La recherche oublie-t-elle ses “essentielles” ?

Pendant que les chercheurs cherchent, les personnels administratifs, souvent des femmes, font tourner la machine administrative.

— Le 31 mai 2024

Des délais qui s’allongent pour l’ouverture d’une ligne de crédit, la signature d’un contrat de postdoc ou l’achat d’un gros équipement… Aujourd’hui, beaucoup de chercheurs y sont confrontés. En plus d’une intensification des démarches administratives, n’assisterait-on pas de surcroît à une pénurie de personnels dits “administratifs” dans la recherche ? Oui, répondent les premières intéressées (la profession est très féminisée). Recruter sur ce type de poste devient de plus en plus compliqué, à tel point que le CNRS vient de voter une prime pour ces métiers “en tension”. Pourquoi ces personnels fuient-ils la recherche ? Afin de répondre à la question, on vous plonge dans le quotidien des “essentielles” de la science. 

« Mon entourage se moque gentiment de moi : ma fierté me coûte 500 euros par mois »

Sabrina *

Lune de miel. Qu’ils soient gestionnaires financiers ou responsables administratifs, ce n’est pas la passion de la recherche qui les a amenés dans les labos, mais bien souvent le hasard. Une période de chômage après un poste dans le privé, une offre d’emploi aperçue sur Pôle Emploi (aujourd’hui France Travail)… et les voilà embarqués. Un CDD d’abord, puis les concours externes. Pour certains, être dans le secteur public a tout de même un signification particulière : « Je suis hyper fière de travailler au CNRS, pour servir cette cause d’intérêt général qu’est la recherche », témoigne Sabrina*, la quarantaine, gestionnaire financière. Initialement en délégation régionale, elle a préféré rejoindre un laboratoire « au service » des chercheurs. Les avantages du métier ? La sécurité de l’emploi et le nombre de jours de congés, évidemment, mais aussi une certaine autonomie dans le travail et de la souplesse. L’ambiance de travail est également cruciale, quand elle est au rendez-vous. 

Papiers, SVP. Or, depuis quelques années, les conditions se dégradent, témoignent auprès de nous plusieurs d’entre eux – on pourrait presque dire “elles”, la profession étant féminine à plus de 80% –, ainsi que des chercheurs qui assistent, parfois impuissants, à la gabegie. Fusion d’unités avec éjection d’administratifs au passage, des labos qui tournent avec un administratif au lieu de quatre, des gestionnaires qui font tampon avec des services centraux ou des délégations régionales débordées et qui, parfois, sortent de réunion en pleurant suite aux commentaires de certains chercheurs… Un environnement qui deviendrait toxique : « On n’avait plus le temps de discuter calmement, on était au bout du rouleau », explique Sabrina, qui a précisément quitté son ancien laboratoire pour cette raison. Sans parler des chercheurs qui montrent leur exaspération face à l’inflation de la paperasse. Les personnels administratifs n’en sont pourtant pas responsables : « Les réglementations sont nationales, rappelle Valérie Gibert, présidente de l’association des directeurs généraux des services (ADGS). Les premiers à vouloir de la simplification sont les administratifs. » 

« Ma collègue regarde ses emails à 23 heures le vendredi pour être sûre de ne pas manquer une réservation à valider. »

Sabrina *

Appels à l’aide. C’est un fait : les appels à projet ont explosé ces dernières années. Les personnels administratifs jouent un grand rôle : dépôt des candidatures, gestion financière des crédits… Le dernier baromètre AEF le met en lumière : c’est une source de stress pour environ un tiers des personnels de ce qu’on appelle la “BAP J” dans le jargon qui catégorise les métiers de l’ESR.  Près d’un sur deux n’arriverait pas à absorber la charge de travail. « Les appels à projets donnent beaucoup de moyens et c’est très positif. Le contrecoup est leur gestion qui est assez lourde », explique Valérie Gibert, elle-même DGS de l’Université de Strasbourg. Toujours selon le baromètre AEF, les dysfonctionnements administratifs ont pour causes principales “des personnels administratifs débordés” ainsi que “des outils mal adaptés et/ou mal testés”.

Vogue la galère. La goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà bien plein a été la mise en place à l’été 2023 du trio Nautilus-Etamine-Goelett, les nouveaux logiciels pour les missions du CNRS. Logiciels du CNRS, certes, mais qui impactent pratiquement tout l’écosystème de la recherche via les unités mixtes de recherche au sein desquelles les administratifs, quel que soit leur employeur, doivent maîtriser l’ensemble des outils. « Les logiciels sont arrivés verticalement, ont été peu testés et sans formation des personnels », regrette Sabrina. Avant, les chercheurs effectuaient leur réservation en ligne et lui envoyaient un message pour qu’elle traite la commande. Aujourd’hui, elle doit tout contrôler via le logiciel puis faire des allers retours de validations et de saisies très chronophages, sachant que si le logiciel bloque, il faut faire appel au directeur d’unité. De plus, certaines réservations doivent être traitées dans les six heures, un délai court qui génère des tensions avec les chercheurs mécontents de devoir recommencer leur réservation en cas d’échec et met les gestionnaires sous pression : « Ma collègue regarde ses mails à 23 heures le vendredi soir pour être sûre de ne pas manquer une réservation à valider », raconte Sabrina. 

« Comme dans le privé, les universités doivent revoir leur marque employeur »

Valérie Gibert, ADGS

E-assistanat. Et ce n’est pas mieux au retour de mission : « Avant, le chercheur venait avec sa petite pochette contenant tous ses justificatifs et je faisais l’état de frais pour eux. Aujourd’hui, ils doivent scanner un par un leurs tickets, je repasse derrière dans le logiciel et je valide ce qui rallonge considérablement les délais de traitement », explique Sabrina. Selon elle, les logiciels sont pensés pour des chercheurs qui voyagent beaucoup et nécessitent un apprentissage considérable pour les occasionnels. Elle préfère donc le faire à leur place plutôt que de les former. « On nous conseille de nous décharger sur les chercheurs mais ça retire du sens à mon métier. Je ne veux pas être là juste pour contrôler ce qu’ils font et leur rappeler des règles », se désole-t-elle.

Le diable est… Cela peut paraître de l’ordre du détail mais cumulé à la mise en place chaotique des crédits issus des PEPR (Programmes et équipements prioritaires de recherche) et autres financements, ou les protocoles des Zones à régime restrictif (on vous en parlait), ce changement a provoqué, outre la frustration des chercheurs, des tensions et l’épuisement des personnels administratifs. Burn-out, congés maladie, mises en disponibilité, mobilités vers d’autres services ou carrément d’autres ministères de la fonction publique… beaucoup partent et les départs sont difficiles à compenser : « Sur les concours, on a peu de visibilité au niveau national », regrette Valérie Gibert. « Nous avions publié une offre de technicien en CDD, nous n’avons aucun retour en six mois », raconte de son côté Sabrina. 

« Je me suis vu confier la partie RH de manière temporaire, sauf que personne n’est jamais venu en remplacement »

Stéphanie Dubois

Jamais mieux servi… Faute d’un nombre suffisant de candidatures par la voie officielle, la chercheuse au CNRS Anaïs Pitto-Barry, en poste dans un laboratoire de la faculté de pharmacie ayant récemment déménagée jusque sur le plateau de Saclay, en est venue à publier sur son profil Linkedin une offre de poste d’administratif : « Après une relance incluant le salaire, j’ai obtenu plus de réponses que j’ai pré-filtrées avant de les envoyer à la direction de mon unité ». Revisiter les fiches de poste est également un des chantiers à l’Université de Strasbourg, qui organisait une journée de découverte de ses métiers, rapporte Valérie Gibert : « Nous travaillons à les rendre plus explicites et plus attractives. Comme dans le privé, les universités doivent revoir leur marque employeur ». 

Ne nous quitte pas. Les départs sont d’autant plus difficiles à compenser que le turn-over est important, dans les délégations régionales du CNRS et ailleurs : « Le savoir-faire repose sur quelques permanents, qui s’épuisent », explique Daniel Brunstein, qui anime la section IT (ingénieurs et techniciens) au syndicat SNCS. Un phénomène qui se retrouve également dans les labos : « Étant donné la multiplicité des tutelles et donc des logiciels, nous avons mis 12 mois à former notre technicien avant qu’il nous quitte pour un poste à l’université mieux payé et avec plus de congés », témoigne Sabrina. Quelques centaines d’euros par mois et 14 jours de congés en plus par an auront eu raison de lui, comme de nombreux autres : « Je ne leur en veux pas », ajoute la gestionnaire fidèle depuis une vingtaine d’années au CNRS. 

« Les premiers à vouloir de la simplification sont les administratifs »

Valérie Gibert

Indéterminé·es. La tendance est à l’augmentation des CDD parmi les personnels administratifs. Au CNRS par exemple, le ratio est passé d’un CDD pour six permanents en 2017 à un pour cinq en 2022. Le bilan social de l’organisme souligne de manière sybilline « une grande vigilance au maintien du niveau d’emploi dans cette BAP du fait notamment de mobilités plus importantes et de remplacements immédiatement nécessaires ». Côté universités, l’autonomisation a entraîné une transformation des types de postes, aujourd’hui ouverts aux concours locaux, permettant aux établissements « d’avoir beaucoup plus la main » mais donnant « moins de droit aux recrutés, notamment en termes de mobilité », rappelle Jacky Dietrich, bibliothécaire à l’Université de Strasbourg et secrétaire académique pour le Syndicat national de l’administration scolaire et universitaire et des bibliothèques, membre de la FSU. 

Faux semblants. Les budgets sont serrés pour les universités où la “masse salariale” représente à la louche les trois quarts des dépenses. Et près d’un personnel ITRF (ingénieurs et techniciens de recherche et de formation) sur deux est contractuel. « La contractualisation de masse a des avantages pour les établissements employeurs : ils peuvent charger les fiches de poste sans que les personnels n’osent se plaindre, même avec peu d’indemnités », dénonce le syndicaliste. Un véritable décalage entre poste et fonction que Stéphanie Dubois, pourtant assistante ingénieure statutaire dans un laboratoire parisien relativement bien doté** connaît bien : « Je me suis vu confier la partie RH de manière temporaire, sauf que personne n’est jamais venu en remplacement ». 

« L’équipe administrative est le joyau d’une équipe de direction »

Daniel Brunstein

La moula. Venons-en donc au nerf de la guerre : le salaire. David Noël, technicien au CNRS dans le même labo, a du mal à boucler ses fins de mois : titulaire depuis trois ans après plusieurs années en CDD et un début de carrière dans le privé, il touche moins de 2000 euros, auxquels il doit soustraire son loyer parisien. L’indemnité de résidence – 3% du traitement soit environ 50 euros pour les petits salaires – ne suffit pas à compenser et le versement des autres primes leur paraît opaque ; une enveloppe est donnée à chaque direction d’unité qui la distribue. Un total qui est loin de pouvoir rivaliser avec les salaires du privé et qui est même bien inférieur à certains postes dans la fonction publique, comme dans les collectivités territoriales : « Mon entourage se moque gentiment de moi : ma fierté me coûte 500 euros par mois », ironise Sabrina. Les agents administratifs se sentent peu accompagnés dans l’évolution de leur carrière et, en face, tous les postes ouverts aux concours internes ne sont pas pourvus. Pour monter en grade, Laetitia Morel, à l’origine CNRS, a pu bénéficier de l’ouverture d’un poste fléché à Sorbonne Université et rester dans le même laboratoire.

Mieux que rien. Conscient de la nécessité d’attirer de nouveaux profils mais surtout de fidéliser ses employés, le CNRS a voté en mars une indemnité de 150 euros par mois qui sera mise en place en juillet pour les métiers dits “en tension” : informatique, communication, patrimoine/logistique et pilotage/gestion. Excluant donc les “IT” au profil plus scientifique, intégrés dans les équipes, déplorent les syndicats (ici la CFDT), la CGT allant jusqu’à demander « La souffrance au travail a-t-elle un prix ? ». « Merci, c’est mieux que rien, mais ça ne rattrape toujours pas la différence de salaire », réagit Sabrina qui aurait préféré une augmentation des grilles salariales. Mais pour cela, il faudrait « une véritable volonté du ministère ». En attendant de meilleures conditions de travail, ces “essentielles” de la recherche tiennent en grande partie grâce à leurs collègues et aux contacts avec les chercheurs. Un contact humain qui se perd un peu dans les nouvelles procédures mais que le ministre de la Transformation de la fonction publique Stanislas Guerini a tout récemment promis de réhumaniser… via l’intelligence artificielle . Malgré quelques exceptions de chercheurs pathologiquement phobiques de l’administratif ou pathologiquement désagréables avec tout le monde, les relations avec les chercheurs se passent bien tant que la direction les soutient. Ce qu’elle a tout intérêt à faire, selon Daniel Brunstein qui parle d’expérience : « L’équipe administrative est le joyau d’une équipe de direction ».

* Le prénom a été changé à la demande de l’interviewée.
** Il s’agit du Laboratoire Kastler Brossel, laboratoire où l’auteure de l’article a effectué son doctorat.

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