Estelle Jaligot : « Il est important de ne pas arriver en gardien de la morale »

Chercheuse au Cirad, Estelle Jaligot a mis de côté la paillasse pour endosser la lourde responsabilité de déléguée à la déontologie et à l’intégrité scientifique. Une fonction qui la passionne.

— Le 7 juin 2024

La conférence mondiale sur l’intégrité scientifique (WCRI) vient de s’achever à Athènes. Qu’en retenez-vous ?

Deux grandes préoccupations ont émergé. En premier, l’impact du recours aux outils d’Intelligence Artificielle Générative (IAg) sur l’intégrité scientifique, notamment au niveau des publications: nous avons besoin de nous doter de lignes directrices pour leur usage responsable (ce que nous avons d’ailleurs mis en place il y a quelques mois au Cirad). L’autre grand sujet était la montée en puissance des usines à papiers frauduleux (paper mills). Face à cela, il semble urgent de fédérer les différents acteurs concernés (éditeurs de journaux, lanceurs d’alerte de l’intégrité scientifique, institutions, etc) et de nous doter de moyens conséquents pour déjouer leur influence néfaste sur la fiabilité des données scientifiques.

En quoi consiste votre travail de déléguée à la déontologie et à l’intégrité scientifique au Cirad ?

Mon rôle comprend des actions de prévention et  le traitement des signalements. Sur le premier volet, je coordonne des actions de sensibilisation, notamment une journée centrée autour d’un atelier participatif partant des pratiques quotidiennes des participants. Les notions abordées dans les discussions que cela génère sont ensuite complétées par une présentation plus formelle sur les concepts clés et les ressources de référence. Alors qu’une formation à l’intégrité scientifique est obligatoire pour les doctorants, celle que nous proposons repose sur le volontariat. Elle permet cependant à toutes et tous, et notamment aux encadrants de thèse, d’être au fait de l’évolution des pratiques et des attentes. 

« Les chercheurs imaginent que nous jouons un rôle assez rébarbatif de “police des bonnes pratiques” mais ce n’est pas le cas »

Estelle Jaligot

Comment êtes-vous arrivée à cette fonction ?

L’affaire autour d’Olivier Voinnet a été un choc [biologiste au CNRS accusé de manipulation de données dès fin 2014, générant par la suite un énorme scandale et la rétractation de plusieurs de ses publications, NDLR]. Il était chercheur dans la même communauté scientifique que moi, l’épigénétique des plantes, et nous avons à peu près le même âge… Bref, je me suis sentie touchée de près. Cette affaire m’a fait prendre conscience de notre méconnaissance de l’intégrité scientifique et des fragilités de sa gestion par les institutions. J’ai donc commencé à me former en autonomie sur ces sujets et je me suis rapprochée du référent du Cirad, avec qui j’ai commencé à travailler (relire notre analyse sur les profils des référents intégrité). Alors que je pensais graduellement augmenter mon engagement dans cette voie après quelques années, l’annonce de son départ à la retraite en 2022 a précipité les choses : en quelques mois, j’ai dû me positionner pour lui succéder, ce qui signifiait me dégager de toutes mes activités de recherche. 

Ne regrettez-vous pas ?

Je ne pouvais malheureusement pas maintenir les deux pour des questions de temps, mais aussi en raison de risques de conflits d’intérêts avec mes nouvelles fonctions. Cela dit, j’ai fait ce choix par conviction et je l’assume pleinement. De l’extérieur, les chercheurs imaginent que nous jouons un rôle assez rébarbatif de “police des bonnes pratiques” mais ce n’est pas le cas : l’aspect humain est crucial dans la mise en place des bonnes comme des mauvaises pratiques. C’est d’ailleurs ce que je m’attache à faire : comprendre et traiter en m’intéressant aux  facteurs humains. 

« Il faut une bonne écoute, des nerfs solides et une certaine diplomatie »

Estelle Jaligot

L’humain est très présent dans les cas d’intégrité, notamment dans les conflits entre auteurs d’une publication – le référent intégrité du CNRS Rémi Mosseri en témoignait. Comment gérer ces “querelles entre chercheurs” ?

En effet, on retrouve un certain nombre de conflits entre collègues qui travaillent depuis longtemps ensemble. Quand on décortique, la majorité a conscience des bonnes pratiques et s’en éloigne pourtant… parfois en toute connaissance de cause. La pression fait que l’on manque de temps, de moyens : on aimerait bien faire, mieux faire mais, pris dans le mouvement, on oublie souvent de bien communiquer entre chercheurs. Si le problème est détecté tôt, un travail de médiation peut être envisagé. En tant que référent intégrité scientifique, nous pouvons proposer cette option, à condition toutefois que les parties l’acceptent. 

Quelles sont les qualités nécessaires pour un référent intégrité ?

Une bonne écoute, des nerfs solides et une certaine diplomatie  – ce dernier point n’est pas nécessairement mon fort mais j’apprends et m’améliore. Plus que tout, il est important de ne pas arriver en gardien de la morale et de proposer des outils et des solutions adaptées à chacune des situations. Ce pragmatisme est la clé pour faciliter la mise en application des bonnes pratiques. 

« La confidentialité permet de protéger les victimes et témoins (…) mais elle peut aussi nous empêcher de communiquer sur la résolution des affaires »

Estelle Jaligot

La confidentialité des investigations et de leurs conclusions est un sujet de débat (relire notre analyse). Qu’en est-il sur le terrain ?

Lors de nos investigations, nous devons faire attention à ne pas diffuser trop d’informations afin de respecter l’obligation de confidentialité et ne pas compromettre l’impartialité du traitement, ce n’est pas une tâche évidente. La confidentialité permet de protéger les victimes et témoins et de ne pas stigmatiser les personnes mises en cause. Mais elle peut aussi nous empêcher de communiquer sur la résolution des affaires, ce qui nous dessert dans certains cas : ainsi, un collectif dans lequel a eu lieu des manquements  peut penser à tort que l’institution n’a pas correctement traité l’affaire, alors que des sanctions ont été prises et que l’éventuelle victime a été accompagnée.

Vous faites également partie du secrétariat du comité Éthique en Commun. Les partenariats avec le privé sont parfois controversés – nous vous parlions de celui avec TotalÉnergies. Qu’en est-il au Cirad ? 

En tant qu’établissement public à caractère industriel et commercial (Epic), le Cirad noue des partenariats avec des bailleurs publics, des entreprises privées, des agences de développement, des fondations… qui nous procurent une partie de notre budget. La société nous renvoie des questionnements, notamment sur nos liens avec les acteurs de l’agro-industrie, et nous devons les prendre en compte, les anticiper. Nous nous sommes notamment dotés d’une commission qui examine les partenaires privés en situation controversée ou sensible et nous permet de prendre des décisions à la lumière des risques de ces partenariats, y compris dans leurs dimensions éthiques. Dans le cadre de mes fonctions de déléguée à la déontologie, je gère également les risques de conflits d’intérêts. Nous sommes en ce moment très occupés par ceux qui peuvent survenir lorsqu’un salarié du Cirad souhaite créer une entreprise : la séparation doit être claire entre les activités menées au titre de sa société et celles au titre du Cirad. Nous devons tout à la fois encourager la valorisation de la recherche et éviter que l’établissement ne perde des compétences très pointues, ce qui complique parfois les choses.

« Si nous ouvrions les données aveuglément, nous exposerions potentiellement nos collègues du Sud à se faire doubler  »

Estelle Jaligot

En tant qu’établissement travaillant avec des chercheurs du Sud, comment gérez-vous les aspects de science ouverte ?

Les chercheurs du Cirad bénéficient de financements parfois extérieurs à la recherche académique et privés et ne peuvent pas toujours tout ouvrir pour des raisons contractuelles. Mais plus généralement, les données avec lesquelles nous travaillons ne sont pas seulement “nos” données, nous en sommes les co-propriétaires avec nos partenaires du Sud. Or elles ont souvent pour eux une valeur stratégique et patrimoniale et ne peuvent donc pas être diffusées sans prendre un minimum de précautions. C’est notamment le cas des données concernées par le protocole de Nagoya [sur l’accès aux ressources génétiques et le partage des avantages découlant de leur utilisation, NDLR]. Si nous ouvrions les données aveuglément, nous exposerions potentiellement nos collègues du Sud à se faire doubler par des laboratoires mieux dotés, notamment ceux du Nord ou ceux liés à des compagnies privées, qui seraient en capacité de les exploiter et de publier plus rapidement. 

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