Yves Moreau, le passe Muraille

Ce chercheur en bioinformatique a fait sienne la cause des Ouïghours, jusqu’à y consacrer une grande part de sa vie professionnelle.

— Le 15 mars 2024

Crédit : Lies Willaert

Yves Moreau ne mettra certainement jamais les pieds en Chine – ce serait trop risqué – mais il commence à bien connaître la région du Xinjiang. C’est en effet là que vit la population ouïghoure, largement discriminée par le gouvernement chinois, dont Yves Moreau traque depuis maintenant cinq ans les violations éthiques à travers les publications scientifiques. On a tous nos marottes : certains savent comment concocter le meilleur café du monde, d’autres partent chaque week-end en montagne. Celle de votre collègue Yves Moreau est plus originale : le pistage génétique des Ouïghours et des Tibétains est devenu l’un de ses sujets de prédilection, au même titre que ses travaux de recherche originels. Ceux-ci n’étaient d’ailleurs paradoxalement pas sans lien. 

« C’était comme la première fois où on va au casino  »

Yves Moreau

Boussole. Professeur à l’université néerlandophone KU Leuven, Yves Moreau a réorienté dès 2003 ses recherches en informatique pour les appliquer à la biologie et à la médecine à travers les diagnostics génétiques ou le développement de traitements. Des questions « socialement utiles » – comme il l’expliquait dans son intervention TEDx – contrairement à son doctorat « très ésotérique » sur les réseaux de neurones. Dix ans plus tard, vers 2013, alors que l’analyse de données monte en puissance grâce à l’accumulation de datas tous azimuts, celui qui a toujours été un passionné des mathématiques commence à s’interroger sur la protection de la vie privée et le pouvoir que ces données confère à ceux qui les contrôlent. 

Tous fichés. En 2016, une actualité à l’autre bout du monde va le faire basculer : le Koweït vient d’acter la création d’une base de données ADN de tous ses ressortissants, ainsi que de ses visiteurs. Un projet inquiétant comprenant l’achat d’un arsenal de séquenceurs pour la modique somme de 60 millions d’euros, mais qui ne suscite à l’époque que peu de réaction dans le monde académique. À sa grande surprise. La société européenne de génétique humaine dont il fait partie rédige à la manière académique, « très polie »,  une lettre ouverte qui sera reprise dans la presse. Si d’autres facteurs ont sûrement joué, le fait est que le Koweït abandonne son projet en 2017 : « Pour moi, c’était comme la première fois où on va au casino et que le numéro sur lequel on a misé sort. On rejoue ! »

«  Dans ce désert au bout de la Chine, la police avait acheté en deux ans 40 séquenceurs »

Yves Moreau

Le milieu empire. C’est décidé :  son prochain “terrain de jeu” sera la Chine. Scan 3D du visage, enregistrement de la voix… Yves Moreau a vent que le gouvernement élargit ses exigences biométriques pour la délivrance de passeports. « Or, depuis 2015, les Ouïghours faisaient déjà l’objet d’énormes restrictions de voyage. » L’association Human Rights Watch est déjà sur le coup mais aurait justement bien besoin d’un œil expert. Ni une, ni deux, le bioinformaticien se retrouve à passer ses soirées à éplucher des documents en chinois – merci Google Translate – et tisse des liens avec des collègues spécialisés en génétique médico-légale. De nombreuses séries policières en font état : l’enjeu du domaine est d’identifier le suspect grâce à des prélèvements ADN qu’on compare avec une base de données. Et ce qu’il découvre dépasse son imagination : « Dans ce désert au bout de la Chine qu’est le Xinjiang, la police avait acheté en deux ans 40 séquenceurs et mis en place 20 laboratoires de profilage ADN. Que fabriquaient-ils ? » La réponse, il la trouvera dans les guidelines destinées aux agents chinois : une collecte systématique parmi tous les résidents de la région, de 12 à 65 ans. « Leur intention était donc bien de constituer une base de données, sans aucun consentement de la population », réalise le chercheur depuis sa Belgique natale. 

En mission. « L’exemple de la Chine montre que ces risques de surveillance de masse sont bien réels. » Face à ce genre de révélations, l’impuissance nous gagne souvent. Pourquoi diable Yves Moreau s’est-il lancé à l’assaut de potentiels crimes contre l’humanité – souvenez-nous, en 2022 l’ONU publiait un rapport accablant – perpétrés de l’autre côté de la planète, au risque de devenir un Don Quichotte belge ? « Ces questions ne sont pas hors du périmètre de la science », estime-t-il. Et les réponses à y apporter sont valables même dans nos confortables pays européens : « Si elles perdent confiance dans la science et la médecine, nos sociétés pourraient refuser des tests génétiques pourtant utiles d’un point de vue médical ». La solution ? « Montrer que la communauté scientifique ne vit pas déconnectée du monde réel et qu’elle est capable de s’impliquer » – nous en parlions dans notre article sur l’éthique à l’Inserm.

« Ces publications n’étaient pas dans un coin sombre d’internet. On parle de grosses maisons d’édition occidentales »

Yves Moreau

Le vent tourne. Alors que nous échangeons en visio pour la troisième fois, le chercheur fait une courte pause pour aller chercher son chargeur. Le temps de reprendre son souffle, il enchaîne : après avoir fait pression avec Human Rights Watch sur les entreprises vendant à la Chine des séquenceurs, le géant Thermo Fisher – bien connu de vos salles de manip’ – et ses 20 milliards de dollars de chiffres d’affaires annonce en 2019 arrêter la vente au gouvernement chinois sur fond de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. La même année, il se lance avec un étudiant de master dans l’étude d’environ 500 articles utilisant des données génétiques en Chine : la moitié a pour auteur au moins un membre de la police ou de la justice chinoise – relire notre interview d’Yves Moreau en 2020. Une proportion largement supérieure à la moyenne : « Leur contribution était de toute évidence de collecter les données. De quelle autonomie bénéficient les chercheurs dans ces conditions ? », interroge le bioinformaticien. 

Not on his watch. Des centaines de papiers ont donc passé le filtre du peer review en violant délibérément les règles d’éthique : « Et ce n’est pas dans un coin sombre d’internet, parmi les revues prédatrices. On parle de grosses maisons d’édition occidentales », précise-t-il. Yves Moreau commence donc à écrire aux revues pour demander la rétractation des papiers ; les premières tombent en 2021. Cette semaine de mars 2024, il fêtait la trentième après quatre ans de bataille avec l’éditeur : « Les précédentes rétractations et les relais que je peux avoir dans la presse ont un impact fort », analyse-t-il. Son portfolio retraçant toutes ces interventions dans la presse – qu’il soigne sur son site personnel – est en effet impressionnant pour un chercheur – hors prix Nobel évidemment. Il faut dire d’Yves Moreau ne semble pas compter son temps lorsqu’il échange avec les journalistes.

«  Observer qu’aucun contrôle n’est effectué en génétique médico-légale en Chine est extrêmement frustrant »

Yves Moreau

Startupper. À l’évocation de son CV bien fourni et de son h-index de 70 (c’est beaucoup), il sourit, un peu gêné, mais l’avoue : sa production scientifique l’a bien aidé pour être crédible, notamment auprès des éditeurs scientifiques, dans la dénonciation des violations éthiques. Lui qui n’a pas baigné dès l’enfance dans le monde académique a découvert au fur et à mesure l’importance des processus sociaux et du capital symbolique dans la recherche. L’université KU Leuven, où il a fait sa thèse puis a eu l’opportunité de rester, charrie également son lot de prestige : 45ème au classement THE, elle peut se vanter d’être celle qui reçoit le plus de fonds en provenance d’Horizon Europe depuis le Brexit. « En Belgique, on a moins tendance à se déplacer », justifie-t-il, conscient de l’exception culturelle de son pays. Pratiquement le seul francophone de son établissement, l’ingénieur de formation a aussi cofondé deux startup : « La valorisation est très ancrée en Belgique. »

Prise de conscience. À l’interface entre informatique et biologie, Yves Moreau se dit impressionné par la place de la réflexion éthique dans la communauté de génétique humaine, malgré la lourdeur administrative des évaluations : « Alors que mes collègues européens qui collectent des données cliniques sont englués dans des processus nécessaires mais pénibles pour obtenir l’approbation des comités d’éthique, observer qu’aucun contrôle n’est effectué en génétique médico-légale en Chine est extrêmement frustrant ». En informatique, ses collègues n’ont en revanche pas les mêmes réflexes : « Ils n’ont pas vécu d’événement marquant qui les auraient obligés à se sentir concernés ». Malgré toutes les alertes au sujet de l’intelligence artificielle, un sujet qu’Yves Moreau compte bien investir : « Fournir aux étudiants des outils pour parler en dehors des narratifs dominants dans les formations d’ingénieur – tel que la technologie apporte le progrès et donc le bien-être – est crucial. Les jeunes générations sont en demande ».

« Ce n’est pas idéal mais je n’ai pas fait tout ça pour rien »

Yves Moreau

Tenir le cap. Aujourd’hui toujours à la tête d’une équipe bien fournie – quatre postdocs et huit doctorants –, jonglant au quotidien entre néerlandais et anglais, le chercheur l’admet : l’équilibre est difficile à trouver entre les investigations qu’il mène au sein d’un petit réseau de chercheurs passionnés comme lui, éparpillés à chaque coin du Globe, et la gestion de son équipe qu’il n’abandonnerait pour rien au monde, son instinct d’ingénieur demeurant à l’affût de nouveaux développements. « Ce n’est pas idéal mais je n’ai pas fait tout ça pour rien ». Récompensé pour sa contribution à améliorer « la rigueur, la fiabilité et la transparence de la recherche », Yves Moreau était hier jeudi 14 mars à Berlin pour recevoir le prix de la fondation Einstein. À défaut de partir sur la route de la soie… 

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