Tout est affaire de symbole : durant l’été 2015, six scientifiques gravissaient le Mont Blanc pour y faire flotter la banderole d’un collectif de chercheurs : « Le jour de notre ascension coïncidait avec celui de la rencontre de Sciences en marche avec le gouvernement », se souvient Guillaume Blanc, physicien et enseignant-chercheur à l’université Paris Cité. L’occasion de concilier leur amour de la science et leur passion de l’alpinisme était trop belle : « Après tout, tant la recherche scientifique que l’alpinisme nécessitent le goût de l’effort et du dépassement de soi », témoignaient-ils sur ce billet de blog détaillant leur aventure.
« Il arrive qu’on résolve des équations en marchant ! »
Bérengère Dubrulle
Ivresse des pics. L’alpinisme n’est pourtant pas un sport si commun : en 2018, seulement 4% des Français·es (dont la moitié de femmes) avouaint pratiquer une « activité verticale » (alpinisme ou escalade) au moins une fois dans l’année selon le baromètre des pratiques sportives. Des aventureux au profil bien particulier : 70% étaient en emploi (contre 56% chez l’ensemble des sportifs), cadres et professions intellectuelles supérieures étant largement sur-représentés. La pratique des sports de montagne demande des moyens, surtout quand on vit loin des sommets. Et les chercheurs entrent dans cette catégorie. Physiciens, biologistes mais aussi historiens, les profils scientifiques sont variés au sein de la section parisienne du “Gums” (Groupe universitaire de montagne et de ski, créée en 1948).
Calme luxuriant. « Un mélange d’ordre et de chaos qui donne un sentiment d’éternité ». Voici comment Étienne Klein décrivait, avec la faconde qu’on lui connaît, ses pérégrinations sur les glaciers des Alpes en juin dernier dans Libération. Physicienne elle aussi, Bérengère Dubrulle invoque quant à elle le caractère méditatif : « En montagne, il ne se passe pas grand-chose et on peut continuer à réfléchir à nos recherches. Il arrive qu’on résolve des équations en marchant ! » La chercheuse sait de quoi elle parle car elle dirige l’École de physique des Houches, une véritable institution. Celle-ci propose des séjours pour former les doctorants sur des sujets de pointe, le tout dans un cadre exceptionnel, juste en face du Mont Blanc – on vous en parlait dans cet édito de mai.
« La formation des guides manque cruellement de rationalité »
Guillaume Blanc
Asile savoyard. Lieu de retraite scientifique fondée en 1951 par une autre physicienne, Cécile de Witt – dont on vous parlait du lieu de naissance ici – l’école a failli s’établir à quelques kilomètres de là, au refuge des Cosmiques. À l’origine un laboratoire d’étude des rayons cosmiques situé à plus de 3 600 mètres d’altitude, le choix aurait été plus qu’audacieux : « Les séjours duraient à l’époque deux mois et rester là-haut si longtemps était très dur, avec le risque de perdre des participants », explique l’actuelle directrice. Alternative toujours montagnarde mais plus raisonnable, Cécile de Witt se verra céder par le père d’une amie quelques bâtiments assez rustiques dans le village des Houches, étendus ensuite pour donner le confortable complexe actuel.
Pic de la Mirandole. Ces séjours sont l’occasion pour les chercheurs, seniors ou en herbe, de s’adonner aux sports de montagne : « À chaque école d’été, un groupe tente une ascension du Mont Blanc », témoigne Bérengère Dubrulle. Elle aussi l’a tentée, lorsqu’elle était doctorante, puis une seconde fois en hiver, toujours accompagnée de collègues : « Je n’avais jamais fait de haute montagne, mais certains étaient expérimentés ». Quelques mauvais choix stratégiques la feront renoncer à atteindre le sommet, mais sans amertume ni grandes conséquences. Une situation qui a bien changé : « Aujourd’hui, avec les températures en hausse, les chutes de pierres s’intensifient, rendant ces sorties de haute montagne de plus en plus dangereuses », s’inquiète-t-elle.
« L’écroulement du pilier Bonatti en 2005 m’a marqué »
Ludovic Ravanel
Bivouac éclairé. Astrophysicien aujourd’hui concentré sur les problématiques écologiques et adepte du ski de rando, Guillaume Blanc aime l’aspect technique de la préparation des expéditions : « Il faut planifier à l’avance, prendre en compte les conditions d’enneigement, de météo, lire les cartes… ». Un puzzle à recomposer de manière scientifique, qui tranche parfois avec les pratiques traditionnelles : « La formation des guides en termes de gestion des risques d’avalanche manque cruellement de rationnalité », regrette Guillaume Blanc. À l’image du mathématicien Jacques Herbrand décédé en 1931, un an après avoir soutenu sa thèse, environ 120 personnes périssent chaque année dans les montagnes françaises dont une trentaine dans des avalanches. Pourtant, « des méthodes connues depuis les années 1990 pourraient diminuer le risque au niveau de celui de la conduite d’une voiture », explique le physicien qui plaide pour une meilleure traduction des recherches scientifiques dans les pratiques des sports de montagne.
Cascadeur. Si beaucoup de chercheurs pratiquent régulièrement des “activités verticales”, une poignée possède également une formation de guide de haute montagne, qui s’avère déterminante dans leur travail de recherche. Rattaché au laboratoire Environnements, Dynamiques et Territoires de Montagne de l’Université Savoie Mont Blanc, le cœur de Ludovic Ravanel a longtemps balancé. Descendant d’une famille de guides bien connue dans la vallée de Chamonix, il a développé très jeune une appétence pour la science, en particulier la géomorphologie et la glaciologie, en même temps que celle pour la montagne. Le tout dans un contexte de changement climatique : « Plusieurs événements estivaux m’ont marqué durant mes études, le dernier étant l’écroulement du pilier Bonatti en 2005 ». Après avoir excellé en compétition de cascade de glace et enchaîné plusieurs expériences dans le secteur de la montagne, il décide de revenir à la recherche et est admis aux concours du CNRS en 2012.
« C’est une vraie légitimité d’avoir le diplôme de guide »
Patrick Wagnon
Premier de cordée. Le géologue utilise ses capacités en alpinisme pour aller prélever des échantillons dans des endroits inaccessibles pour le commun des mortels, lui permettant ainsi de réaliser de véritables performances sportives au passage : « J’ai réalisé un carottage dans le tablier de glace des Grandes Jorasses [une arête composée de six pics culminant à plus de 4000 mètres, NDLR], une zone jusqu’à présent délaissée par les glaciologues », explique Ludovic Ravanel qui estime aborder ses recherches avant tout « par le terrain » quand ses collègues utilisent d’autres méthodes.
Hypoxie. Patrick Wagnon, un autre glaciologue spécialiste lui de l’Himalaya, est tombé en amour pour la montagne durant son doctorat – à Grenoble évidemment. Sur l’annuaire de son équipe Climat-Cryosphère-Hydrosphère, la moitié des personnels ont été pris en photo dans des paysages de montagne ou enneigés. Pour lui qui fait beaucoup de terrain, « c’est une vraie légitimité d’avoir le diplôme de guide ». Le premier à l’Institut des Géosciences de l’Environnement (IGE) dans ce cas était Yves Morin, tragiquement mort en descendant à ski l’Annapurna en 1979. Devenu chercheur à l’IRD en 2000, Patrick Wagnon lui succède donc plus de trente ans après. Exerçant occasionnellement comme guide jusqu’en 2012, il organise aujourd’hui des campagnes de terrain d’environ un mois en autonomie à plus de 6500 mètres. Les institutions lui donnent carte blanche pour emmener ses collègues par petits groupes de deux à dix personnes, incluant souvent également des chercheurs locaux.
« Dans des terrains instables, j’ai eu le droit à deux “rappels à l’ordre” »
Ludovic Ravanel
Soupape. « Se confronter à d’autres cultures et partager leur quotidien » est également partie prenante de l’aventure himalayenne pour celui qui a vécu plusieurs années au Népal. Si la montagne est une passion née durant ses études, Patrick Wagnon ressent aujourd’hui la nécessité impétueuse d’y retourner : « La montagne m’apaise ». Dans un milieu en perpétuel changement, prévoir et prévenir les effets du changement climatique passionne le glaciologue grenoblois. Une curiosité qu’il retrouve à la fois dans le sport et la recherche, deux activités complémentaires pour Ludovic Ravanel : « La pratique sportive est un bon moyen d’équilibrer notre implication intellectuelle ».
Corpore sano. « Le milieu de la recherche est très ouvert, sportivement parlant », témoigne l’ancien guide chamoniard qui apprécie que la direction de son laboratoire incite à faire du sport pendant la pause déjeuner car « être en bonne forme physique est nécessaire pour travailler sur le terrain ». Prenant chaque année un à deux mois de congés sans solde pour aller en montagne, Patrick Wagnon met un point d’honneur à ne pas coller d’alibi scientifique sur ces expéditions “plaisir”. À condition tout de même de ne pas y laisser sa peau. Ludovic Ravanel a frôlé la mort à deux reprises : « Dans des terrains instables, j’ai eu le droit à deux “rappels à l’ordre” ». Il est aujourd’hui plus prudent et a recours à des drones dans les endroits les plus dangereux : « Certaines données n’en valent pas le coup ».
Chacun sa voie
Il y a environ un siècle, l’alpinisme était pratiqué « dans une perspective très classique qui consistait à aller au sommet, là-haut, proche de Dieu, de l’excellence et de ceux qui méritent d’être supérieurs aux autres », expliquait le sociologue Jean Corneloup dans le magazine Alpine Mag. Depuis, des pratiques très différentes ont émergé : les années 1980 étaient sous le signe du fun, une pratique plus responsable se développe aujourd’hui. Le sociologue Jean Corneloup a par ailleurs identifié plusieurs façons d’arriver dans la pratique : le contact avec la nature, le sport ou les situations familiales. Guillaume Blanc voit quant à lui une bifurcation entre les pratiques de l’escalade en plein air et celle en intérieur, focalisée sur la performance sportive et qui se démocratise avec l’émergence de nombreuses salles.