Le Collège des sociétés savantes et Alia ont publié à quelques jours d’intervalle des prises de position pour défendre la liberté académique. Hasard ou concertation ?
François Massol. Nous ne nous étions pas concertés mais peut-on vraiment parler de hasard après tout ce que nous avons vécu… Il y a une forme de logique [le communiqué du Collège est disponible ici, NDLR].
Claire Doquet. Plus qu’un hasard, je parlerais de nécessité. Étant donné le contexte, nous devions nous engager et réagir. Quand Alia a sorti sa charte [à consulter ici, NDLR] — notre association a été créée en juillet dernier —, nous avons évidemment échangé au sein de l’association et sommes arrivés à la conclusion que nous n’avions d’autre choix que de nous exprimer sur le sujet.
« Les atteintes dépassent les SHS, qui ne sont que la partie visible de l’iceberg »
Claire Doquet, ALIA
Au-delà de cas ponctuels d’entraves à la liberté académique, dont celui d’Alexandre Dézé (relire notre enquête sur les plaintes baillons), que craignez-vous de manière plus générale ?
FM. Notre texte a plusieurs origines : nous discutions depuis longtemps au sein du conseil d’administration de ce problème, qui n’est pas restreint comme on pourrait le croire à certaines disciplines [François Massol est au CNRS, Claire Doquet linguiste]. Dans l’imaginaire collectif, les sciences sociales seraient exclusivement concernées alors que la problématique est beaucoup plus vaste. Les récentes élections législatives ont ravivé ces frayeurs ; certains élus pourraient avoir une vision de la liberté académique encore plus dommageable que celle ayant mené à la situation actuelle. Nous avons tous eu peur. La nomination de Patrick Hetzel au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche nous a donné une raison supplémentaire. Si le sujet des libertés académiques n’est pas traité, il risque d’être piétiné.
CD. La création d’Alia est consécutive aux élections, je partage donc ce point de vue. Il n’y a pas de cause unique mais une ambiance globale, en France ou aux États-Unis, par exemple. Le climat n’est pas rassurant. Nous devions nous occuper de ce sujet dont nous sommes responsables. La charte rappelle que les présidences d’établissement doivent elles aussi protéger la liberté académique, notamment via la protection fonctionnelle des enseignants chercheurs. À nous de faire savoir que nous tenons à la liberté académique. C’est notre point de convergence au sein du bureau d’Alia. Les atteintes dépassent les SHS, qui ne sont que la partie visible de l’iceberg. Les accusations contre l’islamogauchisme, terme sans réalité mais qu’a repris à son compte Patrick Hetzel, les placent en première ligne. Mais elles sont loin d’être seules : citons entre autres les sciences du climat.
Le cas d’Alexandre Dézé est-il un exemple parfait de procédure bâillon ?
FM. Concernant ces procédures baillons, on a un champion du monde en France : j’ai nommé Didier Raoult. Il n’accepte plus la contradiction scientifique en portant systématiquement les désaccords auprès des tribunaux… et se fait régulièrement débouté. C’est la fin de la dispute scientifique telle que nous la connaissons où les scientifiques se répondent dans les congrès ou par publications interposées. L’Observatoire des atteintes aux libertés académiques [OALA, consulter leur site, NDLR] avait entamé un recensement de ces procédures : des doctorants arrêtés par la police, la mise en place lente de protection fonctionnelle… C’est un ressenti à chaud mais elles nous semblent en augmentation.
CD. Le problème est qu’en cas de procédures baillons la controverse, la “disputatio” académique disparaît. Ces valeurs sont en train de céder le pas ; le cas d’Alexandre Dézé est effectivement emblématique et nous craignons que d’autres ne surviennent.
« La plus grande fragilité des non titulaires est un vrai sujet, encore renforcé par la loi de programmation de la recherche »
François Massol
Passons aux solutions : de quelle manière renforcer par la loi ou tout autre biais la liberté académique ? Faut-il notamment renforcer la protection des non titulaires, tout particulièrement des jeunes chercheurs (doctorant·es ou post doc) ?
CD. Les retours que nous avons au sein de l’association démontrent que la logique des appels à projets de moins en moins blancs et de plus en plus orientés, si elle n’est pas une atteinte à la liberté académique en tant que telle, laisse penser que le système est guidé par d’autres choses que la nécessité de la recherche. Les fondamentaux — dont celle de choisir son sujet de recherche — ne doivent pas être remis en cause. J’insiste sur un point : la liberté académique ne signifie pas la liberté de dire tout et n’importe quoi. Cela fait des années — depuis la LRU [La loi relative aux libertés et responsabilités des universités a été votée en 2007, NDLR] — que les crédits à long terme, sauf exception, sont remis en cause.
FM. La plus grande fragilité des non titulaires est un vrai sujet, encore renforcé par la loi de programmation de la recherche. Nous avions historiquement des thésards dans les laboratoires qui n’étaient évidemment pas aussi libres de choisir leurs recherches qu’un chercheur en poste. Mais les chaires de professeur junior (relire notre analyse sur le sujet), notamment, ont prolongé cette situation : pendant trois à cinq ans, les titulaires de CPJ sont sur un strapontin sans pouvoir s’autoriser à passer les bornes de la bienséance du pouvoir en place. Au final, leur poste dépend entre autres du bon vouloir des présidences. J’ajoute à cela la possibilité de doctorants engagés par le privé [relire notre analyse sur le sujet, NDLR], qui pourraient tout à fait « sauter » s’ils faisaient trop usage de leur liberté académique.
Le collège pointe la moindre protection de la liberté académique des chercheurs au sein des organismes, comparativement aux enseignants chercheurs. Que proposez-vous ?
FM. Dans le code de l’Éducation, les différents statuts ne sont pas séparés mais les décisions du Conseil constitutionnel tranchant sur la liberté académique concernent les enseignants chercheurs. Il y a donc quelque chose de flou sur le sujet. J’ajoute que dans les universités le président d’établissement est le premier parmi tous les égaux, ce qui n’est pas le cas dans les organismes de recherche, où le PDG est hiérarchiquement au-dessus des chercheurs. C’est une énorme différence qui n’est pas appréciée à sa juste valeur.
Concernant la charte d’Alia : vous appelez les présidences d’établissement à la signer. L’ont-elles fait ?
CD. Pas pour le moment mais nous ne l’espérions pas si tôt. Nous souhaitons que les gouvernances d’université s’en saisissent, quitte à l’aménager et à se l’approprier. Notre objectif est qu’elle soit signée en respectant ses principes : c’est un outil qui permettra à tous de réaffirmer ce principe, qui est un enjeu démocratique.
« Ces idées ne sont pas réservées à la gauche et je ne voudrais pas que nous le laissions croire »
Claire Doquet
Quels relais avez-vous dans la société civile ou les partis politiques, au-delà du microcosme de l’ESR ?
CD. Nous avons évidemment tous nos convictions citoyennes à Alia mais nous nous sommes pour le moment interdits de déléguer notre parole, notamment auprès des syndicats. Nous souhaitons que notre discours soit indépendant des partis, sans obédience politique. Une nouvelle AG aura lieu en novembre pour affiner les choses : nous ne disons pas non à des soutiens mais nous ne nous rangerons pas d’un côté ou d’un autre, nous ne sommes pas partisans.
FM. Concernant le Collège, nous avions déjà pris contact avec de nombreux acteurs institutionnels suite à notre proposition de conseiller scientifique. Le même travail d’explication de texte, de visu, sera effectué concernant ce sujet des libertés académiques auprès du ministère, de parlementaires concernés, des présidences d’université et d’instituts… Les prises de contact avancent mais il y a un gros travail de fond à faire.
L’alternance des dernières législatives n’a-t-elle pas ouvert des portes, notamment au Nouveau Front Populaire ?
FM. Nous étions déjà en contact avec La France Insoumise mais notre mission est de toucher tout le monde, y compris les macronistes ou Les Républicains, même s’ils sont parfois éloignés de nos positions a priori.
Défendre la liberté académique, n’est-ce pas automatiquement assimilé à une position de gauche auprès des politiques ?
CD. Si on regarde le profil politique des enseignants chercheurs, ils sont certainement globalement à gauche mais pas que. Sur la question de la liberté académique, des libéraux peuvent aussi s’y retrouver : des gens attachés aux libertés de manière transversale, tout en excluant de la réflexion des extrêmes qui nient cette liberté. Ces idées ne sont pas réservées à la gauche et je ne voudrais pas que nous le laissions croire, faute de se retrouver dans un clivage gauche droite, si tant est que ce soit celui qui structure la vie politique aujourd’hui. Si les chercheurs n’ont plus la liberté de parole, c’est tout simplement un problème démocratique.
FM. Effectivement, il ne faut pas jouer aux « universitaires de gauche contre le reste du monde », c’est important. Le fait que notre ministre ait déjà tant de faits d’arme sur les libertés académiques — ses prises de position pro Didier Raoult ou sur l’islamogauchisme — montre qu’au-delà du clivage gauche droite, il faut convaincre ces franges que la liberté académique est importante : on ne peut pas la piétiner et faire dans le même temps que la France soit un pays avancé en terme d’innovation ou recherche. Des parlementaires de droite ne pourraient qu’être d’accord avec ça.
« On a du mal à imaginer que Patrick Hetzel va faire bouger les choses dans le bon sens mais sait-on jamais»
François Massol, Collège des sociétés savantes
Un message particulier pour Patrick Hetzel ?
FM. Vu ses positionnements passés, on a du mal à imaginer qu’il va faire bouger les choses dans le bon sens mais sait-on jamais. Si au moins le débat pouvait être soulevé et qu’un statut positif de la liberté académique pouvait en sortir, sans attendre le Conseil constitutionnel, ce serait déjà une avancée. On peut toujours espérer.
CD. Mario Draghi a remis un rapport à la Commission européenne [le voici en lecture intégrale, NDLR] il y a quelques semaines et a insisté sur l’importance de la transmission des savoirs pour juguler le décrochage de l’Europe et in fine de la France. Il y a une convergence : l’éducation doit être au centre du jeu. En tant que ministère, j’espère qu’il augmentera pour que l’ESR souffre moins des restrictions budgétaires. Si on reconnaît au secteur une importance vitale, la liberté académique doit la sous-tendre…