En 2021, dans la foulée de la Loi de la programmation de la recherche (LPR), la ministre d’alors Frédérique Vidal annonçait le lancement d’une action SAPS — Science avec et pour la société —, dotée de 20 millions d’euros par an. Quel est le bilan ?
La politique dite SAPS était vraiment une excellente idée. Une politique très positive que l’on pourrait comparer à celle de la culture en 1981, qui s’était accompagnée d’un afflux massif de moyens. Sa mise en place a imposé un véritable changement de paradigme pour les universités qui en ont bénéficié [34 au total, NDLR] et a conforté leur rôle de chef de file territorial sur ces sujets, leur permettant de faire le lien entre stratégies nationales et écosystème local. Le premier volet de cette action était une labellisation SAPS sur trois ans qui s’accompagnait de financements allant de quelques centaines de milliers à un million d’euros par établissement lauréat. Des mesures qui leur ont permis de prendre des risques, ce que l’on n’aurait pas pu faire autrement. Un constat que l’on pourrait par ailleurs appliquer à la recherche de manière plus générale : lorsqu’on a plus de liberté, ça marche mieux. Nous avons donc pu mettre en place des stratégies ambitieuses tout en développant des démarches innovantes — de recherche participative, par exemple. Certaines actions ont fonctionné, d’autres non, mais dans tous les cas nous avons pu augmenter notre portefeuille d’action et de réflexion.
« Où vont donc passer les moyens alloués à ces dispositifs ? »
Le deuxième volet de l’action SAPS concernait l’Agence nationale de la recherche (ANR). Le bilan est-il également positif de ce côté ?
L’ANR devait en effet consacrer 1% de son budget au financement pérenne du dialogue entre sciences, recherche et société. Ce qu’elle a en grande partie effectué. D’une part via des appels à projets, des recherches en partenariat avec des acteurs du territoire ou encore de la recherche participative. D’autre part via des financements supplémentaires pour les appels à projets génériques qui devaient être consacrés à des actions de médiation. Une centaine de projets ont été financés depuis 2021. Il y a donc eu une véritable dynamique mise en place autour de ces sujets science-société.
Il y a quelques semaines pourtant, le réseau des VP Science & société — aux côtés de France Université — s’inquiétait de la disparition des dispositifs SAPS ainsi que de la labellisation. Quelles sont vos craintes ?
Nous savions dès le départ que ces labels SAPS n’allaient durer que trois ans et ce pour trois vagues différentes [la dernière qui avait débuté en 2023 arrive à son terme en 2026, NDLR]. Cette fin des financements est évidemment douloureuse mais nous pourrions la qualifier d’happy ending étant donné ce que nous avons réussi à construire. Cependant, lorsqu’une démarche aussi ambitieuse et efficace arrive à son terme, cela implique de la poursuivre sous une autre forme — ce qu’on nous laissait entendre au début. Or depuis quelques mois, du côté ministère de la Recherche, il ne se passe plus rien. Dans le cas de mon université Paris-Saclay, nous n’avons ni son, ni image provenant du MESR depuis la fin du label, c’est-à-dire en 2024. Où vont donc passer les moyens [à peu près vingt millions par an au niveau national, NDLR] alloués à ces dispositifs ? Par ailleurs l’ANR a décidé de concentrer son action SAPS sur le lancement d’appels à projets — ce qui était prévu dans leur feuille de route — sur deux thématiques : la lutte contre les fake news d’une part, et l’aide à la décision publique d’autre part. Ils abandonnent ainsi de nombreux autres axes qu’ils avaient précédemment identifiés et financés, comme la recherche participative et le soutien aux projets génériques. C’est une décision que nous considérons comme restrictive et qui révèle une vision très utilitariste de la science.
« Certaines activités ont déjà été arrêtées et de nombreux projets sont aujourd’hui menacés »
Vous avez donc le sentiment d’un désengagement de l’État ?
Lors des mandats de Frédérique Vidal et de Sylvie Retailleau, il y avait une volonté très forte de soutenir ces sujets. Mais depuis le départ de Sylvie Retailleau, plus rien : la dissolution a stérilisé tout le reste. Le MESR semble complètement absent des politiques science-société. Dans le contexte politique et budgétaire actuel, nous comprenons que ce ne soit pas la priorité mais c’était justement toute l’idée de ces dispositifs : ancrer ces sujets dans la LPR pour qu’ils perdurent malgré les changements politiques. Nous avons du mal à comprendre ce qui les pousse à arrêter un programme qui marche bien sans qu’aucune explication ni vision à long terme ne nous soient données. Le réseau des VP Science & société souhaite proposer le plus rapidement possible une feuille de route à moyen terme.
Craignez-vous de devoir réduire vos démarches en matière d’actions Science & société ?
C’est une crainte et même une réalité : certaines activités ont déjà été arrêtées et de nombreux projets sont aujourd’hui menacés. Les thématiques science et société font parties inhérentes des missions d’une université donc nous ne les abandonnerons évidemment pas. Néanmoins la voilure pourrait être fortement réduite. Et je ne parle même pas du monde associatif ou de celui de la culture, qui payent également très cher ces réductions. Après tout le travail de structuration de cet écosystème de ces dernières années, c’est un énorme retour en arrière. Les dispositifs SAPS répondaient à quatre enjeux — démocratique, social, culturel et éducatif — qui tiennent évidemment à cœur aux universitaires. Ce n’est pas simplement une lutte de scientifiques qui ont envie de lutter. L’Unesco insiste sur les bénéfices des bons rapports avec les sciences sur nos sociétés. Ce n’est pas le moment de changer de cap.
« Nous avons l’impression que la thématique SAPS est la danseuse du ministère »
N’est-ce pas en contradiction avec les discours actuels sur les relations science et société ?
La politique publique du ministère —“stop and go” ou plutôt “go and stop” ici — , et celle de certains de ses opérateurs — ici l’ANR — est absolument incompréhensible, en particulier à l’heure où la science est menacée de tous les côtés. Nous vivons un moment où il ne faut surtout pas relâcher l’effort tant du côté de la recherche fondamentale et en humanité que sur les aspects science et société. Nous sommes bien conscients des considérations budgétaires actuelles mais entre une réduction et une disparition totale des financements il y a une grande différence, d’autant qu’ils sont modestes en relatif. Nous avons l’impression que la thématique SAPS est la danseuse du ministère, avec tout ce que cette dénomination a de péjoratif et de patriarcal. Chose que nous voulions absolument éviter.
D’autant que les attaques contre les sciences et les scientifiques — aux États-Unis par exemple — se font de plus en plus courantes…
La situation outre-Atlantique est en effet préoccupante mais il ne faut pas croire qu’elle ne pourrait pas se produire en France. Les discours de certaines personnalités politiques françaises s’alignent de plus en plus avec ceux de Donald Trump. Il n’y a pas de doute : si les menaces sont encore largement souterraines en France, elles sont déjà bien présentes. Lorsqu’on entend par exemple certains remettre ouvertement en question la magistrature et la législation — qui sont les structures à la base de notre démocratie — on ne peut s’empêcher de penser que l’éducation et le savoir seront les suivants. De même, quand Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France et même du monde il y a encore quelques années [il était en tête du classement Forbes en 2023 et 2024, NDLR], accuse l’économiste diplômé de l’École Normale Supérieure Paris-Saclay et docteur de l’EHESS Gabriel Zucman — dont les travaux sont reconnus à l’international — de « pseudo-scientifique », on voit bien que la menace est là. Des milliardaires s’attaquent désormais à la liberté académique, à la connaissance et à l’université de manière complètement décomplexée. Pour l’instant, ça ne semble pas aller plus loin en France mais les verrous sautent chaque jour.
« Il n’y a pas de vrai mouvement structuré, coordonné et efficace pour que les scientifiques pénètrent à long terme le milieu des politiques »
La science est-elle assez présente dans le débat public ?
À en croire certains, on a l’impression que sur les sujets qui occupent aujourd’hui le débat public — comme le climat ou l’immigration —, il n’y a pas de solutions. Il faut remettre les choses au clair : de nombreuses études scientifiques apportent des solutions et des réponses. Mais la classe politique semble complètement déconnectée de ces résultats académiques. Je blâme les politiques mais il faut aussi se rendre à l’évidence : les scientifiques ont un gros travail à faire de leur côté. Les deux milieux utilisent des langages très différents, la tâche est d’autant plus compliquée. Il y a eu quelques tentatives évidemment — on peut par exemple prendre l’exemple de la climatologue Valérie Masson-Delmotte qui avait formé le gouvernement aux enjeux environnementaux il y a quelques années — mais c’est encore trop peu généralisé. Il n’y a pas de vrai mouvement structuré, coordonné et efficace pour que les scientifiques pénètrent à long terme le milieu des politiques. L’idée de créer un poste de scientifique en chef — comme celui de Rémi Quirion au Québec [relire notre interview de l’intéressé, NDLR] — avait été évoquée par des scientifiques dans le sillage du conseil présidentiel de la science d’Emmanuel Macron [nous vous en parlions, NDLR] ; cela pourrait être une solution. Nous pourrions également donner un rôle plus important à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (Opecst) dont les rapports restent encore trop peu mis en avant. Il y a de nombreuses choses à imaginer et à construire.
Quel regard portez-vous sur la situation du Palais de la Découverte qui risque d’être évincé des murs du Palais d’Antin ?
Le cas du Palais de la Découverte est emblématique du manque de considération que l’on accorde à la culture scientifique dans ce pays mais également de la guerre ouverte semblant régner entre le ministère de la Recherche et celui de la Culture. C’est dommageable qu’il faille attendre un arbitrage du Président de la République lui-même pour sauver le Palais de la Découverte, on marche sur la tête. Il ne devrait pas y avoir d’opposition entre littérature, art et science lorsqu’on parle de culture générale. Comme je l’avais expliqué dans une tribune au Monde, les deux prix Nobels français en 2022 Annie Ernaux et Alain Aspect sont un exemple parfait de ce que la France fait peut-être de mieux : la science et la littérature. La culture est très importante, mais il faut la financer sous toutes ses formes. Il y a aujourd’hui un véritable manque de vision à moyen et long terme sur la culture scientifique en France.
« Je sens personnellement que la société, et les jeunes notamment, sont toujours très intéressés de découvrir le monde qui les entoure »
Malgré tout, restez-vous optimiste ?
J’écoute beaucoup mes collègues sociologues, notamment Michel Dubois, directeur de recherche au CNRS [et nouveau président de l’Office français de l’intégrité scientifique (Ofis), NDLR], qui a fait de nombreuses études sur la perception des sciences par les Français. Les résultats montrent que la confiance est toujours bonne, même si elle varie évidemment selon les thématiques. D’autre part, nous sommes en ce moment en plein milieu de la Fête de la science [l’interview s’est tenue le 10 octobre dernier, NDLR] et je sens personnellement que la société, et notamment les jeunes, sont toujours très intéressés de découvrir le monde qui les entoure. Donc pour répondre à votre question : oui, je suis très optimiste. Néanmoins, il faut espérer qu’au-delà des turbulences politiques, on nous donne les moyens raisonnables de continuer à faire évoluer cet écosystème de manière équilibrée. Il ne faut pas revenir en arrière sur nos promesses.
Et maintenant ?
Le 25 septembre dernier, le réseau VP Science & société – soutenu par France Université – exprimait « sa vive préoccupation » face « à un désengagement manifeste de l’État [du dispositif SAPS] ». Selon la réponse apportée à nos confrères d’AEF info, l’ANR a expliqué concentrer son action SAPS sur « le lancement d’appels à projets, qui est son principal mode d’intervention, en priorisant la question de la contribution de la science au débat démocratique ». Un appel à projets SAPS ciblé sur des projets de recherche-action sur l’expertise et la science en appui aux politiques publiques devrait ainsi bientôt voir le jour. Après avoir assuré que les actions SAPS étaient « une priorité forte pour l’agence », l’ANR a également assuré qu’elle continuait à soutenir des projets de médiation pour le grand public en partenariat avec des médias. Du côté du ministère, selon nos informations, aucune communication pour une éventuelle pérennisation du dispositif SAPS n’est prévue pour le moment. Affaire à suivre.