contre) Total 

Pour ces chercheurs du prestigieux Laboratoire de météorologie dynamique, la collaboration avec Total soulève de nombreux cas de conscience.

— Le 16 septembre 2022

Philippe Drobinski semble las de devoir encore une fois se justifier : « On a l’habitude de travailler avec des industriels, Total n’est pas différent des autres ». Professeur à l’école Polytechnique et directeur du laboratoire de météorologie dynamique (LMD), il est également le porteur de la chaire financée par Total, mêlée à la polémique sur l’installation du centre de recherche du géant pétrolier sur le campus de l’X (voir encadré). 

« Un partenariat avec Total décrédibilise la science »

Frédéric Hourdin

Lors d’un amphi d’information à l’X en janvier 2020, cette chaire, créée par Philippe Drobinski lui-même en 2018, a pu apparaître comme un argument pour l’implantation du géant pétrolier, avec les climatologues comme caution. Certains étudiants y ont vu une tentative de manipulation, les moqueries ont commencé à fuser : « “je suis climatologue” pourrait donc rimer avec “je bosse avec Total” ? » – les deux activités leur paraissant absolument incompatibles. 

Mauvaise presse. Tel un oiseau mazouté, Total, devenu TotalEnergies, a du mal à se défaire de sa mauvaise image et les récents travaux de sociologues et historiens des sciences n’aident pas, démontrant la responsabilité de l’entreprise face au réchauffement climatique. Pour Frédéric Hourdin, lui aussi climatologue au sein du même LMD, un partenariat avec Total « décrédibilise la science », comparant la posture de l’industriel avec celle des fabricants de tabac : conscientes des conséquences néfastes de leurs activités, ces entreprises ont d’abord gardé le silence puis travaillé activement à propager le doute quant aux résultats scientifiques mettant en cause leur fond de commerce. 

Pétition. D’où la rédaction d’un communiqué de soutien aux étudiants contestataires envoyé à la direction de l’X en novembre 2020 revendiquant l’importance de « garantir une recherche publique et un enseignement supérieur forts et indépendants des intérêts privés ». Sur les 200 chercheurs du labo, seuls 47 ont accepté de signer, principalement sur le campus de Jussieu – le LMD étant partagé entre Paris et Palaiseau. Si la motion n’était pas dirigée contre le labo ni son directeur, elle a tout de même déclenché de vifs débats, tournant presque à l’affrontement entre collègues, dont certains ont failli quitter le labo.

« Le bâtiment de Total  aurait été implanté entre ma chambre et la cantine »

Raphaël Lebrun

À l’origine de ce texte, un chercheur en poste, Frédéric Hourdin, un émérite, Olivier Talagrand, et un doctorant, Raphaël Lebrun. Ce dernier venait de commencer sa thèse après des études à l’École nationale supérieure de techniques avancées (Ensta), un établissement installé sur le campus de l’X, quand le scandale a éclaté. Il s’est directement projeté : « Le bâtiment aurait été entre ma chambre et la cantine ». De son côté, Frédéric Hourdin, directeur de recherche au CNRS, ne se dit pas « fondamentalement contre » les partenariats avec le privé. Lui-même en a initié dans le but de transférer à des entreprises des missions qui ne relevaient plus selon lui de la recherche académique. Néanmoins, « les labos en sciences du climat ne doivent pas se transformer en bureaux d’études climatiques », argumente-t-il.

Ici la Terre. Il faut dire que le LMD est une figure de proue en matière de modèles climatiques – à l’échelle planétaire pour la partie Jussieu, à l’échelle régionale pour la partie Polytechnique – permettant de comprendre le climat actuel et de prédire le futur. Gardiens de ces programmes informatiques complexes toujours basés sur l’historique langage Fortran, les climatologues sont sollicités pour des calculs – l’atterrissage d’une sonde de la NASA sur Mars, par exemple –, ce qui leur permet de renflouer les caisses pour mener des recherches plus fondamentales – en plus de mettre en vitrine dans leur bureau des miniatures de fusée. 

« Le mécénat n’est pas de la philanthropie »

Philippe Drobinski

Quel intérêt a TotalEnergies de financer les climatologues ? Beaucoup de chercheurs s’accordent là-dessus, c’est en partie une opération de communication. Redorer son image, notamment auprès des étudiants, est crucial pour l’entreprise. Pour certains, c’est même complètement du greenwashing : « Total peut se vanter de travailler avec les scientifiques du GIEC tout en continuant ses activités néfastes pour le climat », assène Raphaël Lebrun. 

Paroles, paroles ? Pourtant, Total l’assure, ils ont changé. Sentant le vent tourner, l’entreprise investit massivement depuis plusieurs années dans les énergies renouvelables et notamment le photovoltaïque. Il y a presque dix ans, à quelques centaines de mètres du campus de Polytechnique, l’Institut Photovoltaïque d’Île-de-France (IPVF) a vu le jour sous l’impulsion de Jean-François Minster, chercheur en sciences du climat devenu directeur scientifique de l’entreprise à l’époque. Avec un budget annuel dix fois supérieur à celui d’une simple chaire, ce partenariat public-privé accueille environ 150 chercheurs dont une majorité d’académiques.

« L’intérêt est aussi d’aller chercher des questions de recherche dans la réalité des entreprises »

Daniel Suchet

Intitulée Défis technologiques pour une énergie responsable, la chaire financée depuis 2018 à Polytechnique s’inscrit donc dans cette dynamique. Une trentaine de labos sont impliqués depuis la création du centre interdisciplinaire Energy4Climate (E4C), permettant un panel d’activités comme « la prévision et l’évaluation des ressources, ainsi que la consommation d’énergie, en fonction des données climatiques » ou « la modélisation de scénarios de mix énergétique », décrit son directeur, Philippe Drobinski.

Culbutes. Dans le cadre de ce mécénat, la conduite des recherches ainsi que la propriété intellectuelle restent entre les mains des chercheurs du public. L’entreprise bénéficie de son côté d’avantages fiscaux et d’un accès privilégié aux résultats. Mais « le mécénat n’est pas de la philanthropie », explique Philippe Drobinski, qui veille à ce que les chercheurs de Total, comme ceux des autres entreprises partenaires d’E4C, soient impliqués dans les recherches, notamment en faisant des « remontées de terrain ». Outre la manne financière pour les labos – 3,8 millions d’euros sur cinq ans – « l’intérêt est aussi d’aller chercher des questions de recherche dans la réalité des entreprises et d’avoir accès à des données », explique Daniel Suchet, enseignant-chercheur à Polytechnique travaillant au sein de l’IPVF et membre du conseil scientifique d’Energy4Climate. 

« Des garde-fous ont été mis en place dans une charte de mécénat »

Philippe Drobinski

Face à l’urgence à agir pour le climat, certains chercheurs considèrent en effet que c’est par les entreprises que les solutions seront déployées. D’où l’importance d’identifier « les verrous technologiques » au sein de celles-ci et de tenter de les faire sauter. Daniel Suchet  – que nous avions interviewé à la sortie du recueil de science fiction Nos futurs – se sent tout à fait libre dans sa recherche comme dans son enseignement à l’École Polytechnique : « Personne ne m’a jamais contacté pour discuter du contenu pédagogique de mon cours “Énergie et Environnement” ».

Paratonnerres. Ce qui ne veut pas dire que les chercheurs de l’X ne restent pas vigilants : « Une telle collaboration exige des règles claires sur la transparence et la gouvernance des projets communs », tient à mentionner Daniel Suchet. Pour éviter les conflits d’intérêt, « des garde-fous ont été mis en place au niveau de la gouvernance dans une charte de mécénat », explique Philippe Drobinski. Une charte définie à partir de l’avis du conseil d’éthique du CNRS sur les liens et les conflits d’intérêt.

Chère chaires. Tout cela menace-t-il l’indépendance de la recherche académique ? Une chaire prise isolément peut sembler inoffensive. BNP Paribas, Accenture, Uber ou la banque de Rothschild…  il en existe au total une vingtaine à l’X, toutes disciplines confondues. « Il ne s’agit que d’une modalité d’interaction parmi d’autres – et peut-être la moins problématique – entre le privé et l’École Polytechnique », analyse Alexis Tantet, enseignant-chercheur à l’X, également membre du LMD et co-fondateur de l’atelier d’écologie politique Ecopolien

« Jusqu’à il y a peu, les labos et le CNRS étaient forts, ce n’est plus le cas »

Frédéric Hourdin

L’accumulation des financements privés, de la présence de chefs d’entreprise dans les conseils [le Polytechnicien et PDG de TotalEnergies Patrick Pouyanné a été mis en examen pour prise illégale d’intérêt, NDLR] et de l’implantation de centres de recherche sur le campus donne aux entreprises un pouvoir d’influence sur les recherches publiques prises dans leur globalité. Le tout dans un contexte de fragilisation de la recherche, précise Frédéric Hourdin : « Jusqu’à il y a peu, les labos et le CNRS étaient forts, ce n’est plus le cas ». Philippe Drobinski partage ces craintes mais place le curseur ailleurs : « Tant que les financements publics restent majoritaires, cela ne me pose pas de problème ». 

Vuitton classé X ?

Total n’emménagera pas sur le campus de l’école Polytechnique. L’abandon du projet a été annoncé par la multinationale le 28 janvier 2022. Si la raison invoquée est un retard important dans l’avancement des travaux, la mobilisation de certains étudiants, anciens et personnels de l’école via le collectif Polytechnique n’est pas à vendre ainsi que les recours en justice menés par l’association La Sphinx ont certainement réussi à faire capoter le projet. Les fiançailles sont rompues, mais en bons termes : le centre de recherche de Total consacré aux énergies nouvelles et à l’électricité ouvrira ses portes a priori cette année sur le plateau de Saclay à quelques encablures du campus, et les collaborations public-privé restent maintenues. Depuis quelques mois, un nouveau prétendant s’est déclaré : LVMH. Le groupe de Bernard Arnaud espère s’installer au même endroit que le projet initial du centre Total, au sein de l’Innovation park inspiré par son grand frère suisse à l’EPFL. Pour les profs de l’X réunis en Sénat il y a peu – et qui n’étaient pas favorables à l’installation de Total – les quelques millions d’euros promis par LVMH pour financer des recherches autour du « luxe durable et digital » ne paraissent pas à la hauteur du prestige de l’École et de ses étudiants. Pas si facile de construire un MIT à la française…

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