Le constat est clair : « Les trajectoires actuelles de développement entraînent des modifications graves et parfois irréversibles du climat et de la biodiversité », a tenu à rappeler Sophie Szopa, vice-présidente développement soutenable de Paris Saclay en ouverture de ce colloque co-organisé par l’université Paris Saclay et le centre d’Alembert. Les inégalités sont profondes : dans le monde, 3 personnes sur 10 n’ont pas accès à l’eau potable et 10% des ménages sont responsables de 40% des émissions mondiales. Pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre tout en assurant un indice de développement humain correct, « nous avons besoin de recherche mais aussi de transfert de connaissance (via la science ouverte), et de réduire nos impacts », ajoutait Sophie Szopa . Réunissant près d’une centaine de personne, il s’est tenu dans la vallée de l’Yvette, au sein d’un des laboratoires historiques d’Orsay sur « la physique des deux infinis ».
« Le micromanagement, obligeant les chercheurs à dire ce qu’ils auront trouvé dans six mois est extrêmement délétère »
Stéphanie Ruphy
Au Soleil. Il faudrait donc que les chercheurs saisissent ces problèmes à bras le corps. Bifurcation, changement de thématique… certains d’entre vous ont sauté le pas, comme Daniel Suchet – qui aime aussi la médiation, nous l’avions interrogé à ce sujet. Après une thèse en physique quantique sur un sujet très fondamental, il a réorienté ses recherches vers le photovoltaïque au moment de son premier postdoc : « Comme tout jeune chercheur, je n’espérais pas avoir un poste… c’était pour moi l’occasion d’opérer une transition vers cette thématique de l’énergie avec de forts enjeux sociétaux ». Tout en gardant un regard critique : « Je voulais travailler sur les technologies sans tomber dans le techno-solutionnisme », ajoute-t-il.
Autour du pot. Diminuer les émissions de gaz à effet de serre dans la recherche est possible : le collectif Labos1point5 travaille depuis quatre ans à mesurer les émissions et propose des scénarios de réduction dans les laboratoires. Mais l’exercice a ses limites – relire notre analyse sur le recours à l’avion. « À un moment, on va devoir questionner le cœur du métier et se demander quelles recherches on veut continuer dans un contexte d’urgence climatique », prévient Anne-Laure Lizogat, enseignante chercheuse en informatique à Paris Saclay, qui a elle-même également “bifurqué” vers les impacts environnementaux du numérique.
« Je voulais travailler sur les technologies sans tomber dans le techno-solutionnisme »
Daniel Suchet
Toujours honnête. Réorienter ses recherches est un engagement à part entière au même titre que le militantisme ou la prise de parole en publique, selon la philosophe des sciences Stéphanie Ruphy, également présidente de l’Office français pour l’intégrité scientifique (Ofis), qui intervenait ici avec sa casquette de chercheuse. « Personne ne peut décider à notre place. Choisir un sujet avec un enjeu sociétal important ne risque pas de nous faire perdre en impartialité », explique la philosophe en prenant pour exemple la recherche d’un vaccin : le fait de souhaiter ardemment trouver une solution ne fera pas privilégier une hypothèse plutôt qu’une autre.
Sérendipité forcée. Mais avoir des objectifs précis à court terme est-il le meilleur moyen de trouver des solutions sur le long terme ? Les plus grandes découvertes ne sont-elles pas le fruit du hasard au cours de recherches désintéressées ? Une forte orientation sur des enjeux sociaux ne risque-t-elle pas d’appauvrir la recherche ? Ces craintes sont ancrées dans la communauté scientifique, comme en témoigne Daniel Suchet qui souhaite qu’on ne se focalise pas uniquement sur l’utilité des recherches : « Il est important de ne pas rétrécir le champ des investigations ».
« On discute aujourd’hui sur les ruines de l’ESR. La chose dont nous avons le plus besoin est de postes »
Arnaud Saint-Martin
Montrer le chemin. En tant que philosophe, Stéphanie Ruphy remet en cause cet argument de l’imprévisibilité souvent avancé, qui voudrait que la plupart des découvertes majeures soient non planifiées, résultant de programmes de recherche fondamentale libre et désintéressée. Le résultat de ses recherches menées avec Baptiste Bedessem est relativement clair : « L’importation de besoins extérieurs peut favoriser la survenue de l’inattendu, chemin faisant ». Un exemple ? En cherchant à améliorer la couleur des pétunias, des scientifiques ont largement contribué à découvrir le phénomène d’interférence à ARN.
… or Perish. En revanche, les chercheurs ont besoin de bonnes conditions pour faire fructifier l’inattendu. « Le micromanagement, obligeant les chercheurs à dire ce qu’ils auront trouvé dans six mois est extrêmement délétère », analyse la philosophe. Course à la publication, charges administratives de plus en plus lourdes… la dégradation des environnements de travail est inévitablement arrivée dans les débats. « Face aux conditions structurelles qui accélèrent la course à la publication, il ne faut pas filer tête baissée dans la précarisation des postes et financements », alerte Hélène Gispert, historienne des sciences émérite.
« Du discernement sur les partenariats avec le privé, on ne peut pas en avoir en temps de pénurie »
Écran de fumée. Si la fécondité de la recherche n’est pas affectée par le choix des sujets, faut-il continuer à valoriser l’imprévisibilité en science ? C’est l’interrogation de Stéphanie Ruphy à la fin de son exposé. En effet, à qui profite vraiment la recherche fondamentale « désintéressée » ? Les attentes en termes de compétitivité économique sont fortes et les pressions également. Au cours de la seconde moitié du XXème siècle, plusieurs secteurs industriels ont organisé de véritables fabriques de l’ignorance en finançant un grand nombre de recherches afin de détourner les scientifiques du problème qu’ils généraient – le cancer dans le cas du tabac, le réchauffement climatique dans le cas du pétrole – et de noyer le poisson : « Les recherches, prises individuellement, étaient certainement de bonne qualité et impartiales mais a émergé un manque d’impartialité à l’échelle globale », cachant la réalité du problème ».
La fine bouche. Une méfiance légitimée plus tard par le témoignage d’un chercheur au CEA de Grenoble présent dans l’assistance : « Du discernement sur les partenariats avec le privé, on ne peut pas en avoir en temps de pénurie ». Après dix ans de collaboration avec un industriel, plusieurs thèses Cifre et des millions d’euros apportés par l’entreprise, le bilan est difficile à tirer pour cet intervenant. Arnaud Saint-Martin, sociologue des sciences et co-fondateur de RogueESR, abonde : « On discute aujourd’hui sur les ruines de l’ESR. La chose dont nous avons le plus besoin est des postes ».
« Les jeunes d’aujourd’hui devront faire des recherches bas carbone »
Mathieu Bouffard
Tous chauds. Pourtant, des jeunes chercheurs conscients des enjeux climatiques et écologiques, il y en avait dans l’amphi du laboratoire Irène Joliot-Curie en ce mercredi de mai à la température d’ailleurs bien élevée. Des doctorants, mais aussi un postdoc – que nous avions interviewé : Mathieu Bouffard, membre de Labos1point5 qui plaide, parmi d’autres, pour une reconnaissance de l’implication sur ces sujets : « Les jeunes d’aujourd’hui devront faire des recherches bas carbone. Il serait dommage de ne pas recruter les personnes qui ont envie de les faire ».