Nicolas Chevassus-au-Louis : « En aucun cas je ne défends un arrêt total de la recherche »

Docteur en biologie et journaliste, Nicolas Chevassus-au-Louis interpelle la communauté scientifique sur son impact écologique et sa nécessaire décroissance.

— Le 26 septembre 2025

Vous prônez la décroissance des activités scientifiques. Pourquoi ?

L’activité scientifique est un moteur pour l’innovation, lui-même moteur de la croissance économique. Or on sait depuis le rapport Meadows publié en 1972 que la croissance économique infinie dans un monde fini est tout simplement impossible – même si beaucoup ne veulent pas l’accepter. Ensuite à cause de l’impact des activités de recherche en elles-mêmes. Comme on dit : « Il faut balayer devant sa porte ». La recherche a commencé à mesurer ses émissions de gaz à effet de serre : actuellement, chaque chercheur du CNRS émet 14 tonnes d’équivalent CO2 par an : soit dix fois plus que ce qui serait permis pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris.

« Il ne peut pas y avoir de progression infinie de la connaissance dans un monde fini »

Nicolas Chevassus-au-Louis

Comment votre proposition de “décroiscience” est-elle reçue parmi les chercheurs ?

Je suis très frappé par l’ampleur de la réflexion en cours dans le monde scientifique. J’ai été invité à présenter mon livre dans des laboratoires, avec une très bonne réception. Les esprits semblent mûrs. Un président d’une section CNRS, chargé d’évaluer ses collègues pour les promotions et les recrutements, m’a confié qu’ils devaient réfléchir à de nouveaux critères d’évaluation devant la multiplication des chercheurs refusant de prendre l’avion. Loin de chercher à les sanctionner, il avait l’air de trouver cela tout à fait respectable. Par ailleurs, l’Université est en train de changer très vite également, notamment depuis le rapport Jouzel-Abbadie et la formation obligatoire aux étudiants de premier cycle aux enjeux écologiques [le physicien Guillaume Blanc nous en parlait, NDLR]. J’ai donc grand espoir. 

Le sujet ne fait toujours pas consensus parmi les économistes…

En effet. Mais alors que la décroissance était auparavant perçue comme une idée militante, c’est aujourd’hui devenue une question sérieuse et légitime, un vrai objet de recherche [nous vous en parlions il y a déjà quatre ans et Le Monde y consacrait un article en juin dernier, NDLR]. L’idée de décroissance s’oppose à l’hypothèse d’une croissance verte qui, grâce aux progrès scientifiques, permettrait de continuer la croissance économique tout en diminuant les besoins en matières premières.

Comment faire pour diminuer les émissions de la recherche ? 

Améliorer les procédés, mutualiser les équipements, prendre moins l’avion… toute une série d’actions donne une petite marge de manœuvre pour décroître. Mais ce ne sera pas suffisant : il faut renoncer à certains types de recherche. En d’autres termes, comme pour l’économie, il ne peut pas y avoir de progression infinie de la connaissance dans un monde fini. Et si mon livre met les pieds dans le plat, cette idée avait été formulée par Alexandre Grothendieck il y a cinquante ans, puis oubliée…

« Il faut renoncer à certains types de recherche »

Nicolas Chevassus-au-Louis

L’idée de la décroissance dans le milieu scientifique revient-elle aujourd’hui en force ? 

On assiste aujourd’hui à un retour de la figure de Grothendieck, avec notamment la republication de ses ouvrages comme Récoltes et semailles. C’est pour moi l’indice que quelque chose est en train d’évoluer très vite. Le niveau des débats n’est pas du tout le même qu’il y a dix ans. Une partie du monde de la recherche s’est saisie de cette question, avec des mouvements comme Labos 1point5 [relisez notre dernière analyse à leur sujet, NDLR] qui mesure l’impact en terme de gaz à effet de serre des activités scientifiques, sans s’en contenter : mesurer est un préalable à l’action. D’autres collectifs se créent localement : Scientifiques en rébellion, Ateliers d’écologie politique… La bataille idéologique est loin d’être gagnée mais les lignes de front évoluent vite. La crise climatique, que l’on constate chaque été avec les incendies et les canicules, est bien réelle : le scénario d’une augmentation des températures moyennes de 1,5°C est déjà enterré, nous sommes partis pour un scénario à +3°C. Sans oublier la crise de la biodiversité, l’accumulation de polluants…

L’épisode de la Covid a-t-il aidé à la prise de conscience ?

La pandémie a eu un rôle déclencheur. On ne connaît toujours pas de manière certaine l’origine du virus mais quelle que soit l’explication, elle conforte l’idée d’une décroissance nécessaire de la recherche. En effet, si le virus a passé la barrière entre espèces pour aller de l’animal vers l’homme, c’est un signe supplémentaire que la destruction des écosystèmes met en danger la santé humaine et qu’il faut y mettre fin. S’il s’agit d’une fuite d’un laboratoire, cela montre que ces expériences dites de “gain de fonction” [qui visent à augmenter la virulence et la contagiosité d’un agent infectieux pour l’étudier, NDLR] doivent être sévèrement encadrées, voire interdites.

« La diminution doit être planifiée, avec le retour à des crédits récurrents durables »

Nicolas Chevassus-au-Louis

N’y a-t-il pas justement besoin de plus de recherche (au moins de certaines) dans notre contexte de crise, voire d’urgence écologique ?

En aucun cas je ne défends un arrêt total de la recherche. Cependant, la crise écologique impose d’en repenser des pans entiers : la chimie pour qu’elle se passe des hydrocarbures, la santé publique avec des vecteurs de maladie qui migrent un peu plus au Nord chaque année… Je prône donc une réorientation de certaines thématiques et l’abandon d’autres, celles au service de la croissance.

Lesquelles ?

L’intelligence artificielle ou les technologies quantiques sont d’excellents exemples. Je pense également aux très grands équipements qui ont un fort impact : l’empreinte carbone d’un astrophysicien est de 35 tonnes de CO2 par an [nous vous en parlions, NDLR]. Il n’y a aucune raison de construire de nouvelles infrastructures. La question est également soulevée en physique haute énergie avec le projet du Future Circular Collider au Cern [nous vous en parlions également, NDLR]. Les programmes de Big science ne sont plus du tout adaptés à la réalité de la crise environnementale.

« Les programmes de Big science ne sont plus du tout adaptés à la réalité de la crise environnementale »

Nicolas Chevassus-au-Louis

Ce sont pourtant les recherches les plus promues par les dirigeants actuels…

En effet, d’après le rapport sur la science mondiale de l’Unesco, le nombre de publications en intelligence artificielle et robotique était en 2019 de 148 000 contre 7400 sur les virus émergents. Mais quelles recherches sont les plus urgentes ?

Faut-il demander l’avis des citoyens non scientifiques ?

La démocratisation des choix scientifiques et techniques est certainement à développer mais les mécanismes restent à trouver. Une possibilité intéressante serait de renforcer le rôle de l’OPECST [Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, NDLR]. Il serait également imaginable que le PDG du CNRS rende des comptes devant l’Assemblée nationale. L’impulsion peut également venir des dirigeants et cela s’est vu dans l’histoire : après avoir lu le rapport Meadows, le vice-président de la Commission européenne Sicco Mansholt préconisait en 1972 la réduction massive et planifiée de la production industrielle et sa réorientation vers des choses plus utiles.

« Couper soudainement les budgets n’est pas une solution souhaitable »

À l’heure où tout le monde s’inquiète du budget 2026 de la recherche, faudrait-il donc le diminuer ?

C’est la question qui fâche mais il faut se la poser : la décroissance ne peut pas se faire à budget constant. En revanche, couper soudainement les budgets n’est pas une solution souhaitable. La diminution doit être planifiée, avec le retour à des crédits récurrents durables pour que les chercheurs n’aient plus à courir après les appels à projets de l’ANR ou d’ailleurs. L’exemple de l’institut Néel à Grenoble est intéressant à cet égard : un groupe de chercheurs acceptent de diminuer leurs budgets de 10% par an à condition de ne plus avoir à chercher des financements. En même temps, je comprends tout à fait que des postdocs à la recherche d’un poste permanent s’indignent à cette idée.

Vos arguments en faveur de la décroissance scientifique sont-ils uniquement écologiques ? Vous qui avez fait un doctorat en biologie, avez-vous quitté la recherche pour ces raisons ?

J’adore la connaissance et s’il n’y avait pas de réchauffement climatique, je serais partisan d’un accroissement sans limite ! Et non, j’ai quitté la recherche pour des raisons personnelles qui n’ont rien à voir avec une “bifurcation”.

« Je suis très frappé par l’ampleur de la réflexion en cours dans le monde scientifique »

Nicolas Chevassus-au-Louis

Les chercheurs en France peuvent-ils décroître dans un contexte de compétition internationale ? 

Ils ont la chance de posséder le statut de fonctionnaire qui leur donne une certaine indépendance et des marges de manœuvre intéressantes : ils sont maîtres de leur poste et de leur sujet de recherche. C’est ce qui a permis à certains des réorientations thématiques ces dernières années, un exemple étant la création de l’équipe Soutenabilité, Transition, Environnement, Économie biophysique et Politiques locales à Grenoble. Ceci ne serait pas possible si chaque chercheur devait trouver des financements pour payer son salaire, comme c’est le cas dans la plupart des autres pays. 

Dix ans après avoir écrit l’ouvrage “Malscience” sur les fraudes scientifiques, avez-vous l’impression que le phénomène s’est empiré ? 

L’édition scientifique a en effet grandement évolué : il est parfois de plus en plus difficile de distinguer les revues sérieuses des revues prédatrices, avec certaines qui publient des résultats sérieux à côté de faux articles [les revues de la zone grise, nous vous parlions de MDPI, NDLR]. Dans mon nouveau livre, je dresse un état des lieux de la recherche actuelle et de ce sur-productivisme scientifique qui mène à la fraude : l’objectif devient uniquement quantitatif et non qualitatif. Dans ce contexte, un ralentissement des activités de recherche devient une solution. C’est ce que souligne le philosophe Pascal Engel qui a écrit la préface : il est pour une “décroiscience” sans adhérer au programme de décroissance économique.

« Le sur-productivisme scientifique mène à la fraude »

Nicolas Chevassus-au-Louis

Toutes les fraudes scientifiques sont-elles du même niveau de gravité ?

La diffusion de connaissances fausses ou imprécises a des conséquences majeures – on l’a vu durant la Covid avec Didier Raoult et l’hydroxychloroquine. En revanche, le plagiat ou les conflits entre auteurs, qui sont les causes principales des investigations d’intégrité scientifique [nous vous en parlions, NDLR] ne mettent pas en cause la solidité de l’édifice de la connaissance. En d’autres termes, même s’il est très désagréable d’être plagié, cela ne nuit pas à la science. Beaucoup d’efforts sont pourtant investis dans la détection du plagiat mais faut-il vraiment les comptabiliser parmi les fraudes scientifiques ? 

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