Les ScienceGuardians, fantômes de l’intégrité

Un groupe d’activistes anonymes s’emploie depuis près d’un an à suivre, voire à menacer juridiquement, les détectives de l’intégrité scientifique. Chroniques d’une guerre invisible.

— Le 21 novembre 2025

Un groupe de l’ombre qui tente de discréditer les détectives de l’intégrité scientifique… Mais qui sont ces ScienceGuardians qui sévissent anonymement, notamment sur X depuis plus d’un an ? C’est la question que se pose la communauté des sleuths – détectives en anglais, qui se prononce “slousse” –, autant de chercheurs actifs ou reconvertis qui traquent les erreurs, voire les fraudes, dans les publis et postent les conclusions de leurs investigations sur PubPeer. Parmi eux, Elisabeth Bik repère les images dupliquées – relire notre interview –, Guillaume Cabanac traque les articles générés par IA, entre autres – relire notre portrait – Anna Abalkina documente les paper millsrelire notre interview –, Lonni Besançon surveille les manipulations de citations – relire notre analyse – quand il n’est pas en train de dénoncer les pratiques frauduleuses de Didier Raoult… Ce qui n’est évidemment pas au goût de tout le monde, notamment des auteurs dont les travaux sont visés. Régulièrement accusés sur les réseaux de harcèlement, voire de procès d’intention, les détectives mais aussi certains éditeurs et journalistes sont aujourd’hui clairement la cible des ScienceGuardians dont le symbole – une main tenant un trident – donne le ton. 

« On pourrait penser que [les ScienceGuardians] essaient de gagner l’attention de la Maison Blanche »

Un détective anonyme

Lever le voile. Kevin Patrick, alias Cheshire sur PubPeer, a été désigné “Perpetrator n°1” (coupable ou criminel en VF) par les ScienceGuardians sur X. « Je suis dans le top 10 des contributeurs sur PubPeer, mais clairement pas le plus prolifique. Ils ont mélangé mes contributions avec celle d’un autre utilisateur et m’ont attribué plus de 20 000 commentaires », explique, amusé, ce conseiller en finance pour qui la détection d’images manipulées est devenue un hobby. Comme Elisabeth Bik – elle nous l’expliquait lors de notre entretien – il possède cette capacité à reconnaître des motifs qui se répètent. Après avoir lu quelques articles sur Retraction Watch et rencontré sur Twitter en 2019 d’autres détectives, il s’est lancé dans l’aventure. Jusqu’à organiser depuis trois ans des rencontres entre détectives en Europe. À son tableau de chasse ? Avoir dénoncé avec Matthew Schrag, Elisabeth Bik et Mu Yang des méconduites dans des travaux sur la maladie d’Alzheimer, documentés par le journaliste Charles Pillar dans le magazine Science. « Je savais qu’il serait difficile de rester anonyme et mon absence de bagage scientifique ne me dérangeait plus, j’ai donc révélé mon identité en 2023. » Mais le détective en herbe reste prudent : « Je demande conseil auprès d’autres détectives et je pointe uniquement ce qui m’apparaît incorrect dans les articles, je n’accuse jamais les auteurs de méconduites », rappelle Kevin Patrick.

OK Podium. Elisabeth Bik, quant à elle, est presque déçue de n’être que la “Perpetrator n°5”. Microbiologiste de formation, elle a quitté son statut de chercheuse pour devenir depuis 2019 conseillère en intégrité scientifique à temps plein. Très active sur PubPeer, elle a été récompensée en 2024 par le prix de la Fondation Einstein. Les ScienceGuardians ont tenté de la discréditer, ressortant des critiques sur l’un de ses anciens papiers publié dans Plos One et qui avait reçu en 2022 un expression on concerns. « Pour moi cette décision était sévère mais c’est du passé il n’y a rien de nouveau dans cette affaire », explique l’intéressée. « Les ScienceGuardians prétendent que nous sommes tous des fraudeurs mais n’apportent aucune preuve », estime-t-elle comme plusieurs de ses comparses détectives. Mais Elisabeth Bik en a vu d’autres. Elle s’en amuse donc presque, se surnommant elle-même sur BlueSky « a fraudulent microbiologist ».

« PubPeer s’apparente à un réseau mafieux »

Les ScienceGuardians

Sniper masqué. PubPeer est également dans le viseur des ScienceGuardians : la plateforme s’apparenterait à un « réseau mafieux », couvrant des « détectives frauduleux » avec comme but principal d’harceler certains chercheurs. ScienceGuadians accuse notamment la plateforme de ne pas modérer correctement les commentaires, alors que comme nous l’expliquait Boris Barbour, coanimateur de la plateforme : « PubPeer est très fortement modéré ». Les critères ? « Être poli et factuel » et, si l’information en tant que telle n’est pas vérifiée, elle doit être vérifiable par le lecteur. Sans procès d’intention, donc. Mais cela n’a pas convaincu les ScienceGuardians qui ont créé leur plateforme éponyme, « le premier journal club [club de lecture de revues scientifiques, NDLR] totalement vérifié ». Quelques commentaires par semaine y sont déposés pour un total de 750 depuis un an. Une activité encore bien loin des 6000 publiés chaque mois sur PubPeer, lancé en 2012. Montrant bien qu’il n’est pas aisé de créer un tel espace de discussion.

Humour, je précise. Quelques détectives ont tenté une intrusion sur la plateforme des ScienceGuardians, qui se dit ouverte à toute personne du monde académique ou de l’édition scientifique. « Je pensais qu’ils me censureraient mais comme j’avais un email de Stanford, je me suis inscrite et j’ai créé une cinquantaine de commentaires déjà publiés sur PubPeer », explique Elisabeth Bik. Résultat : six mois plus tard, ses commentaires sont toujours sur le site des ScienceGuardians. Un autre détective a voulu quant à lui piéger la plateforme qui se vante d’une vérification stricte des identités des utilisateurs. Jeune metascientifique états-unien amateur de canulars, Reese Richardson avait déjà créé un faux profil Google Scholar au nom de son chat Larry – nous vous en parlions en clin d’œil. Il a récidivé sur le site des ScienceGuardians, qui n’ont pas goûté la blague, à en croire leur longue publication sur X en avril 2025 sous-entendant que les agissements de Reese Richardson pourraient être punis par les lois états-uniennes. 

« Les ScienceGuardians prétendent que nous sommes tous des fraudeurs mais n’apportent aucune preuve »

Elisabeth Bik, détective

Afficionado. Mais qui donc se cache derrière ? Le groupe veut rester anonyme comme il l’a expliqué à notre consoeur journaliste pour Nature Holly Else – l’intégralité des échanges a été publié sur leur blog. Notre demande d’interview est quant à elle restée sans réponse au jour où nous écrivons ces lignes. Au vu de leur activité, il pourrait s’agir d’une poignée de personnes uniquement. Avant qu’il les critique ouvertement sur X, le détective français Lonni Besançon avait été approché pour les rejoindre, ce qu’il a refusé. En revanche, un chercheur s’est fait remarquer pour avoir annoncé au grand jour son soutien aux Science Guardians, et pas des moindres : Wafik El-Deiry, médecin et chercheur en cancérologie à la prestigieuse Université Brown. Influent aux États-Unis, il était notamment pressenti pour prendre la tête du National Cancer Institute – place finalement dévolue à un autre oncologue, Anthony Letai. Un grand nombre de publications signées par Wafik El-Deiry font l’objet de commentaires sur PubPeer, notamment par Elisabeth Bik. Dès novembre 2024, l’idée de la création d’une plateforme alternative à PubPeer le rendait très enthousiaste… jusqu’à ce qu’Elisabeth Bik y republie les commentaires sur ses articles. 

Traitement de chique. Depuis leur création, les ScienceGuardians défendent une politique consistant à prévenir  les méconduites par l’empowerment et l’éducation des chercheurs ; ils critiquent les méthodes consistant à « identifier et punir » les mauvais élèves, inefficaces selon eux. Se mettre dans la peau des chercheurs qui publient dans des revues prédatrices ou de la “zone grise” avant de les juger, est en effet crucial – nous en parlions à plusieurs reprises ici, ici et . Avant même leur apparition sur les réseaux sociaux, les ScienceGuardians ont signé des fiches pratiques similaires à celles diffusées par le comité d’éthique international des maisons d’éditions (COPE), instance de référence qui guide les éditeurs. Les fiches des ScienceGuardians semblent en revanche destinées aux auteurs, avec des thèmes identiques: est-il possible de modifier la liste des auteurs d’un papier entre sa soumission et sa publication – une technique bien connue des paper mills ? Comment gérer de manière intègre les special issues – particulièrement vulnérables à la manipulation par ces mêmes paper mills ? Les ScienceGuardians proposent également un outil analysant, à partir du nombre de doctorants, postdocs ou assistants d’une équipe, si le volume de publication reste aligné avec les standards. Une manière de rester sous les radars des maisons d’édition ?

« [Le complotisme], c’est là qu’il y a le plus de traction sur les réseaux sociaux  »

Kevin Patrick, détective amateur

Puppetmasters. « Qui tire réellement les fils ? », interroge, sur fond de musique digne d’un blockbuster états-unien, l’une de leurs dernières vidéos postées le 17 novembre 2025 sur X avec cette invitation : « Watch it. Spread it. The mask is shattered. » La recette des ScienceGuardians semble avoir définitivement tourné à la sauce complotiste. « C’est là qu’il y a le plus de traction sur les réseaux sociaux », analyse Kevin Patrick – relire également notre analyse sur le mouvement HelloQuitteX. Ce qui semble d’autant plus important pour les ScienceGuardians que leur compte sur X n’attire pas les foules : environ 4000 “followers” et quelques centaines de réactions à chaque publication. Mais des comptes antivax relaient leurs posts sur X et des sites complotistes comme FranceSoirà ne pas confondre avec l’ancien titre de presse – ont publié plusieurs articles reprenant les “scandales” dénoncés par les ScienceGuardians. En voici un exemple d’avril 2025, donnant au passage la parole à des médecins comme Sabine Hazan ou Christian Perronne dont les travaux sur l’hydroxychloroquine – entre autres – sont critiqués par les détectives. 

Bon avocat. Si aucune procédure judiciaire n’a été initiée par les ScienceGuardians à notre connaissance, ils en agitent perpétuellement la menace. Certains détectives commencent à être habitués à ce genre de menaces qui jusqu’à présent tournent court – la plainte de Didier Raoult visant Elisabeth Bik et Boris Barbour a finalement été classée sans suite l’an dernier. Mais ces techniques d’intimidation pourraient impacter les plus jeunes, les faisant réfléchir à deux fois avant de commenter certains papiers, notamment dans le contexte actuel. L’administration Trump – la création des ScienceGuardians concorde d’ailleurs étrangement avec son élection – diffuse un discours qui rejoint en de nombreux points celui du collectif anonyme, avec notamment le fameux décret de mai 2025 « Restoring Gold Standard Science » ou les propos allant à l’encontre du consensus scientifique du ministre de la santé Robert F. Kennedy Jr. « On pourrait penser qu’ils essaient de gagner l’attention de la Maison Blanche », commente un détective qui souhaite rester anonyme, de peur d’être harcelé en ligne. Mais jusqu’ici, tout va bien : les détectives continuent leur travail.

À l’attaque des éditeurs

Certaines revues sont également la cible des ScienceGuardians, notamment les prestigieuses Science et Nature, mélangeant au passage la publication d’articles scientifiques et les rédactions indépendantes, composées de journalistes, qu’elles abritent. En novembre, la journaliste Holly Else était attaquée ad hominem par les ScienceGuardians et Holden Thorp, éditeur en chef de Science, s’est vu accusé sur X d’avoir “compromis et corrompu” la revue. « Nous apprécions travailler avec les “détectives” (…), ils apportent des expertises spécifiques de grande valeur », témoignait en septembre Chris Graf, à la tête de l’équipe intégrité chez Springer Nature – relire notre analyse sur les éditeurs face à la fraude. Ainsi, Taylor&Francis a débauché début 2025 l’un d’eux : Nick Wise, docteur en physique et spécialiste des paper mills. Ce qui a valu à “l’infiltré” Nick Wise un post d’attaque en règle sur X et à la maison d’édition une lettre officielle des ScienceGuardians les accusant de conflits d’intérêt. Face à « ces insinuations non fondées », Taylor&Francis les a en retour menacé de poursuites.

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