To be or not to be. Alors que le Président de la République en personne vient d’inaugurer la Cité internationale de la langue française, comment se porte la langue de Molière dans les labos de sciences humaines et sociales ? Camille Bayet est doctorante en relations internationales, une discipline où les chercheurs publiaient presque exclusivement en français jusqu’à il y a encore une vingtaine d’années : « Publier en anglais est plus exigeant, la concurrence plus rude », nous confie-t-elle. L’exercice peut en effet s’avérer assez anxiogène quand on ne connaît pas les codes : « Lire des papiers ne suffit pas, comprendre les attentes est parfois difficile ». C’est pourquoi elle participait en mai dernier à un séminaire consacré à la publication en anglais organisé par le Centre de recherches internationales (CERI, Sciences Po/CNRS) où elle a pu rencontrer des éditeurs de revues anglophones. Dans son domaine à la frontière entre droit, sociologie et science politique, avoir au moins deux publications durant la thèse — une en français, une en anglais — est le passage obligé avant la qualification. Une condition pas tout à fait officielle mais bien présente dans les esprits des candidats.
« Le nombre de citations augmente lorsqu’on publie en anglais »
Ghislaine Chartron
Visible or vanish. Historien exerçant aux États-Unis, Thomas Dodman – nous l’avions déjà interviewé dans un tout autre contexte – est aux premières loges pour témoigner de la nécessité de publier dans la langue de Shakespeare de la part de ses collègues français : « Les motivations principales sont des problématiques de carrière : obtenir un poste, un financement, une décharge d’enseignement… ». La grande communauté des SHS est unanime : « Le nombre de citations augmente lorsqu’on publie en anglais », constate Ghislaine Chartron, chercheuse en Information et Communication au Cnam. Cette dernière a co-rédigé en 2020 un des rares rapports sur les revues scientifiques francophones et leur visibilité à l’international, un exercice difficile étant donné l’absence de base les recensant : « Nous nous sommes appuyés sur les listes Hceres qui ont pour beaucoup disparu depuis 2017 et le changement de politique du CNRS [relire notre interview de l’économiste Claude Diebolt à ce sujet, NDLR]. » Et les résultats ne vous étonneront sûrement pas : parmi les 1200 revues francophones listées, 7 sur 10 ne sont pas indexées dans les bases internationales de référence que sont Scopus ou Web of Science – où elles ne représentent que 2 ou 3%.
Prime à l’anglais. De fait, « Scopus accepte les revues francophones si elles affichent des résumés en anglais mais, de manière générale, ces grandes bases ont un prisme anglophone très fort, ce qui nuit à la diversité des auteurs », analyse Ghislaine Chartron. Si 14% des revues listées par l’Hceres étaient francophones, les variations sont grandes entre les disciplines, même au sein des sciences humaines et sociales. Les économistes publient beaucoup plus et depuis plus longtemps en anglais alors qu’en “InfoCom”, par exemple, les français se tournent peu vers les revues anglophones. C’est aussi parfois une question de lectorat, notamment pour les sciences de l’éducation ou en soins, où les praticiens auxquels s’adressent les publications scientifiques sont principalement francophones.
« Lire dans une autre langue permet un regard plus éclairé sur son travail »
Thomas Dodman
Openminded. Soyons honnête, abandonner la langue de Molière a quelques mérites : « Ouvrir la discussion scientifique est particulièrement pertinent au CERI qui traite de sujets internationaux », explique Miriam Périer qui porte entre autres la casquette de responsable des collections du laboratoire et conseille les chercheuses et chercheurs sur leur projet de publication. Pour Ghislaine Chartron, les publications en français sont très riches mais tournent parfois en circuit fermé : « L’anglais permet de s’ouvrir à d’autres cercles de pensée ». Et l’historien Thomas Dodman d’ajouter : « Lire dans une autre langue permet un regard plus éclairé sur son travail ». À condition que cela ne se fasse pas en sens unique.
Domination. Bilingue depuis l’enfance et donc « sans aucun mérite », Thomas Dodman écrit dans les deux langues en fonction du sujet et de la forme qu’il souhaite donner : « Le français permet une prise de parole plus libre, plus romanesque. On peut expérimenter avec l’écriture [un aspect fondamental également en sociologie, NDLR], ce qui n’est pas possible aux États-Unis de par son modèle économique de l’édition. » Le chercheur de l’université de Columbia à New York aide ses collègues de l’Hexagone à trouver des éditeurs anglophones et relit leurs productions. Il co-dirige également la revue francophone Sensibilités : Histoire, critique et sciences sociales, qui propose des textes originellement écrits en français ou traduits d’autres langues. « Ce travail n’est pas du tout valorisé aux États-Unis », déplore l’historien, qui constate avec regret que les collègues anglophones s’adonnent très peu à la lecture d’autres langues.
« Penser un phénomène social dans une langue a des conséquences sur les connaissances produites »
Vincent Larivière
Starting blocks. Professeur en science de l’information à l’Université de Montréal, Vincent Larivière dénonce les effets pervers du “tout à l’anglais” : « Cela entraîne des inégalités dans la contribution – les non-anglophones ont besoin de plus de temps pour lire ou écrire… – mais aussi dans les objets [qu’est-ce ? une réponse ici, NDLR] ». En effet, publier dans une revue internationale implique d’adapter son sujet : « Avoir son papier accepté dans l’American Journal of Sociology avec des données sur le Québec est difficile », témoigne-t-il. Et les écoles de pensée française et américaine ont chacune leur spécificité : « Penser un phénomène social dans une langue a des conséquences sur les connaissances produites ». Co-auteur de plusieurs études sur les publications scientifiques au Canada où la langue de Bourdieu est minoritaire, il livre ses derniers résultats : « Le français reste la langue principale en sciences humaines dans les universités francophones, mais il est en déclin dans les sciences sociales qui basculent vers des objets hors Québec ».
Win-win. Pour le chercheur québécois, la pression de publier en anglais vient des scientifiques eux-mêmes, du moins au Canada où, contrairement à la Chine, les chercheurs ne perçoivent pas de prime à chaque publication dans une revue internationale : « Ce “construit social” s’appuie sur l’espoir d’un prestige potentiel, analyse-t-il. Toutefois, « augmenter son nombre de citations en publiant en anglais n’est pas très pertinent en sciences humaines car les cycles de publications sont trop longs. » Voici qui peut expliquer le peu d’intérêt des SHS pour le facteur d’impact – le nombre moyen de citations par revue – et l’établissement en France des fameuses listes de revues citées plus haut. La clé de voûte est l’évaluation de la recherche, selon Vincent Larivière – (relire son interview au début de la Covid) : « Il faut trouver un système qui incite les chercheurs à faire de la bonne science. Si un papier en français est utilisé par des praticiens, on peut dire qu’il contribue à la société, localement. Publier en français répond donc parfaitement aux missions de l’Université ! »
« La traduction automatique semble rapide mais elle demande un travail d’editing chronophage »
Miriam Périer
Écartelé·es. Ghislaine Chartron résume tout haut ce que vous pensez pour beaucoup tout bas : « Les injonctions que reçoivent les chercheurs sur la publication sont contradictoires : d’un côté il faut être visible à l’international pour que son établissement soit bien classé dans Shanghai, de l’autre il faut participer au mouvement de la science ouverte en publiant via des éditeurs nationaux »… qui manquent d’ailleurs souvent de visibilité. « Il y a beaucoup de canaux de diffusion, on ne sait plus où lire », témoigne la chercheuse. Pour y remédier, la plateforme Cairn agrège les revues du paysage francophone européen – France, Belgique et Suisse – et sa version internationale propose des résumés traduits en anglais. Au Canada, la plateforme Érudit travaille au référencement des revues nationales avec, bilinguisme oblige, une version en français et une en anglais.
La magie agit ? Également traductrice freelance – de l’anglais au français –, Miriam Périer se dit favorable non à la publication exclusivement en anglais mais à la traduction des productions francophones, permettant l’accès aux lectorats français et anglais. « Les chercheurs peuvent être tentés d’avoir recours à des outils comme DeepL. Mais si la traduction automatique semble rapide, elle demande un travail d’editing chronophage, en comparant les deux versions ligne par ligne et en vérifiant notamment la traduction des concepts », explique celle qui a travaillé au sein de revues comme secrétaire de rédaction. La solution ? Avoir recours à un traducteur professionnel, ce qui a un coût non négligeable : en moyenne 14 centimes le mot et donc jusqu’à 15 000 euros pour un ouvrage entier. Les chercheurs peuvent éventuellement le prendre en charge sur leurs financements propres – ANR ou européens. De son côté, le CERI consacre un budget à la traduction auquel les chercheurs peuvent candidater et dispose d’un fonds pour l’editing destiné en priorité aux jeunes chercheurs prêts à soumettre leur papier. « Des évaluateurs anonymes vérifient que le texte est ok sur le fond. C’est toujours compliqué de payer une traduction avant d’avoir l’assurance que l’article sera accepté », explique Miriam Périer.
« Publier en anglais est plus exigeant, la concurrence plus rude »
Camille Bayet
L’heure des choix. Néanmoins, « certains styles sont intraduisibles », modère Thomas Dodman, insistant sur la difficulté de l’exercice. Vincent Larivière propose ainsi de faire reposer la charge de la traduction sur le lecteur plutôt que l’auteur : « À l’époque d’Einstein ou de Marie Curie, les chercheurs écrivaient dans leur langue et ceux qui voulaient les lire faisaient l’effort de s’approprier la langue de l’autre. » Selon lui, les outils automatiques pourraient aider à produire des traductions “certifiées”, relues et approuvées par des lecteurs maîtrisant les deux langues. « Les IA sont de toutes manières déjà largement utilisées pour l’écriture des articles, notamment parmi les 80% des auteurs qui ne sont pas nativement anglophones », rappelle le chercheur québécois. Le résultat, vous le connaissez : des tonnes de papiers mal écrits, parfois difficilement compréhensibles. « Il est dommage que les chercheurs soient obligés de publier dans un anglais qui s’appauvrit », déplore Thomas Dodman. Alors, Molière ou Shakespeare ? A vous de choisir !