Où sera la recherche en 2055 ?

Une exposition réalisée au sein de l’université Paris-Saclay tente d’imaginer les contours d’une recherche à la hauteur des défis écologiques et sociétaux. On a fait une visite guidée.

— Le 19 juillet 2024

Dans le hall du tout nouveau bâtiment LUMEN de Paris-Saclay, les lettres s’inscrivent en grand caractère sur la baie vitrée : À la limite – Innover à la mesure du monde – 2055. Mélange de science et d’un brin de fiction, l’exposition a été commandée par la Direction des Bibliothèques, de l’Information et de la Science Ouverte de l’Université Paris-Saclay à Éléonore Pérès, docteure en biologie et aujourd’hui médiatrice scientifique, qui a eu la lourde mais passionnante tâche de la concevoir. Son objectif ? Projeter les jeunes scientifiques dans un futur désirable : « Les étudiants d’aujourd’hui sont les ingénieurs et chercheurs-chercheuses de demain. » Ce sont également eux qui subiront les conséquences des bouleversements climatiques, écologiques et sociaux de demain. Voici pourquoi les concepteurs de l’exposition – Éléonore Pérès s’est entourée d’un conseil scientifique composé principalement de chercheurs et d’enseignants-chercheurs – ont souhaité donner le “la” dès le départ : « Le futur désirable que nous proposons – et que nous laissons ouvert à la critique – est socialement juste et équitable, visant le bien-être de toutes les populations humaines et non-humaines. » Vaste programme qu’ils et elles nous ont fait découvrir en personne un après-midi de juillet.

« Nous voulions associer les jeunes et lutter contre l’éco-anxiété »

Cléo Collomb

Voir loin. Innovation par ci, rupture technologique par là, mais de quoi parle-t-on exactement ? « Aujourd’hui, l’innovation sert avant tout la croissance économique », rappelle Éléonore Pérès. Elle promet en effet en général la création de nouveaux emplois, de nouveaux marchés, de nouveaux besoins… Roland Lehoucq, astrophysicien au CEA et membre du conseil scientifique de l’exposition, privilégie une autre définition de l’innovation : « On innove aussi lorsqu’on s’impose de se passer de quelque chose de nuisible, comme le pétrole. » Car si les bénéfices d’une innovation sont visibles immédiatement, ses conséquences néfastes, souvent sur le long terme, sont souvent occultées. Les engrais azotés en sont un bon exemple : s’ils permettent aujourd’hui d’alimenter la population mondiale, ils sont également à l’origine d’une pollution importante, notamment dans les zones d’élevage porcin intensif – on vous conseille la BD ou le film Les Algues vertes sur le sujet. Si la Bretagne vous vient en tête à l’évocation du sujet, le cas des Pays-Bas illustre parfaitement la difficulté de résoudre ces équations aux nombreuses inconnues : « Une réduction de 50% des engrais azotés avait été décidée, l’extrême droite fraîchement élue est revenue en arrière », explique Éléonore Pérès. Un exemple qui fait étrangement écho à la situation hexagonale.

L’innovation, c’est aussi les paniers pour la cueillette, devenus sacs plastiques puis aujourd’hui tote bag en tissus.

Point break. Le débat public se focalise souvent sur le climat, et c’est bien pratique car on peut chiffrer les émissions de gaz à effet de serre et suivre d’éventuelles réductions. Mais il ne s’agit en réalité que d’une des neuf limites planétaires à ne pas dépasser pour préserver une planète vivable. Le concept a été introduit en 2009 par des chercheurs du Stockholm Resilience Center et, à l’heure actuelle, six de ces limites sont déjà atteintes dont celle du changement climatique. Biodiversité, cycle de l’eau, usage des sols… les paramètres à prendre en compte sont nombreux et pour la plupart interconnectés. « Ne considérer que le climat pourrait nous amener à proposer des solutions irréalistes, voire néfastes », explique le physicien Guillaume Blanc qui a conçu pour l’exposition un module montrant à quel point matière et énergie sont intimement liées : lorsqu’on actionne la manivelle représentant l’utilisation de matières premières, celle de la consommation d’énergie bouge de concert… et les limites planétaires se rapprochent dangeureusement du seuil. Au bout de quelques tours, une sonnette retentit : la Terre n’est plus habitable. En arriverons-nous là ?

« Ne considérer que le climat pourrait nous amener à proposer des solutions irréalistes, voire néfastes »

Guillaume Blanc

Fiction consciente. Imaginons maintenant le monde en 2055. « Tout n’est pas rose mais ce n’est pas aussi catastrophique qu’on aurait pu le craindre », indique le panneau violet et jaune de l’exposition. Relativement optimistes, les concepteurs se sont basés sur un des scénarios du GIEC limitant le réchauffement global sous la barre des 2°C. Des voitures légères à voile, des cyclistes abrités par une toile, des voyageurs attendant le bus à l’ombre des parasols sous le soleil de plomb du plateau de Saclay… Les étudiants de l’École Estienne (l’École supérieure des arts et industries graphiques) ont réalisé huit grandes fresques illustrant un futur possible mais pas cauchemardesque : « Nous voulions associer les jeunes et lutter contre l’éco-anxiété », explique Cléo Collomb, enseignante-chercheuse à l’Université Paris-Saclay et membre du conseil scientifique de l’exposition. Pour l’occasion, l’écrivain Claude Ecken a réalisé des nanofictions en trois phrases, sortes de haïku de science-fiction. Si ce genre littéraire a beaucoup élevé la science au rang de sauveuse de l’humanité, la science-fiction peut aussi critiquer nos sociétés en poussant à l’extrême leurs travers ou aider à imaginer des alternatives, rappelle en substance Roland Lehoucq, également directeur du festival des Utopiales – nous l’avions interviewé à ce sujet.

Une des fresques réalisées par les étudiants de l’école Estienne.

Idées à la volée. Première étape afin de dessiner les contours d’un monde dans 30 ans – et ça marche pareillement pour celui de la recherche : définir nos besoins essentiels. Les visiteurs ont déposé leurs idées sur des post-it : la drogue ? On peut s’en passer. L’amour ? Essentiel. La douche ? Pas forcément tous les jours. Et ensuite ? « Anticiper les effets positifs ou négatifs d’une innovation est parfois impossible. C’est pourquoi l’éco-conception fait partie des options intéressantes », explique Éléonore Pérès. L’exposition elle-même a été conçue en matériaux recyclables et les écrans réduits au minimum. Si ralentir semble nécessaire dans pratiquement tous les secteurs, faut-il continuer de chercher ? demande-t-on au visiteur, citant un article de TheMetaNews sur le sujet. Les avis de chercheurs divergent, certains estimant que l’effort de recherche serait d’autant plus crucial pour relever les défis à venir. Au passage, un extrait du recueil de nouvelles de science fiction La voix des dauphins écrit par le physicien Leó Szilárd en 1961 présente une façon très “innovante” de ralentir la recherche : une énorme machine à appels à projets. Nous vous présentions le texte dans ce clin d’œil.

« On innove aussi lorsqu’on s’impose de se passer de quelque chose »

Roland Lehoucq

Et rond et rond… Inventer une société circulaire : voici une autre piste pour 2055. Avec comme exemple la récupération des urines chargées en azote pour fertiliser les champs, en remplacement des engrais dont nous parlions plus haut. Un projet de recherche est d’ailleurs en cours sur le plateau de Saclay et des biscuits faits à partir d’urine – très indirectement évidemment – étaient proposés à la soirée de vernissage, provoquant  chez les convives des réactions… contrastées. En plein milieu de l’exposition, un urinoir non genré rappelle la Fontaine de Marcel Duchamp. Encore un gros sujet pour 2055 : comment communiquer, stocker les résultats de la recherche avec des énergies intermittentes et un accès à Internet limité à quelques heures par jour ? Et la question cruciale arrive enfin : dans un monde aux ressources limitées, comment décider quels projets d’innovation, notamment entrepreneuriaux, méritent d’être poursuivis ? Collectivement, répondent les auteurs d’À la limite, s’inspirant du modèle de l’holacratie qui distribue les responsabilités et la prise de décision au travers d’une organisation non pyramidale. La pertinence d’un projet s’évaluerait alors principalement au prisme de sa robustesse et de son adaptabilité et non en termes de performance économique comme aujourd’hui. 

Retour à la réalité. Que ce soit dans la société dans son ensemble ou dans la recherche,  parvenir à un consensus n’a rien d’évident. En parallèle de ce monde souhaitable esquissé par les auteurs de l’exposition, deux autres scénarios se profilent, plus accessibles mais aux relents autoritaires et discriminatoires. Les auteurs de l’exposition vous proposent de collaborer pour parvenir à élever la petite barque de l’humanité tirée par deux ficelles, en esquivant les pièges. Y arriverez-vous ? Vous pouvez tester votre habileté jusqu’au 18 septembre 2024 (fermeture entre le 20 juillet et le 19 août) sur le plateau de Saclay.

Les photographies illustrant l’article ont été prises à l’intérieur de l’exposition À la limite, par Lucile Veissier.

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