Joeri Tijdink : « Vous ne serez pas le nouvel Einstein »

Chercheur sur l’intégrité au centre médical universitaire d’Amsterdam et psychiatre, Joeri Tijdink a étudié la santé mentale dans le monde universitaire et en particulier auprès des chercheurs en début de carrière.

— Le 2 février 2024

Crédit photo : Kick Smeets

Pourquoi écrire un livre de développement personnel (“self-help book” en anglais) pour les jeunes chercheurs ?

Le monde de la recherche est un lieu magnifique mais plein d’obstacles, surtout pour les chercheurs en début de carrière que sont les doctorants, les jeunes docteurs, les postdoctorants… Comment naviguer à travers tout ça ? En tant que psychiatre, je n’ai pas la pilule magique même si j’aimerais bien  ! Devenir un chercheur heureux est une démarche personnelle et il n’existe pas de solution miracle. Le premier conseil que je donnerais est d’être résilient. Le taux de refus dans le monde universitaire – pour les publications [Joeri Tijdink a consacré son doctorat au phénomène du publish or perish, NDLR], les postes, les subventions… – est si élevé que vous ferez face à beaucoup d’échecs et serez souvent déçu… Mais vous devez vous dire : « OK, j’aurai plus de chance la prochaine fois ».

Au-delà des compétences et du mérite, la chance joue-t-elle un grand rôle dans le monde universitaire ? 

Réussir dans la recherche est une question de chance ! La personne la plus brillante ou la plus intelligente n’obtiendra pas toujours le meilleur poste. Être là au bon moment, connaître les bonnes personnes ou obtenir des avis positifs pour une candidature jouent énormément.  En être conscient aide à accepter les échecs.

Le monde universitaire est-il si différent de ce dont rêvent les jeunes ?

En tant que doctorant, vous rêvez probablement de découvrir quelque chose qui changera le monde !  La réalité est que le monde universitaire, c’est aussi l’enseignement, les charges administratives, beaucoup de travail acharné… Rêver est utile car cela vous montre où est votre passion et qu’en la suivant, la vie devient plus facile, plus légère et plus amusante. Mais il faut aussi être réaliste : vous ne serez pas le nouvel Einstein. En fait, personne ne le sera. Vous devrez juste chercher à devenir une meilleure version de vous-même. Cela peut paraître creux mais si vous vous concentrez uniquement sur le fait de décrocher un poste, vous risquez fort d’être déçu. Il ne s’agit pas tant de poste que de bonheur durable et de développement personnel à long terme. C’est ce qui vous mènera au poste que vous souhaitez.

Les universitaires ont davantage de risque que la population générale de souffrir de dépression ou d’anxiété – relire notre interview sur le sujet. Les chercheurs ont-ils des prédispositions dès le départ ? La recherche attire-t-elle les personnes « déséquilibrées » ?

C’est une très bonne question. La concurrence est si forte qu’elle rend les gens vulnérables aux problèmes de santé mentale. Dans le milieu académique, l’environnement et la culture sont des facteurs de risque. Le travail n’est jamais achevé : toujours une nouvelle publication à rédiger, un nouvel appel à projet auquel candidater, un e-mail qui attend une réponse… Les chercheurs sont des personnes réfléchies, responsables, modestes et prudentes. Elles et ils travaillent donc jour et nuit, durant le week-end… très probablement bien plus que les heures prévues dans leur contrat. C’est très différent de la plupart des autres secteurs. Travailler autant fait souvent partie des règles non écrites au sein d’une équipe, d’un département ou d’une faculté de recherche. Cette « culture » est très difficile à faire bouger : lorsque votre encadrant vous envoie un e-mail en pleine nuit, vous vous dites que vous devriez peut-être aussi travailler la nuit. Et même si je suis contre travailler le week-end, je le fais également.

Êtes-vous un chercheur heureux ?

Je me considère comme un universitaire vraiment heureux ; j’aime ce que je fais. Mais je suis également conscient de ma chance. Il faut toujours essayer de relativiser et garder à l’esprit le privilège que nous avons de pouvoir nous plonger dans un sujet fascinant à nos yeux et qui permet de satisfaire notre curiosité… C’est la beauté de la recherche.

Être sérieux sans se prendre au sérieux, tel est le slogan de TMN. Est-ce un bon antidote dans le monde académique ?

Tout à fait, il ne faut pas oublier de s’amuser ! Le monde de la recherche est beau mais il n’est pas tout. Je me souviendrai toujours de ce qu’un de mes professeurs m’a dit : « J’adore ma recherche mais mes enfants sont tellement plus intéressants ! Je leur donnerai toujours la priorité, en passant du temps avec eux plutôt que de travailler le week-end. » Se consacrer à ses amis, son conjoint ou ses activités sportives est souvent plus épanouissant et plus intéressants que travailler. Il faut donc trouver le bon équilibre. 

Dans le livre, vous mentionnez que vous avez vous-même souffert au début de votre carrière. Pourquoi ?

Parler de ses faiblesses ou de sa charge de travail est encore tabou. Le manque d’emplois dans le monde académique exerce une forte pression sur les jeunes chercheurs – on peut même parler d’hypercompétition. Alors on part du principe qu’en montrant ses “faiblesses”, les autres nous jugeront et que nous n’obtiendrons ni poste, ni promotion. C’est pourquoi les jeunes chercheurs continuent à se taire [des doctorantes témoignent justement de manière anonyme de leurs difficultés dans Campus Matin, NDLR].

Comment changer les choses ?

Avoir de bons modèles [role models en anglais, NDLR] est un point de départ : elles et ils devraient parler de leur santé mentale et de leur parcours universitaire, raconter à leurs étudiants les échecs et difficultés auxquels ils ont dû faire face. J’essaie de devenir ce modèle pour les chercheurs en début de carrière que j’encadre, en leur montrant que je peux parler des problèmes, en les encourageant à faire de même et en espérant que d’autres s’y mettront. Il ne s’agit pas de se plaindre mais de réfléchir  à l’état de notre santé mentale et à la manière de l’améliorer.

Les chercheurs, notamment les jeunes, reçoivent-ils suffisamment d’aide des institutions en la matière ?

Je ne peux pas juger de la situation en France mais aux Pays-Bas, les chercheurs ne sont pas assez conscients de ces problèmes. Même si cela évolue, grâce aux études qui montrent que les problèmes de santé mentale sont plus graves dans le monde universitaire qu’on ne le pensait, avec des pourcentages jusqu’à six fois plus élevés de dépressions, d’épuisement professionnel ou d’anxiété que la population générale. Cependant, les critères de sélection ont radicalement changé aux Pays-Bas ces cinq dernières années, ce qui est merveilleux et peut faire la différence. Une plus grande attention est également portée en matière de santé mentale :  il faut relâcher la pression sur les chercheurs en début de carrière. Il y a donc un début de prise de conscience mais un véritable soutien de l’institution doit encore être développé.

Devons-nous tous aller voir un psy ?

Oh, certainement pas ! Une aide psychiatrique ou psychologique doit être disponible pour les personnes qui en ont vraiment besoin et qui ont de réels problèmes –  il s’agit, espérons-le, d’une minorité. Mais les institutions doivent travailler sur un point crucial : la sensibilisation. Organiser des ateliers ou des débats sur la santé mentale, par exemple. Nous devrions encourager les jeunes chercheurs à réfléchir et à identifier ce qu’ils aiment dans le milieu académique afin de rester sur une voie positive. Nous ne devons jamais oublier que la plupart d’entre nous sommes là par idéalisme : nous voulons changer le monde afin de le rendre meilleur. Si vous ne ressentez plus ce feu en vous, prenez le temps de le chercher à nouveau.

Manuel d’auto-défense mentale

Épuisement, perfectionnisme, syndrôme de l’imposteur – on vous en parlait déjà – cynisme ou narcissisme (pas le vôtre a priori mais celui de vos collègues)… Joeri Tijdink déroule dans son livre mêlant sérieux et humour les dix plus gros défis auxquels vous aurez à faire face dans la recherche. Le psychiatre et chercheur propose ensuite 34 conseils concrets pour devenir un “happy academic”. Au programme : s’autoriser des moments de repos – relire notre article sur la procrastination –, fuire les personnes toxiques et oser ! Oser parler des problèmes, poser des questions bêtes ou même changer de sujet de recherche. On espère que votre santé mentale s’en trouvera améliorée.

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